TOME I - CHAPITRE 1 - partie 1 - La clarté avant la tempête
La lumière sur Ravel avait une douceur qu’on oublie quand on parle de guerre. Elle lavait les toits d’argile, tirait des étincelles des seaux en cuivre, réveillait la poussière en paillettes qui dansaient dans les ruelles. L’odeur du levain s’élevait de chez le boulanger, lourde et chaude, traversée par des filets d’herbes que ventilaient les femmes en bavardant. Le fleuve, lui, passait au bout des jardins, une lame lente et claire, bordée de saules qui penchaient comme des vieilles dames aimantes.
Liyha Kael se leva avant l’aube. Dans la pièce sous les combles, on voyait son lit étroit, un coffre, trois peluches brodées pas tout à fait réussies, et l’objet qui faisait rire ceux qui ne savaient pas regarder : un œuf noir, veinuré de rouge sombre, posé sur un petit socle de bois. Elle l’avait dépoussiéré avec soin la veille au soir, par habitude, comme on polit un souvenir. Quand elle passait le doigt dessus, la surface était froide comme une pierre de rivière. « Tu n’es qu’un bibelot, hein ? » murmurait-elle parfois. Elle aimait à l’appeler mon caillou précieux, parce que son grand-père le lui avait offert en riant, le jour de ses dix ans, avant de mourir deux hivers plus tard, un peu plus léger de ses secrets.
Elle enfila sa tunique de chasse, sangla des bottes déjà bien raccommodées, glissa à l’épaule un petit arc court et un carquois maigre. La lance de frêne, plus longue, l’attendait le long du chambranle — pas une arme de parade : une tige nerveuse pour refuser le pas d’un sanglier ou la mauvaise humeur d’un homme saoul, avait dit le voisin, « tiens-la comme ça, petite, pas comme une bûche ». Elle attacha ses cheveux blonds en natte, deux mèches rebelles restant toujours libres pour lui fouetter les tempes au premier vent. Ses yeux, ce matin-là, étaient d’un vert clair ; on y a parfois vu du violet quand l’orage s’approche — les vieilles du village en faisaient des commentaires que sa mère balayait d’un revers de rire.
En bas, sa mère tournait une soupe d’avoine avec une délicatesse de luthière.
— Tu pars seule ?
— Je ne serai pas longue. Le bois est vide ces jours-ci.
— Vide ? Il grouille d’hommes. Mais rentre avant midi, d’accord ?
— D’accord.
Elles se sourirent, de ce sourire qu’on se passe comme une amulette avant de franchir une porte. Liyha prit une galette encore tiède, la glissa dans sa besace, puis, comme toujours, s’attarda une seconde devant l’œuf. Elle lui donna un petit coup sec du bout de l’ongle ; tac, rien. Juste l’écho dans le bois. Elle descendit.
Le village réveillait ses gestes. La forgeronne soufflait la braise avec une pédale qui haletait, le potier étendait des bols sur une planche comme des lunes juchées. Trois enfants jouaient à la guerre avec des bâtons, l’un d’eux portait une vieille casserole en guise de casque. On lui tira une révérence exagérée :
— Dame Liyha, chasseuse des grandes bêtes !
— Les grandes bêtes vous mangeraient au petit déjeuner, dit-elle en faisant claquer sa lance sur le sol, ce qui déclencha une fuite en piaillant.
La vieille Tanith lui attrapa le poignet comme on arrête un torrent avec un fil :
— Tu vas encore courir après les ombres, ma fille. Reviens avec quelque chose qui se mange, pas seulement des histoires.
Liyha rit, légère. Elle aimait Ravel d’une manière qui faisait mal, parfois, comme une corde trop tendue dans la poitrine. Elle aimait la tournure des rires, le bruit des pas sur les pavés, la façon qu’avaient les hommes de mettre la main en visière pour guetter l’orage rien que pour se donner une contenance. Elle sortit par la poterne ouest, là où les renards laissaient de fines signatures dans la boue après la pluie.
La forêt n’était pas une cathédrale, mais une grange d’ombres et de feuilles, avec des trous de lumière où la poussière s’accrochait. Liyha avançait comme un chat, poids sur l’avant du pied, souffle court, oreilles ouvertes. Elle aimait le silence qui n’en est pas un, l’empilement de craquements, de glissements, de froissements, qui n’ont de sens que quand on s’y couche. Elle prit la coulée des chevreuils, trouva un gisement de crottes fraîches, sourit. Un peu plus loin, elle cueillit du bout des doigts une plume blanche : hibou, probable. Elle la glissa dans sa tresse pour rire, « Me voici prêtresse du bois ».
