Chapitre 17-1 : Vide

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  Un brouhaha indistinct. Une faible lueur. Une lourdeur diffuse...

  L'une après l'autre, ces sensations percèrent l'obscurité qui m'entourait et la dissipèrent peu à peu. Un épais brouillard se dissimulait derrière. Trop faibles pour le contenir, il finit par engloutir les ténèbres et me happa avec elles. Ni le bruit toujours trouble, ni la lumière plus intense, ni le poids qui m'écrasait ne purent alors m'en tirer. Je flottai dans cette brume, oscillant à cette frontière entre conscience et inconscience. À l'approche de la première, je tentais d'ouvrir les yeux, en vain. Mon corps ne parvenait qu'à produire une faible plainte. Elle était si fragile que je m'entendais à peine. Mais un bruit lui répondait dans la foulée. Ce dernier s'atténuait comme je repartais vers l'obscurité, avant de revenir, plus distinct, jusqu'à former un mot :

  –Ali ?

  Je vacillai à nouveau, puis trouvai la force de soulever faiblement mes paupières. Ça ne changea pas grand-chose. Tout m'apparut d'un blanc brumeux. Je dus ciller plusieurs fois avant de voir une silhouette tricolore se découper au-dessus de moi.

  Seanmhair ?

  Non... Ce n'était pas elle. L'ombre était trop large. Comme je continuais à fluctuer, elle s'estompait avant de se redéfinir. Plus de détails m'apparaissaient alors. Des ondulations se dessinaient dans la masse flamboyante qui culminait la silhouette, le carré d'un visage dans la zone blanche, la raideur d'épaules puissantes dans la part sombre. Puis le visage se sculpta : un nez busqué s'éleva, la mâchoire s'avança, d'épais sourcils roussis se détachèrent du teint pâle, deux billes vertes en émergèrent, puis une bouche tournée vers le bas se profila, conférant à l'ensemble un air renfrogné... familier...

  –Fe... Fearghus ?

  Le nom sortit dans un souffle inarticulé, presque inaudible. Un profond soupir lui répondit pourtant. Les épaules s'affaissèrent ; le pli des lèvres se releva.

  –Aye... Aye, gamine. C'est moi. (Quelque chose se referma sur mon bras.) C'est Fearghus. Bons dieux, qu’est-ce tu m’as pas fait comme frayeur... Comment tu t'sens ? T'as mal ? T'as soif ? Tu veux manger un truc ? Tu veux pisser ? Tu peux parler ?

  –Hum...

  –Hum quoi ?

  –Chais pas...

  Je ne savais même pas à quoi j'avais essayé de répondre. Toutes ses questions s'étaient mélangées. Je n'avais pas réussi à en retenir une seule. Pourquoi je n'arrivais pas à me concentrer ? Alors que j'étais réveillée, mes pensées restaient tellement brumeuses... Et ma bouche pâteuse...

  –Trop... Trop bu ?

  –Quoi ?

  –Ma tête... (Je voulus lever une main pour la porter à ma tempe, mais elle refusa de bouger.) J'arrive pas...

  –T'arrives pas à réfléchir ? (Je confirmai d'un nouveau hum.) Ça doit être l'laudanum. Le doc-soldat t'en as filé une dose de ch'val. Avec tes factures et tous les points qu'y t'fallait...

  –Les points ?

  Les lèvres de Fearghus retombèrent dans un pincement prononcé.

  –Pour tes blessures, gamine... On a essayé d'te donner des potions d'régénération. L'gamin, il en avait deux et y disait qu'ça march'rait p't'être, parce que c'était des potions très puissantes. Mais ça a rien fait du tout.

  Mes blessures ? Quelles blessures ? Je n'étais pas blessée. Je n'avais pas mal. Je me sentais juste vaseuse et lourde.

  –On t'a rafistolée comme on a pu, continua Fearghus, mais tes blessures... C'est du sérieux. Même si l'doc-soldat s'est occupé d'toi, tu vas p't'être plus pouvoir t'servir d'ton bras. Et tu vas avoir d'sales cicatrices

  –Hum...

  S'il le disait...

  Fatiguée d'être sur le dos, je fermai les yeux et cherchai à me retourner. Une main repoussa aussitôt mon épaule.

  –Non, bouge pas. Tu vas t'fraire mal.

