Chapitre 23-1 : Discorde

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  Les premiers clients qui m'adressèrent la parole ne le firent que pour formuler leur commande. Cette absence d'échange, contraire à la maison, attisa la tension de la pièce. Je la nourrissais en ne prononçant pas le moindre mot, en n'esquissant aucun signe pour montrer que j'avais entendu. On me demandait une boisson et je servais. Point. Rapidement, les discussions des tablées se tarirent et le silence se fit de nouveau. Tout le monde semblait attendre que quelqu'un me parle, m'arrache à mon mutisme, mais personne n'osait le faire. Un nouveau client passa, puis un autre, puis autre et encore un autre.

  L'un des deux verres de whisky que j'avais poussé vers lui revint vers moi. Je relevai la tête et plantai mon regard dans celui de Lennox. D'un geste du menton, il m'indiqua le verre.

  –Celui-là, y l’est pour toi.

  Je le pris en main et il leva le sien.

  –À Sèotla. Cette vielle peau avait p't-être ses défauts, elle méritait pas d'finir comme ça.

  –Vraiment ? (Il s'immobilisa, les yeux arrondis, et toute la salle retint son souffle.) Aux dernières nouvelles, les moutons, ça se découpent pas en deux tous seuls.

  Sa bouche s'entrouvrit. Je haussai un sourcil le mettant au défi de me contredire, puis vidai mon verre et me penchai sur le côté pour voir le client suivant. Ruadh.

  –Tu veux quoi ? lâchai-je.

  Hébété, il cilla plusieurs fois.

  –Euh...

  –Ali..., se reprit le maire.

  –Je suis occupée.

  –Attendez, fit Ruadh. C'est quoi c't'histoire de mouton ?

  –Rien d'important. J'ai juste vu une carcasse coupée en deux dans mon jardin avant que la bête jaillisse de la forêt. Ça puait le sang, t'imagines même pas. Enfin, y a pas à s'inquiéter, pas vrai ? assurai-je en regardant Lennox. Quelqu'un a simplement dû le faire tomber sans s'en rendre compte. Perdre un mouton tranché en deux, ça arrive à tout le monde. (Je revins à Ruadh.) Alors, tu veux quoi ?

  Blanc comme un linge, il mit un moment à répondre. Le maire tenta à nouveau de me parler lorsque le bûcheron s’éloigna, chope en main, mais je l'ignorai encore, concentré sur le client suivant et la salle dans leur dos. Ruadh n'était pas le seul à avoir pâli en comprenant mon insinuation. La stupeur se lisait sur bon nombre de visages. De l'incompréhension sur d'autres. Ou encore un début de peur chez certains. Mais une partie, peut-être la moitié de l'auberge, ne semblait pas surprise par mon annonce. L'information avait déjà fuité.

  Ces personnes-là affichaient un panel de réactions bien plus intéressant, allant du profond malaise à un sourire satisfait en passant par des roulements d'yeux dédaigneux. « Tu crois qu'c'est qui ? murmurait l'un. « C'pas trop tôt. » glissait un autre à son voisin. « L'aurait quand même pu faire attention à Seòlta », disait-on là-bas. « Elle pense vraiment qu'on va gober ça ? » lâchait une femme dans un reniflement. « C'est triste pour Seòlta, mais elle l'a cherché. » déplorait une autre. « S'enticher d'une leith fuil. Petite fille ou pas, ça s'fait pas. » « J'te parie qu'c'est l'étranger », assurait-on de l'autre côté. « Ça a toujours été lui. Les soldats l'savent et c'est pour ça qu'y l'avaient arrêté. »

  Les nouvellement informés les écoutaient avec attention. Les commentaires en convainquirent certains, d'autres non. Le mot meurtrier fut prononcé. Devon, qui était trop benêt pour comprendre mon insinuation et avait observé les autres sans comprendre, planté comme un piquet au milieu de la pièce, perdit soudain toutes couleurs. Il se tourna vers moi, croisa mon regard et baissa immédiatement les yeux. Focalisé sur ses pieds, il se remit en marche et rentra dans une table. Tout son plateau se renversa par terre. Luned, non loin du comptoir, pesta avant de me lancer un regard noir.

  –Si t'es r’venue pour foutre la merde, tu peux r’monter dans ta chambre. On s'débrouille très bien sans toi !

  Je ne pris pas la peine de lui répondre. Son expression se fit encore plus haineuse. D'un geste sec, elle claqua son plateau à côté de moi et récupéra un torchon pour aider Devon à éponger la mare d'alcool.

  –J'peux savoir à quoi tu joues ?

  Alors que je regardais Luned fendre la foule pour rejoindre notre collègue, mon attention glissa vers la droite. La tête penchée sur le côté, Fearghus me toisait de toute sa hauteur, les lèvres un peu plus pincées que d'habitude.

  –Je joue à rien du tout.

  –À d'autre. J'suis p't'être pas aussi intelligent qu'toi, gamine, mais j'suis pas con. T'as parlé et maintenant, y sont à deux doigts d'se taper d'ssus.