Au bord d’une clairière, le cœur ralentit de lui-même. Un brocard levait la tête entre deux fougères, les oreilles exactement où il fallait pour tout entendre, et pourtant il mâchonnait encore, confiant dans l’ombre. Liyha inspira, sentit le cuir de sa poignée, encocha, monta, laissait la ligne de mire tirer d’elle ce fil qu’on appelle précision. Elle ne pensa pas à la faim ni à la vieille Tanith. Elle pensa à la ligne droite. La flèche partit. Elle entendit le shff propre, puis le tch un peu sale : ce n’était pas le cœur. Le brocard bondit, chancela, disparut.
— Idiote, souffla-t-elle.
Elle suivit, trouva des perles rouges sur les feuilles. Pas une pluie, une ponctuation. Elle remonta la phrase, retrouva l’animal couché dans une cuvette de mousse. Un œil la fixait déjà sans l’avoir vue. Elle s’agenouilla, posa une main sur le cou, murmura ce que Sayl, le voisin archer, lui avait appris : « Pardonne-moi de prendre ce que je ne sais pas rendre. » Elle enfonça sa lame net. Le corps eut un spasme puis se détendit, comme un drap bien tiré. Elle resta un moment les doigts dans la fourrure, reconnaissante.
Deux heures plus tard, elle rentrait à travers les hautes herbes avec, sur l’épaule, la viande bien sanglée dans un tissu. Le soleil était monté et tapait déjà un peu fort, mais du vent était venu du nord, un vent propre.
Ravel avait mis des tables sur la place. C’était jour de foire des braises, une bêtise charmante née d’une vieille histoire, on allumait des lanternes même au midi, pour faire fuir les mauvais esprits qui se cachent, disait-on, dans les angles de lumière. On achetait du sel, on échangeait des nouvelles, on critiquait l’Empire comme on critique le temps : avec prudence, mais opiniâtreté. Les enfants couraient partout, les chiens tentaient d’expliquer la vie aux pigeons. On reconnut Liyha, on la fit passer devant pour la pesée. Tanith lui donna une tape :
— Voilà qui fera les joues rouges.
On lui mit une miche dans les mains, deux poires, un morceau de savon. Elle eut la sensation, comme chaque fois, d’être prise en charge par un vieux monstre doux aux mille bras qui s’appelle le village.
À l’ombre de la halle, un colporteur elfide avait déroulé un morceau d’étoffe bleue où brillaient des broches de cuivre en forme de lune. Sa langue coulait comme une chanson. Quand un petit lui demanda s’il venait d’au-delà des arbres qui marchent, il répondit dans son idiome en riant : « Elyndar thiriel » (que tes pas soient légers). Liyha répéta tout bas, pour garder la musique. Un nain, barbe perlée de limaille, troqua des clous contre deux jarrets en grognant « Khazdûn-ur ! » (Salut de forge !) — on se moqua de son accent, il répliqua en martelant la table du poing, ce qui fit tinter les verres de bonne humeur.
Liyha glissa entre les gens, fit des haltes, un sourire ici, une question là. On lui demanda si elle avait déjà… « un amoureux ». Elle fit semblant de lever sa lance. On rit. Son corps était celui d’une fille au seuil : jambes qui savent courir, épaules qui connaissent le poids, regard qui ne sait pas encore mentir. Quand l’apprenti boucher s’attarda une seconde de trop à la regarder, elle détourna les yeux, confuse d’un trouble qu’elle n’avait pas prévu d’apprendre ce jour-là.
À midi, elle déjeuna avec sa mère sur la marche de la maison, bol posé entre les genoux, soleil sur la nuque.
— Tu as pensé à la lessive ?
— Si je dois penser à tout, je deviens vieille tout de suite, dit Liyha.
— C’est le projet, répliqua la mère, et elles rirent, d’un rire sans ombre.
Dans sa chambre, l’après-midi, la chaleur faisait onduler la poussière. Liyha poussa la fenêtre. Le fleuve luisait plus loin. Les voix, en bas, avaient l’épaisseur d’un miel dilué. Elle s’assit et rapprocha l’œuf. Le vernis du socle avait sauté par endroits, laissant voir la veine du bois. Liyha sortit un chiffon, frotta la surface jusqu’à ce qu’elle redevienne d’un noir profond, presque humide à force de brillance.
— Tu sais, dit-elle à voix basse, aujourd’hui ils m’ont presque prise au sérieux.
