Chapitre 7-2 : Suppositions

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  Ma crispation dut me trahir, car l'expression de l'asperge changea d'un coup. Une étincelle de culpabilité et de douleur traversa ses traits, mais il se détourna si vite que je n'étais pas sûr de ce que j'avais vu. Un instant de lourd silence passa, puis il me refit face. Toute animosité et hypothétique souffrance avaient disparu de son visage. Comme si ce moment d’égarement n'avait jamais eu lieu, il avait retrouvé son air impassible au regard acéré ; le même qu'il affichait avant l'évocation des Tírnaniennes.

  –Tout cela pour dire que je doute sincèrement qu'il s'agisse d'un cù-sìth, reprit-il. Il y a trop de différences.

  –Alors quoi ?

  –Vous avez dit que les empreintes laissées par la bête sont celles d'un énorme loup. Énorme à quel point ? Les cù-sìth ne font que la taille d'un bœuf.

  –Que la taille d'un bœuf ? répétai-je, incrédule. Vous connaissez des loups encore plus gros ?

  Il opina et la peur passa un doigt glacial sur mon échine.

  –C'est aussi un loup capable de ce genre de boucherie ? (Il acquiesça encore.) Qu'est-ce que c'est ?

  –Un monstre qui ne devrait pas être dans ce pays.

  Mon cœur manqua un battement. Un... monstre ?

  –À quand remonte les attaques ? enchaîna-t-il.

  –Sur la communauté, il y a quarante-deux jours. Elle a attaqué Naomh Pàdraig, le village le plus au nord et elle revient toutes les nuits depuis. Mais dans les semaines qui ont précédé, les chasseurs avaient remarqué que les animaux se faisaient plus rares, dans les bois. Alors elle est peut-être là depuis deux-trois mois… En tout cas, c’est la première fois qu'elle surgit pendant la journée.

  Le nœud de mon estomac se resserra à cette pensée et j'en vins presque à regretter d'avoir mangé. Comment allions-nous faire si aujourd'hui n'était pas une exception ? Si nous ne pouvions plus sortir sans crainte, même sous le regard de Lumen ?

  –Des battues ont-elles été organisées ? continua l'asperge.

  –Une première, au tout début. Les cinq hommes partis sont jamais rentrés. Puis la deuxième, il y trois semaines. Une cinquantaine d'homme sont partis, séparés en groupe de dix. Vingt ne sont pas revenu. Ils ont été massacrés, comme toutes les autres victimes. (Sa mâchoire se contracta.) Bon sang, mais de quoi s'agit-il ? m'exclamai-je en me redressant.

  Je détestai entendre la pointe de peur qui transparaissait dans ma voix, mais c'était plus fort que moi.

  –Je ne peux en être certain avant d'avoir vu les preuves de mes propres yeux, mais vous devriez prier les dieux pour que je me trompe.

  J'attendis qu'il développe, mais il n'en dit pas plus. En temps normal, je ne l'aurais pas laissé s'en tirer à si bon compte, mais j'étais trop fatiguée pour me battre. Qu'il joue à l'étranger mystérieux et qu'il garde ses petits secrets pour cette nuit si ça l’amusait, ça n'allait pas changer grand-chose. En fait, je préférai même me coucher sans en savoir plus. J’avais plus de chance de passer une « bonne » nuit si je n'avais pas de silhouette ou de nom abominable à associer à la créature qui hantait peut-être encore les rues.

  Je laissai donc passer et me tirai jusqu'au coffre contenant les couvertures. Comprenant que je lui préparais un couchage, l'asperge ambulante leva une main pour m'interrompre.

  –Mademoiselle, ce n'est pas...

  –Vous m'avez ramenée ici au mépris du danger et donné un demi-merk. Je vais pas vous laissez coucher à même le planché, même si ça va pas être beaucoup plus confortable. (Les couettes sous le bras, je rabattis le couvercle avec le pied.) Il reste aussi à manger et de l'eau. C'est pas grand chose, mais j'ai pas osé faire cuire quoi que ce soit.

