Chapitre 11ter-2 : Savon

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  –J’t'avais interdit de sortir, Alizarine. Qu'est-ce qui t'as pris ?!

  Je grimaçai, la culpabilité me nouant la gorge. Avant de s'endormir, Seanmhair m'avait interdit de quitter la maison car elle craignait que le village me fasse payer l'attaque. Une raison tout à fait valable, vu le lynchage auquel j'avais échappé, mais à mon réveil, je n'avais pas pu lui obéir. Nous avions besoin de savoir ce qu'il s'était passé. Alors, j'étais sortie en douce, croisant les doigts pour rentrer avant qu'elle se réveille. Non seulement je n'y étais pas arrivé, mais j'avais en plus oublié de la prévenir avant de partir pour la cueillette. Elle avait dû mourir d'inquiétude en découvrant la maison vide, en ne me trouvant pas ici, puis en apprenant que Lennox m'avait envoyée dans l'antre du fenrir.

  –Désolée...

  –Désolée ? C'est tout c'que t'as à dire ? Ils ont voulu t'brûler pour sorcell'rie, Ali ! Si Feargy avait pas été là...

  La colère de son regard vacilla et toute l'inquiétude qu'elle occultait envahit soudain ses traits. Je me sentis encore plus mal. Les mains tremblantes, elle se saisit de la mienne pour inspecter mon poignet. Celui par lequel on m'avait saisi.

  –Je vais bien, Seanmhair. Comme tu l'as dit, Fearghus était là. Il les a pas laissés faire.

  –Il aurait dû t'sortir de l'auberge dès qu't'y as mis un pied.

  –J't'ai dit qu'l'avais pas vue, Seòlta, marmonna celui-ci. Elle s'était faufilée par la réserve.

  –Et après ? T'aurais pas dû laisser Lennox l'envoyer dans la forêt ! Connaître une fleur magique change presque rien ; tout l'monde continue d'la détester. Sorcha et Ruadh aurait pu...

  –Seanmhair, seanmhair, s'il te plaît, calme-toi. (J’étreignis ses mains tremblantes.) T'en prends pas à lui. Fearghus m'a défendue et il aurait rien pu faire pour changer l'avis de Lennox. On a besoin de ces fleurs. Je pouvais pas refuser. Je voulais pas refuser.

  –Et y avait le gamin, ajouta Fearghus.

  Je l'appuyai d'un franc hochement de tête. Avant même de sortir de l'auberge, j'avais été sincèrement soulagé que Jäger se propose comme escorte. Contrairement à ce qu'avait assuré le maire, je ne le pensais pas du tout impliquer dans cette histoire de fléau et j'avais bien plus confiance en lui qu'en mes compatriotes. Alors qu’il me connaissait depuis moins de vingt-quatre heures, il s'était toujours bien comporté avec moi, beaucoup trop bien – qui bravait le danger pour une inconnue, donnait du « mademoiselle » à une campagnarde ou s'inquiétait de sa réputation ? Mes pairs, eux, me méprisait ou me détestait ; certains plus que jamais suite à l'attaque. Seanmhair n'était pas paranoïaque en affirmant que l'un d'entre eux aurait pu m'accompagner et en profiter pour me tabasser, voire pire. Le fenrir lui aurait fourni l'excuse idéale.

  Était-ce pour cette raison que l’asperge s'était proposé ? Je n'en avais aucune idée. Nous n'en avions pas parlé. Mais sa présence m'avait rassuré et sans lui, je doutais que je serais allée jusqu'au bout de cette cueillette.

  –T'aurais dû voir comment y s'est approché d'Lennox quand il a commencé à menacer ta p'tiote, continua Fearghus d'un ton détaché mais dans lequel perçait une pointe farouche. L'est p't'être épais comme une brindille, l'gamin, mais j'aurais pas donné cher d'Nox si l'avait foutu une claque à Ali ou si t'l'avais choppée pour t'la j'ter dans l'bois.

  J'ouvris la bouche pour le contredire, avant de me raviser. Après avoir vu son comportement digne d'un cat-sìth, je pouvais difficilement affirmer qu'il le surestimait. Je me rappelai aussi parfaitement sa main, nonchalamment posée sur la fusée de son épée, lorsqu’il avait interrompu le maire, ainsi que l'air dangereux qu'il avait affiché en parlant des Tírnaniennes. N'importe quel villageois l'écraserait à coup sûr dans un duel de force brute. Mais dans un vrai combat ? Aucun homme ne m'avait jamais donné cette impression de dangerosité, de prédateur.

  Ma seanmhair jeta un coup d'œil à la porte derrière laquelle l’intéressé s'était retranché au début de mon savon.

  –Vraiment, Seanmhair. Je vais bien.

  Elle ferma les paupières, pris une profonde inspiration. Entre mes doigts, ses mains tremblèrent de plus belle.

  –Seanmhair ?

  Elle récupéra l'une de ses mains et la secoua, comme pour chasser une mouche.

  –C'est rien, lass. Trop d'émotions pour mon vieux cœur.

  Je me mordis la joue.

  –Je suis désolée. Vraiment. Je voulais juste me renseigner sur l'attaque.