Elle ne s’attendait pas à une réponse. Et pourtant elle resta là, à tendre une oreille ridicule vers quelque chose qui n’a pas de bouche. Le silence lui répondit poliment. Elle sourit d’elle-même, posa le front sur le dos de ses mains, respira, sentit son cœur battre, boum… boum, et pendant une fraction, se demanda si un autre battement, minuscule, n’avait pas choisi de se caler sur le sien. Puis la fenêtre claqua, une bouffée de vent lui jeta une odeur de pain brûlé, et le moment fut passé.
Le soir, le vieux prêtre fit sa procession jusqu’au petit autel de pierre, au carrefour des quatre rues. On n’y offrait plus grand-chose depuis des années, la dévotion coûte quand la farine augmente. Il posa deux bougies, érailla une phrase venue d’un âge trop ancien, qui ne sait pas mourir : « Ilyon-Vael… » (Lumière de la Source). Personne ne comprenait le Divineth, personne n’aurait osé l’imiter, mais on se taisait quand les mots passaient. Une fraîcheur, sans vent, fit lever quelques poils sur les avant-bras. Liyha sentit sa mère se signer par habitude. Elle, non. Elle resta droite, curieuse et incrédule. La lune paraissait plus proche, pour un soir où elle ne se montrait pas.
Loin de Ravel, un homme marchait. Il avait pris l’habitude d’écouter la route comme on écoute une bête à l’humeur changeante. Son manteau portait la fatigue comme une seconde doublure, sa lance avait vu plus d’hivers que nombre d’hommes. Sur sa joue une cicatrice fine traçait une vérité qu’il ne racontait pas. Il s’appelait Darius. Parfois, quand le soleil s’abaissait pile derrière un pin tordu, il se surprenait à murmurer « Continue » sans savoir à qui il parlait. Les nouvelles qu’il croisait étaient des cailloux noirs dans les bouches : villages vidés, moissons réquisitionnées, drapeaux ramenés à une couleur. Il se promettait, à qui ? , d’arriver jusqu’à la région des vieilles forêts. On dit que là-bas, la neige se souvient des noms.
Il s’arrêta ce jour-là près d’une borne empâtée de mousse. Dessus, le sigle impérial, un soleil brisé — avait été gravé, puis griffé rageusement par un couteau tremblant. Darius fit glisser son pouce sur la pierre, puis reprit la marche. Il ne savait pas encore que ses pas s’orientaient, comme aimantés, vers une petite ville qui croyait encore pouvoir rire.
Ravel, l’après-midi, chauffait doucement. Au loin, sur la grand-route, une poussière s’élevait — convois, bêtes, marchands, soldats peut-être. On regarda, puis on laissa la poussière faire sa poussière. Les hommes s’étaient habitués à l’inquiétude comme on s’habitue à une pierre dans la chaussure : on boite un peu, on vit quand même.
Liyha avait promis à Sayl, l’archer au rire qui se fend comme un pain, de vérifier une vieille cible derrière la grange. L’osier s’était défait, elle tira des flèches pour la retendre, pieds nus dans l’herbe. Le corps oubliait la faim, la tête oubliait la tête. De temps en temps, elle allait poser sa paume sur la corde pour en sentir la chaleur. Sayl, en maugréant, rectifiait sa position d’épaule ou son ancrage.
— Tu vises comme si tu voulais convaincre la flèche. Il ne faut convaincre personne, Liyha. Il faut juste être droit.
— Je suis droite.
— Tu es vivante. Qui est très différent.
Elle lui tira la langue, puis sourit de ce geste d’enfant qu’elle ne voulait pas abandonner trop tôt.
Dans une tente qui sentait le cuir, la graisse, le métal et la sueur d’hommes disciplinés, un officier écrivit. Sa main disciplinée traçait des lignes disciplinées : Répartition des vivres. Déploiement des cohortes. État des routes. Sous son poignet, la carte lui offrait les villages comme des cailloux qu’on ramasse pour les poches. Le sceau au soleil brisé scellait les ordres avec indifférence. On frappa à la toile.
— Parle.
— Rapport sur les marches de l’ouest, commandant. Ravel… petite. Frontalière. Irrelevante.
— Rien n’est irrelevant, sergent. L’Empire n’a pas de marges, seulement des bords à polir.
— Oui, commandant.
La main reprit la plume. La plume reprit le monde.
Le soir, on dressa des tables plus courtes pour que les vieux n’aient pas à faire le tour. La mère de Liyha coupa les poires et les posa comme des barques dans un sirop d’herbes. Un garçon se brûla en portant une marmite, lâcha un juron qu’il n’avait pas encore mérité. On rit. Liyha apporta le brocard coupé en fines tranches, tendre et rose, pas trop cuit. Tanith se lécha les dents et bénit le ciel à sa manière : « Qu’il y en ait toujours assez pour nous apprendre à partager ».
