Chapitre 13-2 : La flèche

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  Je me retournai dans un sursaut, puis me mangeai la table en reculant. Aodhán se tenait juste devant moi, à à peine deux pas. À cause du bruit du four, je ne l'avais pas attendu approcher. Ma réaction fendit son visage d'un sourire carnassier. Une lueur prédatrice dans les yeux, il plaça ses mains sur le bord du plan de travail, de part et d'autre de moi, m'emprisonnant entre le meuble et son corps beaucoup trop musclé. Avec la couche de sueur qui couvrait sa peau et le feu derrière lui, chaque courbe de ses bras et de son cou monstrueux ressortait. Mon pouls accéléra. Je voulus m'écarter. Il bougea en conséquence.

  –Aodhán...

  –T'as pas répondu.

  –Oui, je suis impressionnée. Tu t'es bien amélioré en deux ans. Maintenant, pousse-toi. Je dois y aller.

  –Aye, aye, tu dois r'tourner à l'auberge et donner ses flèches à la brindille. Mais y a pas l’feu. Surtout qu’on doit encore causer d’un truc. T'sais... (Il se rapprocha encore.) L'truc dont j't'ai parlé, la dernière foi.

  –Y a rien à dire, alors à plus.

  Je me baissai pour passer sous son bras. Sa jambe me bloqua le passage. J'eus du mal à inspirer. Ma gorge venait brusquement de se resserrer, à la fois de colère et de peur. Je repoussai de toutes mes forces ce dernier sentiment, me redressai et foudroyai Aodhán du regard.

  –Refais ça et je te casse les dents.

  Il ricana.

  –C'est ça. Tu t'casseras les doigts avant de m’laisser un bleu. Donc arrête d'faire ta forte tête. On sait tous les deux qu'tu peux plus attendre. Vu qu'le meulage est pas pour aujourd'hui...

  Bien trop vif pour sa corpulence, il glissa une main au creux de mes reins et plaqua mes hanches contre les siennes. Quelque chose de dur se pressa contre mon bas-ventre. Dans la seconde, sa paume tressauta dans mon dos tandis que sa tête partait sur le côté. Je n'attendis pas qu'il comprenne ce qu'il se venait de se passer. J'en avais moi-même à peine conscience. Ignorant la douleur qui pulsait dans mes jointures, je me hissai d'un bond sur la table, repliai mes jambes, puis projetai mes pieds contre son torse. Le choc l'arracha au plan de travail et il recula de plusieurs pas. Une seconde passa avant qu’il me refasse face en se frottant la mâchoire et le regard noir. Sa main se figea sur sa joue lorsqu'il découvrit le couteau pointé dans sa direction. Celui que je glissais dans ma ceinture, chaque fois que je sortais depuis l’assemblée. Seanmhair m’avait peut-être demandé de ne pas envenimer la situation, elle ne me laissait pas sortir sans défense pour autant. Et malgré mon souffle court et mon cœur battant à tout rompre, ma main ne tremblait pas.

  –J'ai dit : y a rien à dire. Alors maintenant, je vais prendre ces putains de flèches et y aller, c'est clair ?

  Sans le quitter des yeux, je tâtonnai la table dans mon dos, à la recherche des traits. Les traits d’Aodhán se durcirent encore.

  –Tu vas y'aller et quoi ? asséna-t-il. T'as plus un rond, alors fais pas ta coincée, Ali. Pose ton couteau et viens là. Comme une bonne fille. J'suis prêt à laisser passer l'coup, vu qu't'es stressée.

  –Je suis pas stressée, putain ! J'ai juste pas besoin de ton argent ! (Bordel, mais où étaient passé ces flèches ?!) J'ai assez pour tenir jusqu'à la disparition du fenrir, donc bouge pas, où que les dieux me soient témoins...

  Aodhán haussa un sourcil condescendant.

  –Ouais, c'est ça. Et j'peux savoir d'où tu l'sors, ton argent ? Personne veut d'toi et aux dernières nouvelles, Fearghus t'as pas r'pris.

  –C'est pas tes affaires.

  –T'es cloîtrée toute la journée dans ta piaule, enchaîna-t-il. T’es sortis que pour ach’ter trois pauv' légumes, chercher d’l’eau ou passer à l’au...

  Sa phrase resta en suspend un instant, puis son air moqueur se désagrégea.

  –C'est lui ? C'est c'te salop'rie d'étranger qui t'as filé des sous ?

  Mes doigts se figèrent sur le trait je venais de trouver. Aodhán n'avait jamais caché les sentiments que je lui inspirai – du mépris, de la raillerie, du dégoût, de l'envie, de la puissance... – mais jamais je n’avais vu son visage se tordre de haine. Une véritable angoisse me saisit les tripes. J'étais seule. Absolument seule avec un stupide couteau de cuisine et une poignée de flèches contre lui et sa musculature de bœuf. Si je ne désamorçais pas la situation...

  –Il m'a rien filé du tout. Je me suis servie.

  –Nan, j'l'ai bien r'garder, c'connard. C'est p't-être un étranger, il est pas con. Y t'aurais gaulé si tu lui avais fait les poches. Si t'as son argent, c'est lui qui t'l'a donné et y a qu'une raison pour qu'un mec paye une meuf...

