Chapitre 22-1 : Retour

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  Puisque Jäger avait des potions de régénération défiant toute catégorie, peut-être détenait-il aussi des potions de vérité. Ce serait le moyen le plus simple et le plus rapide de découvrir qui était le coupable. Cependant, je ne me risquais pas à lui poser la question. Il était trop intelligent ; il comprendrait tout de suite mes intentions. Déjà, quelque chose changea dans sa façon de m’observer, alors que ma résolution venait tout juste de s'ancrer en moi. C'était à peine visible – une légère variation au fond de ses prunelles –, mais bien là. Mon expression avait dû se modifier, se refroidir. Lorsqu'il me demanda si quelque chose n'allait pas, je secouai la tête, prétextant que ce n'était que mes blessures qui m'élançaient et la fatigue qui se faisait ressentir. Je ne sais pas s'il me crut, mais il récupéra une petite fiole sur la table de nuit et me la tendit : ma dose de laudanum. Fearghus l'avait apportée après que je me fus endormie, en prévision.

  Je le remerciai avant de la vider d'une traite.

  Mais je n'avalai pas. Je ne fis que déglutir pour la forme, en veillant à bien garder le somnifère en bouche. Quelques secondes passèrent, puis je papillonnai deux-trois fois, forçai mon corps à se détendre, ma respiration à ralentir, pour finalement fermer les paupières. J'attendis ensuite que Jäger regagne sa couche, que son souffle ralentisse à son tour. Dès que je fus certaine qu'il s'était rendormi, je recrachai le laudanum.

  Hors de question que je perde du temps au pays des songes. Je ne savais pas combien de jours s'étaient écoulés depuis la mort de Seanmhair, mais son assassin avait vu le soleil se lever bien trop de fois depuis.

  Il était grand temps d'y mettre un terme.

  Mes concitoyens avaient beau dire que j'avais le sang vicié, voire que mon père ne m’en avait pas transmis la moindre goutte, ce n'était certainement pas de ma mère que je tenais celui qui bouillonnait dans mes veines. Oh, elle avait du tempérament et un feu brûlait indubitablement en elle, mais elle n'était pas impulsive. Encore moins sanguine. Quelle que soit la situation, elle n'agissait jamais sans avoir réfléchi aux conséquences et n'utilisait jamais ses poings. Tout l'inverse de mon paternel, qui s'élançait toujours sur un coup de tête et se retrouvait régulièrement dans des bagarres. Des habitudes que je cultivais depuis ma plus tendre enfance.

  Cette nuit-là, cependant, je ne pouvais pas laisser notre sang-chaud s'exprimer seul. Allongée sur le dos, les mains posées sur mon ventre, je fermai les yeux et en appelai à l'once de sang-froid et de sagesse que ma mère m'avait transmis. Pour découvrir le coupable et le faire payer pour ses crimes, j'avais besoin d'allier ces deux caractères contradictoires qui couvaient en moi.

  Étrangement, alors que j'avais toujours eu du mal à conserver mon calme lorsque je travaillais à l'auberge, la pondération et la sagacité de ma mère me répondirent tout de suite. Mon esprit se vida de toutes pensées inutiles, le peu de laudanum que j'avais avalé aidèrent à occulter ma douleur, tous les points auxquels je devais réfléchir s'organisèrent, puis le premier s'avança. Je passai en revu tous les habitants du village, examinai leur comportement envers Seanmhair et moi, envisageai leur motif, dressai une liste de suspects, avisai les moyens d'obtenir les aveux, cherchai la meilleure façon de le faire payer…

  Et quand Jäger se réveilla et quitta la chambre, peu après que l'église eut sonné sept coups, tout était parfaitement clair. Je fermai alors les yeux et me laissai aller au sommeil. J'avais beau vouloir confronter le meurtrier au plus vite, je n'arriverais à rien sans un minimum d'énergie. Déjà, mon état me diminuait fortement.

  Ma torpeur fut de courte durée. De lourds pas qui faisaient méchamment grincer le parquet, le claquement de la porte de la chambre, puis une voix si grave qu'elle vibrait dans l'air me réveillèrent, me réveillèrent deux heures plus tard. Par chance, je ne ressentis pas du tout le manque de sommeil. Aucun cauchemar ne m'avait hanté et mes blessures ne me faisait pas souffrir, alors que le peu de laudanum que j'avais ingurgité ne devait plus faire effet depuis un moment. Je sentais de nouveaux des élancements, mais ils étaient réduits à une douleur diffuse, insignifiante, comme étouffée.