Plus tard, quand les lanternes allumées inutilement jetèrent leur or dans des angles déjà clairs, le vieux prêtre revint avec sa voix usée. Il répéta deux mots en Divineth — juste deux — parce que sa langue d’homme n’en savait pas davantage : « Ilyon-Vael… (Lumière de la Source) , Nor-ethyn. » (Garde-nous dans l’entre-deux) Personne ne bougea. Quand les mots passèrent, Liyha crusperçut, peut-être, une vibration dans l’air, comme quand le fleuve heurte la cale et fait trembler les planches. Elle haussa les épaules. On se moquerait d’elle si elle en parlait. Elle préféra se moquer d’elle la première.
Dans une bibliothèque humide dont les murs transpiraient l’encre, un homme au manteau élimé tourna une page trop fragile du bout d’un ongle sale. Il se parlait à lui-même, comme le font ceux qui n’ont plus appris à demander la permission aux autres. À la lueur d’une lampe, des signes anciens flottaient sur un parchemin ; il les murmura sans y croire : « Ilyon… Vael… Nyssar… » Il ne savait presque rien de ces mots, seulement qu’ils mordaient quand on les prononçait avec l’intention. On l’appelait Selwyn. Il tenait le monde par une poignée de fils qui lui coupaient la paume. Parfois la lumière dansait devant ses yeux et il allait trop loin. Il se fit la promesse de ne pas mourir dans une phrase.
Les rires devinrent plus bas. Les mères frictionnèrent des cheveux encore mouillés. Les pères parlèrent au futur avec l’assurance de ceux qui n’ont pas encore reçu la lettre qui change la conjugaison. Les chiens dormirent en rond, l’œil entrouvert. La lune avait cette nuit-là un air de pièce mal frappée, avec un défaut d’alliage qui la faisait bancale. Dans le vent, une cendre qu’on aurait pu prendre pour du pollen.
Liyha monta à sa chambre. Elle dénoua sa natte, secoua les mèches jusqu’à ce que la fatigue se calme. Elle se lava, vite, à l’eau tiède. Dans le miroir ébréché, elle se regarda avec un sérieux qui lui fit peur : Qui donc as-tu l’intention d’être ? Personne ne lui répondit. Elle sourit pour chasser la gravité, puis elle s’assit sur le bord de son lit et rapprocha l’œuf. Elle le tira contre elle comme une vieille habitude. Son front frôla la coque. Un tac discret claqua, mais ce n’était que la planche du plancher qui se corrigeait de l’humidité. Elle rit toute seule. Elle éteignit.
Dans l’obscurité remontait une rumeur de fleuve. Loin, un renard couina. Au détour d’un rêve sans images vint, comme un fil fin, une phrase dans une langue qu’elle ne connaissait pas et qui ne passait pas par l’oreille. « Nor-ethyn… » (Garde-nous dans l’entre-deux.) Elle se retourna, chercha son oreiller, et resta. Un souffle léger s’égara dans la chambre ; la flamme du cierge, qui n’était plus qu’une pointe rouge, eut une façon étrange de refuser de mourir.
Au matin, on parlerait comme si les choses avaient toujours été ainsi. On dirait « à ce soir », « à demain », « à plus tard ». Le monde n’a pas d’autres mots pour se rassurer. Au matin, on mettrait la main en visière vers l’ouest en se disant que la poussière de la route, c’est du bétail, ou des colporteurs, ou des chasseurs de primes. On rirait de la peur, on rangerait la table, on irait chercher de l’eau, on prendrait une miche.
Ravel brûlerait bientôt. Mais pas ce soir. Ce soir, Ravel était encore Ravel.
Et Liyha, la joue contre son oreiller, la paume posée sur un œuf trop lourd pour être un jeu, respirait d’une respiration de dormeuse qui ne sait rien.
Sur la crête où les herbes sont toujours couchées dans le même sens, trois silhouettes firent halte. On remit de l’ordre dans les brides, on tannait du regard l’horizon. L’un d’eux — jeune — demanda :
— On fait halte ici ?
— Non, dit l’aîné. On descend.
— On a l’ordre de…
— On a l’ordre d’avancer.
Les chevaux reprirent la pente. Quelque part derrière eux, à des jours à peine, une ville avait cessé de se croire indifférente au reste du monde. Le bruit de leurs sabots, même assourdi par la terre sèche, ressemblait déjà à un tambour.
Dans la chambre sous les combles, l’œuf fut, un instant, plus tiède que la nuit. Puis redevint pierre. Ou presque.
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