  Il jeta un bref coup d'œil à l'assiette que je désignais, puis passa le grenier en revu. Un muscle de sa mâchoire saillit sous sa peau avant qu’il ne revienne vers moi. C’était un tic ou quoi ?

  –Vous avez bien fait, en effet. Mais pour en revenir au couchage...

  –Pas de mais.

  –J'irais dormir en bas, enchaîna-t-il malgré tout. Rester dans votre chambre n'est pas convenable.

  Alors que j'allais déployer les couvertures, je retins mon geste, puis, lentement, me tournai vers lui.

  –Convenable ? répétai-je.

  Il hocha la tête, l’air foutrement sérieux. Je le fixai un moment, pensant qu'il plaisantait, mais il ne me détrompa pas, au contraire. Il s'enfonça.

  –Aucun de nous n'est marié alors que nous en avons tous deux l'âge. Nous ne devrions même pas être dans la même pièce alors que votre grand-mère...

  Je pouffai. Je plaquai aussitôt une main sur mes lèvres pour contenir mon hilarité, mais le trouble qui s'afficha sur sa tronche fut la goutte d'eau de trop. J'éclatai de rire. Des sons bien trop aigus pour ma voix fusèrent de ma gorge. Mon ventre et mes joues me firent mal en quelques secondes, mais la douleur ne m'arrêta pas. M’esclaffant toujours, je me pliai en deux. Je ne comprenais même pas comment ma seanmhair faisait pour ne pas se réveiller malgré mon boucan. En face de moi, le marche-tige me dévisageait comme si j'avais perdu la tête. Oh qu'elle était loin, l’asperge inexpressive ! Le contraste rendait ses réactions encore plus drôles !

  –Nous... Nous ne devrions pas être dans la même pièce même si ma seanmhair est là car... elle dort ? terminai-je entre deux fous rire. Bons dieux, mais vous sortez d'où ? Avoir besoin que son chaperon soit réveillé pour simplement être dans la même pièce... (Un nouvel éclat de rire m'échappa.) Oh Lumen, on se culbute dès que les autres ont le dos tourné par chez vous, pour en arriver là ?

  Était-ce ma réaction, ma franchise ou mon langage cru qui le choquèrent au point d'entrouvrir sa bouche ? Aucune idée, mais ça me fit rire de plus belle.

  –Sérieusement, vous sortez d'où ? Une connerie pareille, c'est bien digne d'un nobliau.

  –Je ne suis pas noble, rétorqua-t-il dans la seconde.

  Toujours pliée en deux, je ne vis pas son expression et ne fis pas attention au timbre de sa voix.

  –Un notable ou un artiste reconnu, alors ?

  –Un chasseur.

  Je haussai un sourcil sceptique en me frottant les yeux. Il soutint mon regard sans flancher, le sien luisant de nouveau de cet éclat tranchant.

  –Peu importe, capitulai-je en soufflant pour me calmer. Vous pouvez dormir en bas si vous préférez, mais sachez qu'il y aura rien d'inconvenable à rester ici. Dans la campagne, les filles ont rarement un chaperon ; on a pas le temps pour ça. Alors en avoir un qui dort est bien plus que convenable. En plus, j'ai pas prévu de vous sauter dessus pendant la nuit, donc votre vertu a rien à craindre ; je vous le promets.

  Ça ne manqua pas. Ses joues devinrent aussi rouges que ma cape.

  –Que... Ce n'est pas...

  Un sourire en coin aux lèvres, je lui fis un clin d'œil, puis lui balançai les couvertures. Le choc le fit réagir en retard et il les rattrapa avec des gestes si fébriles et paniqués, que je partis d'un nouveau fou rire.

  Un peu plus et on aurait cru que c'était moi que j'avais jeté dans ses bras.

  Une moi bien peu vêtue.

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