Chapitre 5

6 minutes de lecture

Je reprends connaissance alors que je me noie dans un liquide immonde et opaque. Mais où suis-je bordel ?! Je parviens vaguement à déterminer la surface d’où parvient une lumière rougeâtre. Je nage, ou plutôt je patauge, dans cette direction.

Arrivée à la surface, je recrache ce qui me semble être une quantité astronomique de sang et de ce liquide marronnâtre dans lequel je me trouve. Soudain, l’air pénètre mes poumons et mon ventre se soulève aussitôt. L’air est vicié, c’est ignoble. Un mélange de soufre, d’excréments et de mort. Il y a un an, un rat s’était infiltré dans les murs du gymnase du lycée et y était mort. L’odeur était épouvantable dans nos vestiaires ; je sens cette odeur puissance mille ! J’alterne entre quinte de toux et vomissement, le tout en continuant de brasser pour ne pas resombrer dans cet étang écœurant.

L’horreur ne s’arrête pas là.

Alors que je lutte pour m’adapter à cet air et respirer sans vomir, je sens des choses me toucher, me pincer, me mordre ! À travers mes yeux embués, je réalise que je suis nue, ce qui ne me rassure pas et j’aperçois vaguement… des membres… flottants à la surface : des pieds, des bras, des bustes déchiquetés. En me concentrant, j’entrevois des choses serpenter sous la surface. Je voudrais hurler, mais un nouveau haut-le-cœur me prive de ce cri. Je gesticule, je donne des coups. À qui, à quoi : je ne sais pas et peu importe ! Il faut que je sorte de là.

Après de longues secondes à me débattre, un cri me fait me retourner. Je ne suis pas seule ! Un homme, âgé, est là aussi. Je m’apprête à rejoindre cette personne, quand je sens la quantité de morsures et de pincements décroître… et je vois la surface de « l’eau » autour du vieil homme s’agiter. Quand soudain, des larves, des vers géants et autres sangsues émergent pour s’accrocher à lui et ramper jusqu’à sa bouche dans laquelle ils s’engouffrent. L’homme a tout juste le temps de pousser un hurlement à glacer le sang, avant d’être étouffé et de replonger dans les abysses de cette étendue, le corps recouvert de ces créatures ignobles. Je retiens mon propre cri, ne voulant pas subir le même sort et je nage aussi vite que je le peux dans le sens opposé.

Je nage pendant ce qui me semble être une éternité. La panique m’a momentanément rendue insensible à l’odeur de l’air, mais cela ne dure pas et ma traversée est rapidement ponctuée de hauts-le-cœur. Seule un peu de bile sort de moi, je n’ai plus rien dans le ventre. J’ai mal partout et la question de la réalité de ce que je vis ne se pose même pas. On ne souffre pas autant dans un rêve. Qu’est-ce que je fous là ? Que m’a fait Solange ? La panique m’empêche de réfléchir.

Enfin, je distingue un rivage fait de sable (ou de terre ?) noir. Des choses semblent y rôder, je ne vois pas bien, mais peu importe. Sur le sol, je pourrais courir, trouver un abri, me défendre sans risquer la noyade.

Plus je m’approche du rivage et plus je suis inquiète. Les créatures qui s’y trouvent me sont inconnues et sont plus qu’étranges. La lumière crépusculaire ne m’aide pas à les distinguer.

Une main me saisit soudainement le bras, manquant de me faire hurler. Les doigts me serrent avec force, plantant les ongles dans ma chair. Je manque un battement de cœur en découvrant qu’il s’agit seulement d’un avant-bras. Jusque-là je m’efforçais d’ignorer les morsures, pincements et autres sensations serpentant autour ou sur moi, mais là c’est trop. J’éclate en sanglots aussi silencieusement que ma terreur me le permet, tandis que de ma main libre je tente de faire lâcher prise à cette main. Un rire cruel et moqueur résonne non loin de moi. Un regard rapide me permet d’en trouver l’origine : le buste d’une vieille femme putréfiée qui flotte à quelques mètres. La moitié supérieure de son visage lui manque et son corps se résume à un buste déchiqueté. Comme pour le vieil homme, une nuée de créatures émergent de l’eau en rampant sur elle, dévorant sa chair, pénétrant sa bouche et tous les orifices de ce qui lui reste de son corps. Le rire s’étrangle avant de disparaître, tandis que les ongles de la main (la sienne ?) se plantent plus profondément dans mon avant-bras.

Rien à foutre des créatures sur le rivage. Il faut que je me casse d’ici !