  Ces mots se perdirent dans les méandres de mon esprit. Juste avant que sa grande paluche m'arrête, je l'avais fait moi-même, troublée par un tiraillement au niveau de mon autre épaule et ma poitrine. Mon souffle se fit plus court tandis que le fantôme d'une douleur bien plus intense me revenait en mémoire.

  –Ali ?

  Mes mains se mirent à trembler. Je voulus en porter une là où j’avais eu mal, mais une vague douleur fusa dans mon bras et elle refusa de bouger. L’air me parvint encore plus difficilement. Je retentai une nouvelle fois, sans plus de succès, avant d’essayer avec la gauche. Celle-ci m’obéit, même si elle me paraissait horriblement lourde.

  Fearghus me retint avant que je la pose sur ma poitrine.

  –Alizarine...

  Mon pouls s'emballa. Même s'il m'avait encore arrêté, je m'étais crispée et ma tension réveilla une douleur bien réelle. Le voile qui couvrait celle de mon souvenir se leva et le feu qui m'avait ravagé se rappela à moi dans toute sa violence. D'autres réminiscences se bousculèrent à sa suite. Un monstre façonné dans la nuit. Des griffes gigantesques. Des crocs plus grands encore. Un hurlement capable de tuer sur place. Des yeux reflétant les flammes du Brasier. Le sang.... Tellement de sang.

  –Eh, gamine. Calme-toi. C'est fini. La bête est morte ; l'gamin l'a tuée. Pis t'es à l'abri. R'garde. (Il balaya la pièce d'un geste.) Tu r'connais ?

  Je suivis le mouvement de sa main, mais non, je ne reconnaissais rien et n'arrivai pas à me calmer. Les souvenirs de l'attaques continuaient à remonter, à me faire revivre tout ce qu'il s'était passé. Je commençais à avoir vraiment du mal à respirer. Et soudain, des yeux débordant de tristesse et de peur s'imprimèrent au fond des miens. Mon regard se mit à sauter dans tous les coins de la pièce.

  –Sea... Seanmhair...

  Où était-elle ? Elle aussi... Elle aussi avait été blessée par la bête.

  Un lourd silence suivit mon murmure paniqué. Je finis par ramener mon attention sur Fearghus. Son air bourru avait disparu, remplacé par une expression peinée que je ne lui avais jamais vu.

  –L'était d'jà trop tard pour elle.

  Je secouai la tête.

  –Non… Non, tu mens. Où est… Où est-ce qu’elle…

  –Ali…

  Secouant toujours la tête malgré les élancements de plus en plus vifs de mon visage et au-dessus de ma poitrine, je voulus me lever. Puisqu’il ne voulait pas me dire où elle était, j’allais la trouver moi-même ! Mais un incendie éclata dans mon épaule et je retombai contre le matelas dans un cri. Fearghus bondit aussitôt sur ses jambes, faisant trembler le sol.

  –Bons dieux, Ali. Je sais qu’c’est dur, mais calme-toi. Tu vas t’faire mal.

  –Alors vas chercher Seanmhair ! Je t’en prie, cherche-la.

  Ses épaules s’affaissèrent alors qu’il retrouvait son air peiné.

  –J’peux pas.

  –Si… J’ai… J’ai besoin…

  –J'suis désolé.

  Sa voix ne fut qu’un murmure, mais la fatalité de son ton me heurta aussi sûrement que s’il avait hurlé. Ma vue se brouilla d’un coup, une longue plainte remonta ma gorge, puis j'éclatai en sanglots. Mon visage tordu de désespoir et le haut de mon torse me brûlait, mais ce n'était rien comparé à la douleur qui me ravageait de l'intérieur. Une plaie béante s'était ouverte à l'emplacement de mon cœur. Des serres s'y plantèrent pour me l'arracher ; un gouffre sans fond le remplaça. Je le sentis m'aspirer, me dérober toute chaleur, me priver d'air, me noyer...

  Seanmhair ne pouvait pas être morte... Elle ne pouvait pas avoir été réduite en pièces. Elle m'avait fait de bons petits plats. Elle m'avait tenue sur son giron comme quand j'étais petite. Nous avions plaisanté et tricoté ensemble toute la soirée. Je devais dormir avec elle. J'avais encore besoin d'elle... Elle ne pouvait pas...

  Elle ne pouvait pas...

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