L'Enfer, c'est la répétition

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L’avertissement avait pourtant été clair : si je brisais la chaîne de mails, j’allais “connaître le véritable Enfer”.

Bien sûr, je n’avais jeté qu’un oeil distrait à ce message indésirable.

Bien sûr, j’avais pesté contre ma vieille tante qui me l’avait transféré.

Bien sûr, je m’étais empressé de le supprimer.

Bien sûr, je venais de commettre une belle boulette.

Les effets de la malédiction se manifestèrent deux jours après, en allumant l’autoradio. J’écoutais distraitement l’animateur débiter les informations du matin, quand je me surpris à compléter certaines de ses phrases . L’incendie au sud de la France, qui avait ravagé 300 hectares de forêt… “Le dépeceur des Hauts-de-Seine“ qui venait de faire sa neuvième victime…Le transfert formidable de ce joueur brésilien pour la modique somme de 222 millions d’Euros, primes incluses... Sur le coup, je me dis que l’actualité devait être bien vide pour qu’ils recyclent à ce point les infos diffusées la veille, mais lorsque le monsieur Météo annonça la date du jour - Lundi 2 février au lieu du Mardi 3 février - je fus pris d’un vilain doute, que je balayai promptement d’un revers de la main rationnel : “Ils doivent faire grève, ils rediffusent sûrement le programme d’hier”. Le trajet jusqu’au boulot se déroula ensuite avec un désagréable air de déjà-vu.

A peine fus-je arrivé au travail que mon boss se pointa pour me poser des questions sur un dossier. Exactement les mêmes que la veille. Je pris bien garde de lui faire remarquer qu’il radotait. Non pas que j’aie peur de lui. Mais je venais d’être pris d’un gros doute. Un rapide coup d’oeil sur des sites Internet confirmèrent mes soupçons : nous étions bien le lundi 2 février, et j’étais en train de vivre la même journée qu’hier. Ou alors l’avais-je déjà vécue dans un rêve prémonitoire ? Etais-je devenu médium ? Etais-je en train de perdre la boule ? Est-ce que tout ceci n'était qu'un vaste canular dont les médias ainsi que mon patron et tous les sites Internet du monde étaient les complices ? Je me mis à voir des caméras cachées un peu partout, mais cette théorie ne tenait pas vraiment debout. Je rentrai chez moi décontenancé, après avoir subi le supplice des réunions ennuyeuses du jour précédent. Je me couchai tôt, en espérant que tout ceci ne fût qu’une “erreur dans la matrice” que l’ordre des choses s’empresserait de corriger.

Le lendemain matin, lorsque le réveil sonna à 6h, je me hâtai de jeter un coup d’oeil sur mon mobile. Lundi 2 février. Encore. Il n’y avait plus de doute, j’étais coincé dans une boucle temporelle. Comme dans le film culte “Un jour sans fin”, j’avais droit à mon jour de la marmotte. J’étais condamné à vivre une éternelle répétition. C’est à ce moment que je fis vraiment le lien avec le mail que j’avais reçu deux jours auparavant. La malédiction ne pouvait venir que de là. Je retrouvai le message dans la corbeille de mon ordinateur, et je le lus :

“ Attention ! Lisez jusqu’au bout. Ceci n’est pas une blague.

Si vous n’envoyez pas ce message à 5 de vos contacts, vous allez connaître l’Enfer.

Vous verrez, l’Enfer, ce ne sont pas les Autres, l’Enfer, c’est la répétition.”

Si j’avais su, je l'aurais lu jusqu’au bout. En effet, ma journée se répétait encore et encore. Mais à la réflexion, je n’aurais jamais pu deviner ce qui allait m’arriver et j’aurais ignoré l’avertissement.

J’essayai bien de restaurer le message et de l’envoyer à mes pires ennemis, mais je reçus en guise de réponse une fenêtre d’erreur d’un goût douteux : “Trop tard ;) Bienvenue en Enfer !“

Ce jour-là, je me fis porter pâle, en espérant que bousculer mon agenda pouvait mettre fin à cette répétition infernale.

Le lendemain, rebelotte, 6 heures du matin, 2 février. Toujours coincé en Enfer.

Pendant plusieurs jours, je déprimais, assailli de questions sans réponses : “Pourquoi moi ?“, “Qui est à l’origine de cette chaîne de mails ?” “Si je ne me rends pas au boulot aujourd’hui et que la boucle se brise demain, est-ce que je vais être licencié ? “, “Y a-t-il d’autres personnes dans mon cas ?” “Pourquoi est-ce que j’ai oublié de fermer ma porte à clé avant de me coucher ?” “Que dois-je faire pour reprendre une vie normale ?” “Combien de temps cela va-t-il durer ? “ “Comment arriverai-je à construire une famille, à avoir des enfants ? “... Plusieurs soirs, je tentais même de rester éveillé, dans le salon, pour comprendre à quel moment avait lieu la bascule temporelle. Mais au bout du compte, je me réveillais dans mon lit, à 6 h du matin, sans aucune réponse. Je perdis l'appétit et beaucoup de poids. Je me mis à pleurer sans raison. Je m'isolais chez moi à regarder les mêmes émissions à la télé. Je tentai même de mettre fin à mes jours. Par pendaison. Par noyade. Sous les roues d’un train. Sans succès. Je n’étais même plus capable de mourir.

