Chapitre 18 : Noyade

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  À bout de force, je finis par m'effondrer dans les bras de Fearghus. C'était la première fois que je m'endormais sans laudanum et la douleur ne tarda pas à me réveiller. J'essayai de l'ignorer, de retomber dans ma torpeur, mais les élancements s'intensifièrent. N'en pouvant plus, je finis par appeler Fearghus. Devant l'absence de réponse, je me tirai difficilement hors du lit, puis jusqu'à la porte.

  –Fearghus ? répétai-je.

  Toujours rien. Il n'y avait pas un bruit dans l'auberge ; tout le monde devait déjà dormir. Après avoir récupéré la couette pour me couvrir, je quittai la chambre et pris la direction de son logement, accessible depuis la réserve.

  Finalement, je n'eus pas à aller aussi loin. Je trouvai Fearghus une fois en haut des escaliers : armé de son éternel air bourru, il nettoyait une choppe derrière le comptoir. Son expression ne varia pas d'un iota quand il me remarqua.

  –Qu'est-ce tu fais d'bout, gamine ?

  –Je te cherchai, marmonnai-je pour éviter d'ouvrir la bouche. J'ai besoin de laudanum.

  –T'as mal ? (J'opinai.) J'vais t'chercher ça. Assieds-toi.

  Je n'avais pas trop envie de m'attarder, de peur de croiser quelqu'un d'autre, mais mes jambes me tenaient à peine et la salle était déserte. Alors je descendis les escaliers et gagnai le comptoir tandis qu'il disparaissait dans la réserve. Je me hissai péniblement sur un tabouret. Dieux que je détestais me sentir aussi faible. Par réflexe, je voulus me passer les mains sur le visage ; les muscles de mon bras blessé s'étaient tout juste contractés qu'un sifflement de douleur m'échappa. J'en vins presque à arracher la fiole à Fearghus, lorsqu'il me la tendit, et la vidai d'une traite. Alors que je poussais un profond soupir en sentant la douleur s'envoler, Fearghus compléta l'effet analgésique avec un breuvage de son cru : d'un geste maîtrisé par des années de métiers, il fit glissé une choppe pleine qui s'arrêta juste devant moi.

  –Merci, soupirai-je.

  –Tu veux aussi un truc à bouffer ? Y reste d'la soupe.

  –Pourquoi pas.

  Il tapa deux fois sur le bar pour me faire savoir qu'il avait entendu, puis disparut dans la cuisine pour en revenir avec trois assiettes remplies à ras-bord.

  –Euh, Fearghus...

  –T'as perdu du poids, Ali, faut qu't'en reprennes. Il aime pas ceux qu'ont qu'la peau sur les os.

  Mon verre se figea à mi-chemin de mes lèvres.

  –Quoi ?

  –Bah oui : si t'es qu'un sac d'os, y a pas grand-chose à bouffer et mettre en pièces. C'est pour ça, faut qu'tu t'remplumes. Ce s'ra plus drôle pour lui.

  Un doigt glacial me dévala l'échine.

  –Plus drôle pour qui ?

  Déposant les assiettes devant moi, il me désigna du menton un point dans mon dos. Je me retournai aussitôt. Mon cœur sombra.

  Toutes les tables avaient disparu de la pièce. À leur place, des corps réduits en charpies jonchaient le sol, ne laissant pas une latte de visible. Du sang dégoulinait des fenêtres, ruisselait dans les escaliers et depuis la coursive. Le bruissement de la chair qu'on déchire et le craquement des os qu'on brise emplissaient le silence de la nuit. La puanteur du sang et des viscères saturait celle de sueur et d'alcool normalement incrustée dans les murs. Et couché au milieu de ce charnier se trouvait un loup gigantesque en train de mettre en pièces ce qui devait autrefois être Lennox.

  Comme s’il avait senti regard se poser sur lui, le fléau releva la tête, la gueule débordant de boyaux, et ses yeux plongèrent dans les miens. L'effroi me submergea. À peine consciente de mes propres gestes, je descendis du tabouret et me retournai pour fuir. Je me heurtai immédiatement au comptoir, dont j'avais oublié l'existence.

  –Un souci, gamine ?

  –Fear...

  J'eus un violent mouvement de recul. La moitié de son visage avait été arraché ; de larges coulés carmin se déversaient de son cou lacéré ; ses tripes pendaient de son ventre ouvert ; au lieu de son torchon, il essuyait le bar avec les lambeaux de chair qui pendouillaient de son bras.

  Face à mon silence, il pencha la tête sur le côté, agrandissant les entailles de sa gorge. L'éclat blanc de ses vertèbres apparut.

  –Ali ?

  Pantelante, je m'éloignai du comptoir avant de pivoter vers la bête. Cette dernière laissa tomber les boyaux de Lennox et lécha ses babines ensanglantées, ses sinistre prunelles toujours rivées sur moi. En la voyant se redresser, je pris mes jambes à mon cou et me précipitai vers la sortie.

  Je n'avais pas fait trois pas que je trébuchai. Dans un cri, je tombai au milieu des cadavres. Le sang gicla tout autour de moi, me rentra dans la bouche. Horrifiée, je me redressai, crachai tout ce qui avait pu franchir mes lèvres et cherchai à m'éloigner des dépouilles. Mais quelque chose retenait ma jambe. Toute chaleur me déserta lorsque je compris que je n'étais pas tomber en me prenant les pieds sur un morceau de corps ni en glissant dessus. Un étau s'était refermé autour de ma cheville. De plus en plus terrifiée, je me retournai pour m'en libérer et me figeai en plein mouvement.