Malgré la fatigue et la terreur, ignorant cette main accrochée à moi, je nage en direction de la berge.

Je m’approche, j’y suis presque !

À une cinquantaine de mètres à ma droite, je vois une silhouette quitter l’étang et marcher maladroitement sur le sol, comme s’il lui brûlait les pieds. Cette personne n’a guère le temps de faire quelques pas : ces gémissements attirent les créatures qui se précipitent sur elle. Ce qu'elles lui font ? Je ne sais pas. Je préfère regarder ailleurs, en ignorant ses hurlements. Je nage toujours plus vite, tentant de m’éloigner de cette zone du rivage.

Je parviens enfin à une zone où j’ai pied, mais je découvre avec horreur pourquoi la personne semblait maladroite : le sable n’est pas brûlant, il est ultra coupant. J’ai l’impression de poser le pied sur des lames de rasoir clairsemées d’aiguilles. Au loin, les hurlements de la personne (une femme ?) continuent de me parvenir. J’en reviens pas, mais j’hésite : rester ici dans cet étang fait d’entrailles et autres joyeusetés (dont des sangsues géantes, des vers titanesques munis de crocs, de larves et de cadavres décomposés vivants) ou tenter ma chance (chose que je n’ai jamais eue) sur la terre ferme où chaque pas va m’écorcher la chair avant d’être attaquée par des monstres difformes ?

Sous la surface marronnâtre, je sens une créature de plus s’accrocher à moi avant de planter ses dents pointues dans mon mollet gauche. Je suis exténuée. Je tente ma chance sur la terre ferme.

Je nage aussi longtemps que possible avant de finalement marcher sur cette plage noire. Le premier pas manque de m’arracher un cri de douleur. Pourtant, je tiens bon, je ne gémis même pas. Les larmes coulent abondamment sur mes joues, mais c’est un torrent silencieux. Le deuxième pas n’est guère plus agréable. Chaque pas me paraît plus douloureux que le précédent, faisant rentrer le sable coupant plus profondément dans ma chair.

Alors que l’eau m’arrive à mi-mollet, je détache mes yeux de l’horizon pour regarder aux alentours. Si la plupart de ces étranges créatures sont entassées sur l’autre personne (dont les cris me parviennent toujours), plusieurs autres rôdent autour de l’étang. Ils ne semblent pas m’avoir détectée. La lumière décroissante du crépuscule ne me permet pas de bien voir, mais le peu que je distingue me suffit à les qualifier d’effrayantes. Certaines de ces choses ont un corps ou du moins un buste humain, mais le reste est tout sauf humain : elles marchent sur six pattes filiformes, semblables à celles d’une araignée et leurs têtes sont munies d’énormes mandibules.

Je n’ose pas m’attarder pour détailler une autre de ces monstruosités. Je dois filer et vite.

L’air me paraît légèrement moins nauséabond hors de l’étang. Moins putride. Il n’en reste pas moins écœurant.

Je franchis enfin la limite de l’eau, le sable me dévore avec plus d’agressivité. Je mords mes joues avec tant de force pour ne pas faire de bruit que le goût du sang inonde ma bouche. Et cette fichue main toujours plantée dans mon bras ! À présent que je ne risque plus de me noyer, je tente de tordre les doigts pour défaire la prise. En vain. J’ai même l’impression que les doigts se sont plantés plus profondément. À défaut de me défaire de cette chose, je me concentre un instant sur les parasites accrochés partout sur moi. J’ai envie de hurler de désespoir face à leur nombre. Étrangement (et heureusement), mon dos est épargné.

Les caresses de Solange et du gravier de la villa me manquent.

Comment je fais pour rester debout et ne pas désespérer ? Simple : la terreur. Cette dernière est tenue à bon niveau par les horribles hurlements autour de moi. Parce que oui, d’autres personnes émergent ponctuellement de l’eau pour recevoir le même comité d’accueil chaleureux. Je ne veux pas de ce comité. Je veux rester ignorée. Je pensais connaître la peur, ce n’était rien comparé à ce que je vis là.

Jusqu’à ce jour, j’ai souffert en silence, je peux continuer. J’arrache un à un les parasites qui se sont collés à moi. Combien j’en enlève, je ne sais pas. Il paraît que quand on aime on ne compte pas. À la fin, mon corps est une plaie béante et suppurante. Je serre les dents, je tremble de tous mes membres et je pleure en silence. Lentement, maladroitement, je progresse sur la plage.

Annotations

Vous aimez lire Pattelisse ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0