  En effet, les interrogations n'étaient plus soufflées à demi-mot. Le terme « meurtrier » circulaient désormais dans toute la pièce. Les nouveaux informés se joignaient à l'avis de tel ou tel groupe. Chacun élevait la voix pour ramener à la raison tous ceux qui ne pensaient pas comme lui. Les soldats se retrouvaient assaillis de questions. Certains militaires tentaient de clamer cette pagaille, mais le raffut noyait leurs interventions sous le flot croissant de disputes.

  –Et ? répondis-je. J'ai juste dit qu'il y avait un mouton mort dans mon jardin. C'est pas ma faute s'ils se sont emballés.

  –T'as dit qu'quelqu'un l'avait posé là, rétorqua Fearghus.

  –Pas du tout.

  –En effet, vous n'avez accusé personne, mais vous avez choisi vos mots pour qu'ils le fassent à votre place.

  Je me tournai vivement à gauche. Adossé au comptoir, les bras croisés sur son torse, Jäger observait la salle. Malgré toute ma concentration, je ne l'avais pas vu approché, ni même entrée dans l'auberge, à croire que ses blessures ne l'affectaient pas. Avec sa position qui cachait son bras blessé et l'intensité de son regard, il avait même l'air aussi alerte que dans la forêt.

  –Et pourquoi j'aurais fait ça ? m’enquis-je.

  –Parce que vous voulez dénicher le coupable et vous ne faites pas confiance aux autorités pour s'en charger.

  –Les autorités ont toute ma confiance.

  Ses yeux glissèrent vers moi, brûlant de dureté.

  –Je chasse depuis bien assez longtemps pour reconnaître le regard d'un prédateur en pleine traque quand j'en croise un, mademoiselle. Vous vous êtes seulement arrangé pour que vos concitoyens s'en chargent à votre place. Même si ce n'est qu'une partie, ils ne lâcheront pas l'affaire tant que quelqu'un n'aura pas été punis.

  Je n'essayai pas de le convaincre du contraire. Ça aurait été inutile. Même s'il se trompait sur mes intentions, il avait vu clair à travers ma combine.

  –Une chasse au buidseach, murmura Fearghus.

  –Vous avez failli mourir lors de la dernière, reprit Jäger.

  –Cette fois-ci, il y a un vrai coupable, le coupai-je. Ça n'a rien à voir.

  –Vrai coupable ou non, des innocents risquent d'être accusés à tort. Vous pourriez de nouveau être accusée à tort.

  –C’est déjà le cas, répondis-je, impassible.

  Parmi les personnes qui assuraient que je mentais, une partie affirmaient aussi que je cherchais à rejeter la mort de Seanmhair sur quelqu'un car je l'avais tué ; je l'avais poussé devant la bête afin de m'échapper. Je savais que de telles accusations seraient jetées ; je n'étais pas idiote. Mais j'avais tout de même décider de donner un coup de pied dans la fourmilière. Le risque en valait la peine.

  –Bons dieux, gamine, lâcha Fearghus. T'avais pas b'soin d'faire ça. J't'ai dis qu'j'm'en occup'rais si ces branquignoles s'sortaient pas les doigts du cul. En plus...

  –Au nom de la reine, taisez-vous ! tonna soudain un homme.

  L'ordre claqua avec tant de force que toutes les têtes se tournèrent vers lui. C'était le lieutenant de ce matin. Il s'était rendu dans l'escalier, afin de surplomber la salle et de se faire entendre. La colère rendait son visage rougeaud.

  –La leith fuil nous a en effet rapporté avoir vu une carcasse fraîche dans son jardin, peu avant l'attaque, mais cessez donc de tirer des conclusions hâtives et de crier au loup ! À l'heure actuelle, la présence de ce prétendu mouton n'a même pas encore été confirmée. Des fouilles sont prévues cet après-midi. Et quand bien même nous trouverions des restes de bétails, ce ne serait pas suffisant pour affirmer que quelqu'un s'en est servi comme appas ! La leith fuil était peut-être présente aux moments des faits, vu son état après l'attaque, son témoignage manque de fiabilité.

  Aussi sûrement que mon insinuation avait enflammé l'auberge, le discours du lieutenant étouffa son emportement. Il était simple, court, concis. Exactement ce qu'il fallait pour les bouseux de notre genre. Je pouvais encore entendre son argument le plus important résonner dans le silence de la pièce. Il n'avait pas hésité à le répéter deux fois afin de rappeler à tous ce que j'étais. Après un instant de flottement, la foule commença à reporter son attention sur moi. Les expressions de ceux qui m'avaient cru avaient changé. Certains me regardaient désormais avec pitié, mais la majorité me fixait avec mépris et colère.

  –Je sais ce que j'ai vu, assurai-je.

  Jäger se redressa brusquement.

  –Et on est censé t'croire sur parole ? lâcha au même instant un homme. Si les soldats trouvent bien ton foutu mouton, qu'est-ce qui nous dit qu'c'est pas toi qui l'a posé là ?

  J'avais cessé de respirer. Alors que le revirement de la foule ne m'avait pas affecté, le simple son de cette voix fractura en profondeur la glace qui m’habitait. La mer de visages en face de moi se brouilla ; mon pouls s'emballa.

  –Après tout si quelqu'un avait une raison d'bûter Seòlta, c'est toi.

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