  Un timide sourire étira ses lèvres. Elle engloba ma joue et passa avec tendresse son pouce sur ma pommette.

  –Je sais que tu l'es, mo ghrian dorcha. Alors promets-moi d'plus m'faire un coup pareil.

  J'acquiesçai en vitesse. Son sourire se fit plus franc.

  –Bien. Maintenant, qu’on a mis les choses au clair, rentrons. T'as pris assez d'risques pour la journée et c'est pas comme si Feargy avait encore b'soin d'toi pour l'service.

  Mon souffle se coupa ; mon corps se figea. Les yeux toujours plantés dans les miens, ma seanmhair haussa un sourcil, me mettant au défi de la contredire. J'en fus incapable. Seul un pitoyable « comment ? » franchit mes lèvres.

  –J'reste pas enfermée toute la journée dans la maison, Ali, et j'suis pas sourde ou aveugle. Tu crois qu'j'ai pas remarqué qu'tu manges moins ? Que j'entends pas c'qui s'dit dans l'village ?

  Je me sentais si mal que j'aurais préféré retourner dans la forêt et négocier avec les dryades plutôt qu’entendre Seanmhair m’avouer qu’elle était au courant de tout.

  –Si tu savais, pourquoi...

  –J't'en ai pas causé avant ? J'attendais qu'tu l'fasses. (Je déglutis difficilement.) Allons, penses-y pas pour l'moment. On réfléchira à tout ça plus tard.

  Elle me prit par la main et me fit pivoter pour remonter le couloir. Le mouvement me tira de ma morosité.

  –Attends, Seanmhair. On peut pas rentrer tout de suite. Je dois encore aider Jäger à préparer les tue-loups. Et Fearghus t'a pas expliqué ? On doit rester...

  –Si, j'lui ai dit, mais Seòlta a raison, Ali. (Ils échangèrent un regard avant de se reconcentrer sur moi.) L'auberge est pas sûre pour toi, ni aucun autre lieu où les gens vont s’rassembler. Quelqu'un pourrait t'planter pendant qu'tu dors. Vaut mieux qu'tu sois chez toi, avec un peu d'tue-loup.

  Je ne cherchai même pas à le contredire.

  –Et Jäger ? m'enquis-je.

  Si la moitié du village désirait son aide, l'autre moitié le voulait mort. Peut-être encore plus que moi.

  –T'en fais pas pour lui, assura Fearghus. J'parie qui dort avec un couteau sous l'oreiller.

  Sur ce point aussi, je ne trouvais rien à redire. Vu toutes les lames qu'il transportait, le marche-tige devait avoir un poignard de nuit.

  –Très bien, je rentre, mais une fois que j'aurais fini de l'aider. On ira plus vite à deux et je lui dois bien ça.

  Plantant fermement les pieds dans le parquet, je me redressai de tous mes cinq pieds et huit pouces pour montrer que je ne discuterais pas ce point. Ma seanmhair me jaugea, un sourcil haussé. Après plusieurs lourdes secondes, un air aussi espiègle qu'incongru égailla ses traits.

  –T'es sûre qu'tu veux juste l'aider ? Tu cherch'rais pas juste à rester plus longtemps avec lui parce que tu l'trouves enfin charmant ?

  –C'est pas l'un d'nos gars, pis y cause un peu comme un nobliau, mais pour un étranger, y l’a pas une mauvaise tête, convint Fearghus.

  Un grognement irrité remonta de ma gorge, ce qui ne fit que renforcer le sourire de ma seanmhair et rehausser très doucement la bouche de Fearghus.

  –Fais gaffe, gamine, on dirait presque l'ronronnement d'une minette.

  –Oh bons dieux, vous me fatiguez !

  Seanmhait éclata de rire et ce qui devait être l'équivalent d'un sourire pour Fearghus fendit ses lèvres. Marmonnant dans ma barbe, je les plantai dans le couloir et entrai dans la chambre en claquant la porte dans mon dos.

  Mon entrée fracassante fit à peine réagir Jäger. Installé devant la table qu'avait apporté Fearghus et munis de ses gants en cuir, il s'était déjà mis au travail et broyait les tue-loups pour en libérer le parfum toxique et les transformer en pâte facilement applicable sur les portes. Il avait à peine commencé, mais je pouvais déjà en déceler les premières émanations. Je comprenais mieux pourquoi il avait assuré que notre maigre récolte serait suffisante pour protéger une petite vingtaine de bâtiments. Surtout avec les immenses racines des plantes.

  Ragaillardie, je retroussai mes manches... avant de les rabaisser dans la seconde. Jäger ne portait pas de gants par souci de propreté, pas plus que nous en avions mis pour impressionner les dryades durant la récolte. Un trop long contact avec les tue-loups pouvait être aussi toxique qu'en ingérer. Se protéger les mains mais pas les bras était donc d'une stupidité sans nom.

  Mon manège, qui n'avait pas échappé à l'asperge, fissura son air impassible. L'un de ses discrets sourires éclaira son visage tandis que je renfilais mes gants. Toujours concentré sur sa tambouille, il saisit le second mortier, me le tendit, puis le bruit des pillons raclant le fond en bois emplit toute la pièce.

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