Chapitre 12-2 : Confidence

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  La simple évocation de ces feuilles me projeta dans le passé. J'avais de nouveau cinq ans, la nuit était tombée et je me tenais assise sur la dernière marche de notre ancienne maison. À moitié cachée dans l'ombre et par ma couverture, un pouce dans la bouche, j'observais mes parents en contrebas, installés épaule contre épaule. Sur la table devant eux reposaient des feuilles que mon père noircissait de son écriture maladroite. C'était ma mère, qui lui avait appris à écrire ; avant de la rencontrer, mon père était analphabète, comme la majorité du village. Ça ne l'avait jamais dérangé, jusqu'au jour où il avait posé les yeux sur ma mère.

  Il m'avait confié avoir été envoûté par elle le jour de leur rencontre. Un jeune s'était grièvement blessé avec une bêche et ils tentaient vainement de le sauver lorsqu'elle était apparue, étrangère aussi différente des Lochcadais qu'il était possible de l'être. Doctoresse de métier, elle avait voulu intervenir, mais les villageois, mon père compris, s'étaient interposés pour l'en empêcher, persuadés qu'elle allait précipiter la mort du garçon. La seule réaction de ma mère avait été de les engueuler, si violemment qu'ils en étaient restés comme deux ronds de flan. Les Lochcadaises avaient beau ne pas manquer de caractère, surtout à la campagne, ma mère était une véritable tornade quand elle sortait de ses gonds. Mon père avait tout bonnement été stupéfait par ce brin de femme savante, au moins deux fois plus légère que lui, qui ne démontrait pas le moindre signe de peur alors qu'elle défiait cinq hommes de sa carrure. Sans s'en rendre compte, il avait fini par s'écarter pour la laisser passer et ma mère avait pu sauver le jeune.

  Par la suite, elle était restée à Beadrochaid, afin de s'assurer que son patient se rétablisse. Ça avait donné à mon père l'occasion de la revoir, lorsqu'il venait à l'auberge pour s'enfiler des pintes ou une bouteille de whisky avec ses amis. Ma mère, de son côté, lisait inlassablement, assise sur le rebord d'une fenêtre, une demi-chope à côté d'elle qu'elle ne touchait jamais. D'après mon père, elle était tellement absorbée par ses ouvrages que rien autour d'elle ne semblait pouvoir la perturber. La voir ainsi plongée dans ses lectures l'avait encore plus envoûté et plus le temps passait, plus il l'avait observé avec attention, notant les mimiques de son visage, cherchant à deviner ce qu'elle lisait.

  En réalité, ma mère n'était pas aussi accaparée par ses lectures qu'il le pensait. Elle me l'avait avoué, le jour où elle m'avait fait part de son côté de l'histoire : le poids insistant du regard de mon père n'avait pas manqué pas d'attirer son attention et avait fini par l'attendrir. Elle lui avait alors proposé de se joindre à elle et avait commencé à lui lire un vieux recueil de contes. Elle avait ensuite entrepris de lui apprendre à les lire lui-même et à les retranscrire, puis à lire et écrire sans eux. Lorsqu'il avait atteint un niveau suffisant, ils avaient fini par s’attaquer au wiegerwälder, débutant par des mots de tous les jours, d'abord à l'oral, puis à l'écrit, suivis par des phrases simples, mais complètes... J'ignore à quel moment de cet apprentissage ma mère avait décidé de rester, à quel moment mon père lui avait demandé de l'épouser, à quel moment ils s'étaient mariés et à quel moment j'avais été conçue. Mais, d'aussi loin que remontaient mes souvenirs, je les revoyais, soir après soir, à la lueur d'une bougie ou du soleil couchant, se réunir autour de la table pour s'attaquer à ces leçons. Mon colibri de mère, incapable de tenir en place, toujours en mouvement, restait patiemment assise à ses côtés pour lui transmettre son savoir, et mon ours de père, qui affirmait qu'une bonne bagarre était ce qu'il y avait de plus efficace pour régler une dispute, mettait de côté sa nature bourrine pour développer son esprit. Ils n'auraient pas pu être plus différents l'un de l'autre et pourtant... Il me suffisait de fermer les yeux pour revoir leurs sourires, la chaleur dans leurs yeux, l'amour qu'ils se portaient ; pour revoir mon père continuer à s'exercer quotidiennement, même après la mort de ma mère...

  –Pourquoi ne pourrait-il pas en être de même pour vous ?

  Je rouvris les yeux et me recroquevillai un peu plus, gelée par ce retour à la réalité dépourvue de la chaleur de mes parents.

  –Parce que mon père était une exception, répondis-je d'une voix enrouée.

  –S'il y en a eu une, il peut y en avoir d'autres. Une lueur d'espoir... en cache parfois une autre... Pour ma part... Je n'en ai jamais... jamais eu. Pas une seule.

  –Comment ç...

  La fin de la question mourut sur mes lèvres. Jäger n'avait pas butté sur ses mots. Il avait lutté contre l'épuisement pour les prononcer avant de sombrer. Puisqu'il s'était bien gardé de montrer ses émotions depuis notre rencontre, son visage éveillé n'aurait pas dû être différent de celui endormi. Et pourtant... Il était indéniablement plus détendu. Comme s'il se tenait constamment sur ses gardes et que sa torpeur venait d'effacer la tension qui en résultait. Cette disparition adoucissait ses traits fins et anguleux, lui conférait un air plus jeune, presque innocent. Était-ce ce qu'il avait fui qui le rendait si méfiant ? Le poussait à se tenir aux aguets à longueur de temps ? Il avait dit que personne ne voulait de lui, mais qu'on avait essayé de le retenir là-bas. Craignait-il qu'on le retrouve ?

  Je l'observai plus intensément, à la recherche de réponses. Mais à part remarquer une cicatrice sur sa tempe et des cils trop longs, je n’eus aucune révélation. Je repensais alors à son attitude, à la qualité de ses biens. Son côté chevaleresque, son langage soutenu, ses convenances nécessitant un chaperon réveillé, ses mouvements gracieux, cet endroit d’où il s'était échappé, son étalon, ses armes d'excellente facture, ses vêtements bien taillés et résistants... Sa nature effacée et l'ombre dangereuse qui passait parfois dans ses yeux mises à part, tout en lui criait une bonne éducation et une richesse non négligeable. Il n'avait d'ailleurs rien dit quand je l'avais accusé de venir d'un milieu privilégié. En revanche, maintenant que j'y repensais... Il m'avait contredit très vite quand je lui avais fait remarquer qu'avoir un chaperon réveillé était digne d'un nobliau.

  Trop vite ?

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