  C'était une main.

  Une main tâchée par la vieillesse et marquée d'une multitude de petites cicatrices.

  –Mooooo ghriaaaaan dorchaaaaa...

  Les larmes envahirent mes yeux alors que ma seanmhair émergeait de la mer de cadavres, comme un pantin redresser par un marionnettiste. Son corps brisé, à moitié dévoré, n’aurait jamais dû pouvoir tenir debout. Pourtant, elle était bien là, dressée sur ses jambes brisées, un morceau de tête en moins, le buste tordu dans un angle inhumain, et souriante. Le masque carmin qui recouvrait son visage faisait ressortir tous l’éclat de cette risette et de ses yeux verts, aussi malicieux que dans mon souvenir.

  –Où tu vas comme ça, lass ? Tu viens d'arriver. Tu vas quand même pas partir tout d'suite, hein ?

  –Mais oui, reste avec nous, misala(1) !

  Ce surnom me priva d'air. Je ne voulais pas voir la personne qui l'avait formulé, mais mon corps ne m'obéissait plus et se tourna vers elle. Vers ma mère. Ce qu’il en restait. C’est à peine si je la reconnus. Sa peau d’un brun chaud avait viré au gris et était dangereusement tendue sur ses os, alors qu’elle avait toujours été bien en chair, avec des formes généreuses. Des vers grouillaient dans cette chair putréfiée. Son incroyable chevelure frisée, qui m’avait toujours fait penser à un nuage d’orage, s’était désagrégée, réduite à quelques touffes éparses. Ses prunelles d’un noir d’encres, sur lesquelles se reflétait si bien son feu intérieur avait disparu : alors qu'un tendre sourire fendait ses lèvres bien trop fines, seules deux orbites vides me fixaient.

  –Du bist so erwachsen geworden(2) ! s'exclama-t-elle avec joie, des vers dégoulinant de sa bouche. Regarde-là, bär(3), n'est-elle pas devenue magnifique ?

  Un autre corps se releva à ses côtés. Mon père. Je ne le reconnu qu’à ses yeux, dont j'avais hérité. Le reste de son corps n'était plus qu'un amas de chair déchiquetée méconnaissable. Ce qui restait de ses lèvres s'étira bien trop loin, fendant son visage de part et part et faisant couler du pus le long de son menton.

  –Aye, confirma-t-il d’une voix d’outre-tombe, dans laquelle résonnait un millier de hurlements. Elle est magni...

  La patte du fenrir s'abattit sur lui. Le sourire de mon père ne vacilla pas alors qu'il se faisait écrabouiller comme une pomme pourrie. Du sang et de la chair m'éclaboussèrent. Dans un cri strident, je tentai à nouveau de me libérer tandis que la bête continuait à avancer à pas lent. Une large main se referma sur mon poignet.

  –...fique, termina mon père, tout contre mon oreille. Mo wee nighean dubh(4)...

  Je le repoussai dans un hurlement, donnai un coup de pied à ma seanmhair. L'un et l'autre explosèrent, mais leur chair roula ensuite sur les autres corps pour se reformer.

  –Mo wee nighean dubh, répéta mon père en me reprenant la main. Comme tu m'a manquée.

  –Ne pleure pas, lassie. C'est fini. Nous allons rester ensemble, maintenant.

  –La bête va nous rassembler.

  –Non ! Arrêtez ! Laissez-moi… Laissez- moi !

  Je me débattis de toute mes forces, mais j'avais beau les repousser, leur chair s'amassait pour leur redonner vie. Ma mère, mon père, ma seanmhair. Ils furent bientôt tous sur moi. Puis Fearghus jaillit à leur côté. Ainsi qu'Aodhán, Lennox, père Iain, Luned, Devan, Sorcha, Ruadh, Riann,... Je n'arrivai plus à les repousser. Leurs doigts osseux s’étaient plantés dans ma chair. Ils me tiraient vers l’arrière, m’enfonçaient dans la mer de cadavres. Du sang me rentra dans la bouche, par le nez. Je n’arrivais plus à respirer.

  –Reste avec nous, gamine.

  –C'est là qu'est ta place.

  –Mademoiselle...

  –Allez, Ali...

  –Lâchez-moi !

  –T’as oublié ? On doit dormir ensemble, mo ghrian dorchaaaaa

  –Mademoiselle...

  –Mo wee nighean dubh…

  –Je vous en supplie, lâchez-moi !

  –NicConall !

  –Allez, misala, rejoigns-nous !

  –Crève, sale leith fuil !

  Ses mots jaillirent des lèvres d'Aodhán, soudain juste devant moi. Il les hurla si fort que sa bouche se déchira, dévoilant la bête cachée à l'intérieur.

  –Non… Non !

  –Alizarine !

  Alors que la mer de sang se refermait sur moi, le fenrir jaillit hors d’Aodhán et fondit sur moi, tous crocs sortis.

  –NON !

  –Alizarine, réveillez-vous !

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(1) Souricette

(2) Tu as tellement grandi !

(3) Ours

(4) Ma petite fille aux cheveux noirs

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