Chapitre 16-1 : La bête

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  Dans un hurlement étranglé, je tombai à la renverse alors qu’une énorme forme sombre s'élançait vers la maison. Je me retournai immédiatement et voulus me relever, courir vers la trappe ouverte, mais dans ma panique, je n'arrêtai pas de me prendre les pieds dans ma robe. Je retombai et me traînai plus que j'avançai.

  –Sean... Seanmhair !

  Cette fois – enfin ! –, ma voix porta. La réponse me parvint dans la seconde, teintée d'inquiétude.

  –Lass ? Qu'est-ce t'as ? T'as fait tomber un truc ou c'est toi qu'est....

  Un rugissement effroyable aussitôt suivi d'un choc ébranlèrent toute la maison. Pendant un instant, je ne bougeai pas, tétanisée par l'effroi. Puis, une soudaine vague d'énergie se déversa dans mes veines et je parvins enfin à me relever et à atteindre la trappe.

  En bas, à quelques pas de l'échelle, ma seanmhair se tenait immobile, le regard rivé sur la fenêtre donnant sur le jardin. Malgré les volets fermés et la faible luminosité, une ombre monstrueuse, à peine visible dans le jour entre les planches, dansait à ses pieds.

  Sentant mon regard pesé sur elle, elle leva le nez vers moi et secoua vivement la tête.

  « Bouge pas », articula-t-elle.

  Je ne l'écoutai pas et me retournai déjà pour descendre. Elle secoua la tête de plus belle et agita la main.

  –Arrête ! siffla-t-elle entre ses dents. Reste là-haut ! (Je posai un pied sur le premier barreau.) Ali !

  –J'arrête de descendre si tu montes !

  Un nouveau hurlement éclata. Mon cœur fit une énième embardée et ma parente reporta son attention sur les fenêtres.

  La maison est protégée... La maison est protégée... La maison est protégée... Dès qu'elle en aura fini avec le mouton, elle repartira... Tout va bien se passer...

  Je me répétais ces mots tout en reprenant ma descente et en faisant signe à ma seanmhair de me rejoindre. Mais j'avais si peur ! Je tremblai de tout mon être et osai à peine bouger, comme si le moindre mouvement risquait d’attirer l'attention de la bête. J'étais si lente que je mis deux fois plus de temps à atteindre le rez-de-chaussée. Seanmhair aussi avançait au ralenti, son regard jonglant entre le mur nous séparant du monstre et moi.

  Allez, allez !

  Je lui tendis la main. Ses doigts noueux se posaient sur les miens lorsqu'un nouveau choc qui nous pétrifia toute les deux secoua encore la maison. Un autre s'ensuivit. Puis encore un autre.

  Non, non, non, non... Nous avons de la tue-loup. Il y a de la tue-loup sur la porte ! Il ne peut pas s'approcher !

  Un craquement sinistre retentit.

  Oh Lumen…

  Mon regard paniqué passa de celui tout aussi angoissé de ma seanmhair à la trappe au-dessus de nous en passant par la porte d'entrée et celle du cellier. Où ? Où est-ce qu'on serait à l'abri ? S'il rentrait, qu’est-ce qui l’empêcherait de nous cueillir à l’étage ? Si nous sortions, nous serions complètement à découvert.

  Seanmhair empoigna soudain ma main et me poussa vers l'échelle.

  –En haut, dépêche-toi !

  Sa voix cingla l’air, dépourvu du moindre tremblement alors qu’un nouveau choc retentissait. Son injonction fut si impétueuse que je m’exécutai aussitôt. J’avais atteint la moitié de l’échelle quand je me rendis que j'aurais dû la laisser passer en premier pour mieux l'aider. Je voulus redescendre, mais elle me tapa le pied et empoigna un premier barreau. La maison trembla derechef dans un grondement sourd. Une large fissure apparut dans le mur.

  Non, non... Allez...

  Je m'empressai de monter tout en surveillant la progression de Seanmhair, me hissai à travers la trappe.

  Le mur explosa.