Au bout de plusieurs semaines, combien exactement ? Je l’ignore… Je finis par me faire une raison. J’étais coincé dans cette journée. Alors autant prendre les choses avec philosophie, et profiter du jour présent. “Carpe diem quam minimum credula postero”, Cueille le jour présent sans te soucier du lendemain. Cette maxime s’appliquait parfaitement à mon cas : je n’avais rien à espérer ni à craindre du lendemain. Je pouvais donc vivre sans avoir peur de la mort, de l’échec et de la honte, ces trois chaînes qui empêchent les gens d’être libres. J’étais certes emprisonné dans une journée (un lundi, en plus, quelle ironie car c’est le début d’une nouvelle semaine), mais j’allais créer au sein de cette cellule un espace de liberté infini. J’étais devenu immortel, toutes les possibilités s’offraient à moi. Bien sûr, je ne pouvais rien construire, ni famille, ni projets à long terme. Mais au fond, était-ce vraiment le but de la vie, construire ? N’était-ce pas plutôt profiter ? En y réfléchissant bien, j’étais un privilégié.

Au début, j’avoue avoir pris beaucoup de plaisir, cet Enfer avait un petit goût de paradis. Je vivais vraiment au jour le jour. Je claquais tout mon fric pour des futilités, sachant que j’en aurai autant à dépenser le lendemain. Tout y passa : les belles bagnoles, les filles, les fêtes, la drogue aussi. Je me faisais des amis qui ne se souviendraient plus de moi. Je profitais des cuites sans craindre la gueule de bois. Je jouais le grand jeu avec des filles sans avoir à m’engager en retour. Je planais sous l’effet des stupéfiants sans crainte des conséquences sur ma santé. Je brûlais la vie par les deux bouts ! J’expérimentais tout, sans crainte du lendemain, car je savais précisément ce qui m’attendait : du plaisir, du plaisir, et encore du plaisir. Aucune journée ne ressemblait à une autre. Un jour, je m’étais rendu à mon bureau et j’avais couru tout nu dans les couloirs en faisant des cris d’indien. Un autre, j’avais braqué une banque, pour voir ce que ça fait (j’avais échoué). J’avais même buté le chien de la voisine, des mois que je rêvais de lui faire payer ses nuits à hurler à la lune ! Je ne le fis qu’une fois, je ne suis pas un sadique. Et puis, ce sale cabot ne conserva par la suite aucun souvenir de ce petit écart.

Mais un jour, il se produisit un événement inhabituel. Je sortais de chez moi à 7 heures du matin quand je vis un homme posté devant la boulangerie en face de mon immeuble. Il me regardait fixement, en souriant. J’étais certain de ne jamais l’avoir remarqué avant. Comment était-ce possible ? J’étais le seul à me mouvoir librement au sein de cette journée. Qui était-il ? Que voulait-il ? Je passai mon chemin, en proie aux doutes et aux questions.

Le lendemain, l’homme n’était plus là. Je devais avoir rêvé. Je repris mes activités inconséquentes et finis presque par l’oublier.

L’homme réapparut alors dans ma vie, cette fois juste en bas de mon immeuble. Il était debout et me toisait sans ciller. J’aurais juré qu’il m’attendait. Je me dirigeai droit vers lui, bien décidé à comprendre.

  • Vous me voulez quoi ? fis-je un peu excédé.
  • 6 heures du matin, c’est l’heure de votre réveil, n’est-ce pas ? Moi, c’est cinq heures. me répondit-il d’un air badin.

J’étais décontenancé, la discussion ne prenait pas du tout le tour que j’attendais.

  • Cela ne vous regarde pas. Et puis, qui êtes-vous ? Que faites-vous là ?
  • Je pense que vous avez très bien compris, nous sommes dans le même bateau.

Oui, j’avais bien compris. Ce mec était coincé dans la même journée que moi, il devait avoir reçu la même chaine de mails ou peut-être en était-il à l’origine. Pour tout dire, ça ne me plaisait pas. Mais alors pas du tout. J’aurais pu être ravi d’avoir un compagnon d’aventure avec qui partager mes délires, mais en réalité, j’avais pris tellement goût à ma liberté que je ne voulais pas la partager. Je ne pouvais accepter qu’une autre personne (peut-être étaient-ils même des dizaines, des centaines, des milliers ?) en profite aussi et puisse me juger. Et puis, cet homme dégageait quelque chose de louche, de malsain. Je n’avais pas envie d’échanger avec lui. Je partis en courant et me bourrai la gueule pour oublier, en sachant très bien qu’à partir de ce moment, un ressort du joli mécanisme bien huilé de ma vie était cassé.

Le lendemain, l’homme était dans la cage d’escaliers et m’observait, impassible, toujours avec ce petit sourire agaçant sur le visage. Il se rapprochait. D’abord la boulangerie, puis en bas de l’immeuble, maintenant la cage d’escaliers... Je me retins de lui cracher au visage, et m’enfuis. Il me gâchait la seule journée de ma vie. En rentrant chez moi, il n’était pas là.

Le surlendemain, il était au bout du couloir qui menait à mon appartement.

Le sursurlendemain, lorsque mon réveil sonna à 6 heures du matin, il était penché au-dessus de moi. J’avais un bâillon sur la bouche, mes bras et mes jambes étaient attachés aux barreaux du lit. Je ne m’étais rendu compte de rien. L’homme s’approcha de mon visage et me susurra à l’oreille : “Vous n’avez vraiment pas de chance...rester coincé dans une boucle temporelle avec le fameux “dépeceur des Hauts-de-Seine”... qui commence sa journée une heure avant la vôtre…”. Il sortit un large couteau, découpa le tissu de mon pyjama, et commença à m’entailler le torse.

Depuis ce jour, je me réveille en hurlant sous la lame tranchante d’un couteau qui fouille mes entrailles, comme Prométhée, condamné à souffrir pour l’éternité. L’Enfer, c’est la répétition.

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