Chapitre 11bis-1 : Cueillette

7 minutes de lecture

  Jäger s'était trompé. La forêt n'était pas en train de dépérir.

  Elle était déjà morte.

  Aucun oiseau ne chantait et ne virevoltait entre les branches. Aucun insecte ne bourdonnait et ne voletait devant nos yeux. Aucun renard ne ricanait ou ne farfouillait dans les buissons. Aucun lièvre ne s'enfuyait ou ne tapait des pattes à notre approche. Aucun écureuil ne couinait et ne courait le long des arbres...

  J'avais beau tendre l'oreille et scruter notre environnement, il n'y avait rien. Pas un bruit. Pas un mouvement. Même le vent avait cessé d'agiter la frondaison.

  Cette dernière, si m'avait paru inquiétante de loin, n'était en réalité plus que l'ombre d'elle-même. Les conifères devaient avoir perdu la moitié de leurs aiguilles. Les arbres décidus, qui auraient dû recommencer à bourgeonner, ne présentait pas le moindre bouton. Toutes les branches étaient affaissées. De larges pans d'écorce se décrochaient des troncs. La brume s'enroulait autour de leur corps comme un linceul...

  Même les odeurs semblaient s'être dissipées ! Il ne restait que celle de la terre et des feuilles mortes qui crissaient sous nos pas.

  Un tombeau à ciel ouvert... Voilà où nous avions mis les pieds.

  Cette impression m'angoissait à tel point que je commençais à avoir du mal à respirer, alors que nous n’avions pas franchi l’orée depuis deux minutes. Sans parler du fenrir et des dryades hostiles, cette situation aurait suffi à me donner des sueurs froides. Mais nous devions en plus nous méfier d'eux et cet environnement ne faisait rien pour nous aider. Pire, il exacerbait notre présence ! Le bruissement des feuilles mortes et le craquement des branches sous nos semelles, nos souffles haletants, nos corps mouvants, le brouillard qui roulait autour de nos jambes à chacun de nos pas… Tous ces signes se retrouvaient décupler, se propageaient dans toute la forêt. Nous aurions pu hurler au fenrir que nous étions là que nous ne l'aurions pas mieux averti.

  Je m'étais si persuadée qu'il allait surgir d'une seconde à l'autre que mon regard sautait de façon frénétique sur tout ce qui nous entourait, à sa recherche : buisson, branches, tronc affaissé, sapin, feuilles mortes, buisson, fougère, rocher, racine, visage...

  Visage ?

  Je me figeai et revins immédiatement en arrière. Dans mon dos, quelqu'un couina alors que toute chaleur me quittait.

  Je n'avais pas rêvé. Un visage féminin se découpait bien dans l'écorce d'un tronc. Et ses yeux – par Lumen, ses yeux ! – bougeaient, passaient sur chacun d'entre nous, nous étudiaient. Ruadh et moi braquâmes immédiatement nos arcs vers cette apparition.

  Qu'est-ce que c'était ? Une dryade ? C'était à ça qu'elles ressemblaient ? Si c'en était bien une, pourquoi se montrait-elle ? Allait-elle nous attaquer ou est-ce qu'elle nous observait, tout simplement ? Comment étions-nous censés savoir à quel camp elle appartenait ?

  Quelque chose se posa sur ma main. Je sursautai dans un mouvement de recul, mais le poids ne disparut pas. Je baissai les yeux.

  Une main gantée et armée de deux flèches reposait sur la mienne.

  Alors qu'elle appuyait légèrement dessus, m'incitant à baisser trait et arc, je relevai le menton et me retrouvai face au profil de son propriétaire.

  Quand est-ce que Jäger s'était approché ? Il avait plusieurs pas d'avance sur moi et je n'avais rien entendu.

  Tout en continuant à guider mon arme vers le bas, il fixa la dryade encore un instant, puis son attention glissa vers moi, avant de dériver vers Ruadh et Sorcha. Il secoua la tête avant d'articuler « Avec nous ».

  –Comment tu sais ? murmura le bûcheron, si bas qu'on l'entendit à peine, son regard et sa flèche toujours rivés sur l'esprit dans l'arbre.

  –Rien ne bouge, répondit Jäger, encore plus bas.

  Puis, redevenant aussi muet qu'une carpe, il nous indiqua de nous remettre en marche. Je déglutis avec difficulté, puis je jetai un dernier coup d'œil à la dryade, juste à temps pour la voir disparaître dans le tronc. Un frisson me dévala l'échine. Je m'écartai de l’arbre, sans m’en détourner. Mais je sentis alors le poids d’un regard sur mes épaules et pivotai sur mes talons. Les yeux de Jäger, qui me fixaient avec intensité, happèrent aussitôt les miens.

  –Voulez-vous revenir sur nos pas ? me demanda-t-il au bout de quelques secondes et toujours aussi bas.

  Un « OUI ! » tonitruant se rua vers ma bouche, mais je le ravalai à la dernière seconde. Je savais dans quoi je m'engageai en pénétrant cette foutue forêt ; je n'allais pas rebrousser chemin au premier problème ! Problème qui n'en était pas un, en plus, puisque la dryade ne nous avait rien fait ! Il fallait juste que je me calme. Que j'arrête de sursauter pour un rien. Que je me concentre sur notre objectif.