  Un cri jaillit de ma gorge. J'eus à peine le temps de voir une la forme sombre fondre dans la maison qu'elle percuta l'échelle et ma seanmhair de plein fouet. L'échelle fut arrachée du grenier. Les barreaux se dérobèrent sous mes pieds et s'empêtrèrent dans mes chevilles. Je m'écroulai sur le plancher, me sentis glisser dans le vide. Paniquée, je cherchai à me retenir, mais sans la moindre prise, je finis par tomber.

  J'eus à peine conscience de me précipiter vers le sol que mes pieds le heurtèrent, aussitôt suivi du reste de mon corps. Une douleur effroyable éclata dans mes tibias et mon coccyx. M'écroulant sur le côté, je fermai les yeux et portai une main au bas de mon dos. Le gémissement qui accompagna mes gestes fut noyé sous des bruits de casses, de déchirements, et des grondements semblant venir tout droit des entrailles de la terre.

  Seanmhair !

  Serrant les dents pour occulter la douleur, je rouvris un œil et la trouvai.

  Aux quatre coins de la pièce.

  Un... bras traînait juste à côté de moi. Un autre morceau était tombé à côté de la cheminée, un autre encore au milieu des débris de la table.

  Et la bête, ce monstre encore plus terrifiant que dans mes cauchemars, n'en avait pas fini. Son gigantesque corps lupin, plus noir que son ombre, occupait la moitié de la pièce et heurtait le plafond à chaque mouvement. Et elle n'arrêtait pas de bouger ! Ses pattes, doté de griffes aussi longue que mes doigts, et sa mâchoire aux crocs aussi longs que ma main, s'abattaient encore et encore sur ma seanmhair. Une mare de sang se répandait sur le parquet ; elle atteignit la chaussette que nous avions fini ensemble et cette dernière passa du jaune au rouge carmin. Des tripes et autres fragments de corps s'écrasaient sur les murs, sur le sol. L'un d'eux me frappa la cuisse avant de tomber par terre dans un bruit spongieux.

  J'aurais dû m'enfuir. Courir le plus loin possible de cette boucherie. Chercher de l'aide. Trouver un refuge. Mais je ne pouvais même pas m'en détourner. Ni fermer les yeux. Ni respirer. Mon corps ne me répondait plus et mon esprit s’était bloqué sur le massacre à quelques pas de moi. Ils m'obligeaient tous deux à assister à ce bain de sang, à déployer mes sens, à noter le moindre détail ; les tressautements qui agitaient le corps réduit en pièces de ma seanmhair, le craquement sec de ses os qui se brisaient dans la gueule impitoyable du monstre, la mare de sang qui se propageait à ses pattes, le mélange d'odeur ferreuse et d'effluves sauvages qui saturait la pièce...

  Et d'un coup, la bête se tourna vers moi.

  Je n'eus pas le temps de comprendre ce qu'il se passait. L'espace d'un instant, une gueule démesurée, dégoulinante d'écarlate et rehaussé de deux billes à l'éclat cruel tout aussi rouge envahit mon champ de vision, puis celui d’après, la douleur éclata. Un incendie me ravagea le visage, l’épaule et la poitrine. Le coup me projeta par terre et ma tête percuta le sol de plein fouet. Un voile trouble et carmin tomba devant mes yeux.

  Tandis qu'un misérable couinement franchissait mes lèvres, la bête ouvrit la gueule. La lueur des flammes souligna le tranchant de ses crocs sur le point de se refermer sur moi. Incapable du moindre mouvement, je fermai les paupières et cet infime mouvement et mes larmes ravagea mon visage de plus belle.

  Un sifflement fendit l'air au même instant.

  Presque aussitôt, ce son s'arrêta net. Alors que l'haleine métallique et rance du monstre envahissaient mes narines, un hurlement de douleur bestial vrilla mes tympans. Les relents faiblirent ; le sol trembla sous mon corps. À deux doigts de perdre connaissance, je rouvris les paupières.

  Le fenrir avait reculé de plusieurs pas et agitait sa tête dans tous les sens. Quelque chose en dépassait, au niveau de son œil. Une tige longue et fine, terminé par des plumes.

  Une flèche.

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