  Rouvrant les paupières, je me tournai vers la voix. Non, les voix. Fearghus, Jäger et un homme que je ne connaissais pas discutaient à côté du lit du chasseur. L'inconnu présentait une carrure puissamment charpentée, un visage aux traits forts et une chevelure de flammes. Engoncé dans un gambison long, il était presque aussi imposant que Fearghus. Cette veste militaire descendait assez bas pour recouvrir en grande partie son kilt, mais les quelques pouces qui dépassaient me suffirent à identifier son tartan. Les brassards en cuir sanglés à ses avant-bras et l'épée à sa taille ne faisaient qu'appuyer ces couleurs : il s'agissait d'un soldat de la reine. Comme s'ils avaient senti mon regard pesé sur eux, cet homme et Jäger se tournèrent vers moi. Un pincement répugné plissa les lèvres du militaire, mais il vint se planter devant mon lit.

  –Alors comme ça, tu aurais aperçu un mouton mort dans ton jardin avant l'attaque, NicConall ?

  Je ne fus pas surprise de découvrir que Jäger avait informé les autorités, ni qu'il s'était directement adressé aux renforts de la reine, au lieu d'en parler aux hommes du laird. Il devait penser que des soldats aussi proches du pouvoir n'avaient pas autant de préjugés que les pauvres culs terreux que nous étions. Ou au moins qu'ils ne laissaient pas leur haine se mettre en travers de leur devoir.

  Il avait tort.

  S'il ne s'en était pas encore rendu compte, mon interrogatoire dut lui ouvrir les yeux. Le soldat me toisait avec mépris, ne m'écoutait que d'une oreille, intervenait avec condescendance, remettait mes déclarations en doutes, inculpait ces incertitudes à mon état, aussi bien physique qu'émotionnel. Après tout, j'avais subi une attaque d'une rare violence, perdu le dernier membre de ma famille, été grièvement blessée... Tout ça m'avait sûrement embrouillé l'esprit, me faisait imaginer des choses. Nous ne pouvions même pas vérifier que je disais la vérité avec une potion ; si mon esprit était persuadé que la carcasse avait bien été là avant l’attaque, je l’affirmerai même si c’était faux.

  Fearghus me défendit, mais le soldat restait buté sur ses convictions. À tel point que l’aubergiste finit par s'énerver.

  –Putain, mais faut qui s'passe quoi pour qu'vous taffiez ? Vous avez d'jà tellement traîné des pattes pour v'nir qu'c'est l'gamin qu'à buter la bête à vot' place. Et maint'nant, on a un foutu meurtrier et vous vous en battez les couilles ? On vous paye pour quoi, en fait ?

  L'air suffisant du lieutenant retomba d'un coup.

  –Fais attention à tes mots, MacConall. Nous ne te le répéterons pas une troisième fois.

  –J'aurais pas à faire attention à c'que j'dis si vous sortiez les doigts du...

  –Nous ne remettons pas en question la méfiance que vous avez envers le témoignage de mademoiselle NicConall, lieutenant, intervint soudain Jäger en se glissant entre eux. Monsieur MacConall et moi-même avons été les premiers témoins de son état au cours de la semaine passer. Cependant, son traumatisme justifie-t-il que vous ne lui octroyez absolument aucun crédit ? Que vous ne lui accordiez pas le bénéfice du doute ? Compte tenu de ce qu'elle avance, il serait irresponsable de ne pas vérifier s'il existe au moins des preuves attestant de la présence du mouton. Vous ne pensez pas ?

  Le soldat, incapable de le contredire, lui jeta un regard noir, mais fini par annoncer qu'ils allaient regarder.

  Puis ils passeraient à autre chose.

  Il ne formula pas ces mots, mais son expression était tout aussi éloquente. Dénicher le coupable ne les intéressait pas. Le fenrir était mort. Si quelqu'un l'avait utilisé, ça ne se reproduirait plus ; d'autant qu'il s'en était servi contre des gens qui le méritaient. Le chercher serait une perte de temps. Et si, par le plus grand des miracles, il mettait la main sur des restes de bétail, ils me pondraient une justification toute faite et ils tourneraient la page.

  Fearghus devait aussi l'avoir compris, parce qu'il marmonna quelque chose sur l'utilité des taxes lorsque que le soldat quitta la chambre, puis il en sortit à son tour. Jäger leur emboîta le pas, non sans m'avoir glissé qu'il allait essayer d'en parler directement avec le capitaine de l’escadron. Je hochai la tête. Pour la forme. Maintenant que j'avais la certitude de l’indifférence des autorités, mon esprit était déjà tourné vers toutes les tâches que j’avais planifiées durant la nuit.

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