  Tout en me répétant ces mots, je secouai la tête. Jäger reposa la question au reste du groupe et après une brève réflexion, les deux refusèrent à leur tour. L'asperge reporta alors son attention devant nous et, d'un habile jeu de doigts, fit tourner les deux flèches entre ses doigts. La première se retrouva aussitôt entre son indexe et son majeur, encochée sur la corde de son étrange arc double, et la seconde entre son annulaire et son petit doigt, dirigée vers le bas. La fluidité et la rapidité de ce geste m’apaisèrent un brin. Je n'avais jamais vu quelqu'un tenir deux traits en même temps, mais vu la facilité avec lequel il venait de les manipuler, ça devait être une habitude. Il devait le faire pour enchaîner deux flèches à toute vitesse, au lieu de perdre du temps à chercher la deuxième dans son carquois.

  Ma nervosité s’apaisa encore d’un cran en voyant Jäger prendre le temps de passer notre environnement en revue, au lieu de se remettre tout de suite en marche. Il l’avait aussi fait avant d’entrer dans la forêt mais il se trouvait devant moi, à ce moment-là. Je n’avais pas pu voir son expression. Cette foi-ci, rien ne me la masquait : c’était la même expression sombre, presque dangereuse qu’il avait eu durant l’attaque et lorsqu’il m'avait interrogé sur la bête, avec un regard brillant, acéré, sans aucune trace de peur. Et visiblement imperturbable, car Sorcha s'approcha de nous et les bruit de ses pas n'attirèrent pas du tout l'attention du chasseur, comme s’il savait pertinemment ce qui en était à l’origine. Il ne nous jeta qu'un coup d'œil pour me demander d'un geste du menton si nous devions bien reprendre tout droit. Je hochai la tête et il rouvrit la marche sans hésiter.

  Je le laissais retrouver ses quelques pas d'avance avant de lui emboîter le pas, mais m'arrêtait presque aussitôt, frappée par le silence : le tapis de feuilles mortes et de branches bruissait à peine sous les semelles de Jäger. Entrer dans la forêt n'avait rien changé à sa nature discrète. Au contraire. Maintenant que je m'en rendais compte, j'avais l'impression que ça l'avait exacerbée. Jamais encore, je n'avais vu quelqu'un se déplacer comme lui ! En plus d'être toujours souple et silencieux, son pas était devenu légèrement louvoyant, comme s'il contournait des obstacles sans vouloir s'éloigner de sa route, alors que rien ne se dressait devant lui. Il ne se tenait plus aussi tout à fait droit : les genoux constamment fléchis et le buste légèrement incliné, il semblait prêt à bondir à tout instant.

  Couplée à son regard tranchant, cette démarche vigilante, aux pas mesurés, mais sûrs, presque dansante, dégageait quelque chose de félin... d'animal.

  Si j'avais eu encore le moindre doute sur sa nature de chasseur, il s'envola en cet instant.

  Jäger n'avait peut-être rien de l'ours auquel les villageois s'attendaient de la part d'un homme qui chassait régulièrement, mais contrairement à nous, il ne détonnait pas dans cette forêt. Il s'y fondait. Alors que c'était la première fois qu'il y mettait les pieds, il savait où les poser pour ne pas faire de bruit, reconnaissait les sons qui y étaient étranger, avait interagi avec les dryades, savait identifier en un clin d’œil celles qui nous étaient hostiles...

  Alors que nous pouvions à tout moment nous retrouver face à la bête, un fléau des dieux, il restait parfaitement calme...

  Un prédateur parmi les prédateurs. Voilà ce qu'était Jäger. À l'image du cat-sìth, tout en souplesse et en discrétion, il ne dégageait rien de menaçant, mais se révélait bien plus dangereux qu'un ursidé.

  Presque autant qu'un cù-sith.

  J'avais parfaitement conscience que ça ne changeait rien à notre situation, que face au fenrir, Jäger repasserait du cat-sìth mortel au marche-tige inutile et que nous nous ferions tous bouffer. Pourtant, ce constat me rassura. À défaut de pouvoir compter sur lui pour abattre la bête, nous pouvions compter sur lui pour nous éviter cette confrontation.

  M'appuyant sur cette conviction, je finis par lui remboîter le pas. Mes jambes tremblaient encore, mais mon regard ne bondissait plus d'un arbre à l'autre avec frénésie, mon souffle n'était plus aussi erratique. Je me forçai à imiter l'asperge, à prendre le temps d'observer notre environnement, de regarder où je mettais les pieds, à ne pas réagir au moindre bruit, à écouter ce qui m'entourait. Même si ce n'était pas une grande réussite – j'étais à peine moins bruyante et ne distinguais toujours rien – j'avais enfin l'impression de ne plus sentir le souffle de Zirka sur ma nuque, d’avoir un semblant de contrôle sur la situation.

  Du moins, tant que les dryades ne se manifestaient pas.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Asa No ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0