  –Il a eu pitié de moi. Il t'a entendu la dernière fois, et il a eu pitié de moi. C'est tout.

  –Tu crois qu'j'suis assez con pour gober ça ? T'as fait c'que j'ai dit, t'as fait ta catin, mais avec cette salop’rie d'étranger. J'étais pas assez bien pour toi, c'est ça, connasse ? Tu crois qu'ta putain d'chatte de leth fuil est trop bien pour les Lochcadais ? Tu crois que c'type, c'putain d'phasme, c'est plus un homme que nous ? J'vais t'montrer, moi, c'que c'est un homme, un vrai.

  Mon cœur bondit dans ma poitrine et je pris mes jambes à mon cou. Je n'avais pas trouvé toutes les flèches, mais ça n'avait aucune importance ! Je devais m'éloigner d'Aodhán.

  Je n'avais pas traversé la moitié de la forge que le fermoir de ma cape me rentra dans la gorge. Étranglée, arrêtée nette, je tombai à la renverse. Mon crâne heurta le sol. À moitié sonnée, je lâchai mes armes et restai étendue par terre, immobile, tandis que des bruits de pas résonnaient, de plus en plus proches.

Bouge... Bouge...

  Roulant sur le côté, je me redressai sur mes coudes. Une poigne implacable me saisit le bras et me replaça d’un geste sec sur le dos. Aodhán et son regard cruel envahirent mon champ de vision. L'espace d'un instant, une terreur bien plus grande que tout celle que j'avais ressenti me pétrifia.

  –N... Non...

  Il s'assit sur mes hanches et un glapissement de douleur et d'effroi m'échappa. Toutes les irrégularités du sol s'enfonçaient dans ma chair, son poids me broyait, menaçait de rompre mes os, son sexe déjà dur pesait sur mon bas-ventre.

  La peur me submergea.

  Il n'y eut plus rien de censé ou réfléchi dans mes gestes. Plus rien d'humain. J'étais devenu un animal qui n'avait qu'un seul but : survivre. Je hurlais comme un porc, me tortillais comme un ver, m'arrachais les ongles en le griffant et le frappant comme une furie. Excédé, Aodhán me saisit les poignets et les plaqua au-dessus de ma tête. Une stupide lueur d'espoir fleurit dans ma poitrine. Maintenant qu'il avait les deux mains prises, il ne pouvait plus rien faire !

  Comme si ça allait suffire à l’arrêter !

  Malgré ma lutte, il n'eut aucun mal à glisser mes deux poignets dans la même main pour en libérer une. Celle-ci disparut de mon champ de vision, se saisit de mes jupons.

  Manquant de me déboîter les épaules, je me redressai autant que je le pus et plantai mes dents dans le bras d'Aodhán. Un cri lui échappa alors que le sang explosait dans ma bouche. De surprise ou de douleur, il me relâcha et je parvins par je ne sais quel miracle à m'extirper de l'étau de ses jambes.

  –Salope !

  Il se jeta sur moi, m’attrapa par la cheville et me ramena vers lui d’un geste brusque. De ma jambe libre, je le frappai au visage. Sa prise se relâcha et je me libérai sans attendre, me retrouvant à quatre pattes dans le même mouvement.

  Mais encore une fois, je n'eus pas le temps de me lever. Aodhán me choppa derechef par la jambe et je m'écroulai sur le ventre. Je tentai de me raccrocher au pied de la table, tandis qu'il me tirait de nouveau vers lui, mais il était tout bonnement trop fort et dans cette position, je ne le voyais plus. Je ne faisais que frapper à l'aveuglette.

  –Tu vas payer pour ça. Attends un peu, tu vas m'sentir passer !

  Il m'arracha de ma planche de salut. Mes ongles ensanglantés se plantèrent dans la terre et y creusèrent dix petits sillons vermillon. Les jambes d'Aodhán recommencèrent à encadrer les miennes, comme il les remontait pour retrouver sa place sur mes hanches. Désespérée, je m'agitai de plus belle et mon pied fini par heurter une surface dure. Le choc fut si rude que je crus un instant m'être cassé tous les os des doigts de pieds.

  Mais quelque chose occulta momentanément la douleur. Une chose qui tomba de la table que je venais de frapper.

  Une tenaille.

  Une énergie brute se déversa instantanément dans mes veines. Plus vive que je ne l'avais jamais été, je me tordis le dos pour saisir la pince, puis me retournai brusquement, l'élan décuplant ma force.

  L'outil frappa Aodhán en pleine tempe et l'arracha à moi. Je m'écartai en vitesse avant de me retourner, prête à frapper de nouveau. Je n'en eu pas besoin. Étendu par terre, le visage déjà couvert de sang, mon agresseur respirait, mais ne bougeait pas.

  J'ignore combien de temps je restais là, incapable du moindre mouvement ; mon corps tremblait tellement que je pouvais presque sentir la terre vibrer sous mes fesses et la table dans mon dos. Mais j'étais toujours sous le choc lorsque je me relevai. Dans cet état second, j'eus à peine un regard pour Aodhán. Tout ce qui attira mon attention fut les flèches éparpillées par terre. Une seule avait survécu au chaos.

  Je ne partis qu'après l'avoir récupérée.  

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