J'ai eu ma dose !

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Agadir - Mercredi 19 mai 2021 - 8h30 - Convocation première dose

Je déboule une demi-heure en avance, souhaitant me débarrasser au plus vite de cette corvée. D'autant que je ne suis pas convaincue de son bien-fondé. Cependant, "on" nous formate si bien que je me résigne et accepte mon sort. À ce moment-là, j'estime ne pas avoir vraiment le choix.

Visiblement, une bonne centaine de personnes a eu la même idée que moi. Trop tard pour reculer. Je me lance dans le grand bain. Le bouillon de culture, devrais-je dire.

Nous sommes parqués dans un terrain vague. D'un côté se dresse un modeste centre culturel reconverti en centre de vaccination ; de l'autre, un haut mur protégeant des maisons de ville. Devant l'entrée du bâtiment, un entonnoir de barrières de sécurité, déjà bondé à cette heure... amas de poules braillardes et gesticulantes. Un policier et un soldat, à peines réveillés, encadrent la porte d'entrée. Leur job : rassembler les pièces d'identité de tout le monde, faire l'appel et accessoirement, veiller aux respect des règles de sécurité et d'hygiène dont on nous rebat les oreilles quotidiennement depuis plusieurs mois. Apparemment, ce n'est pas encore acquis !

Je réalise alors que je dois me frayer un passage au milieu des gallinacées afin de transmettre ma carte de séjour aux deux molosses (taillés dans des cure-dents). Prête à tourner les talons et rentrer chez moi, je me ravise. J'ai pris ma matinée de toute façon. Alors autant en finir. Avec un peu de chance je passerai vers dix heures, ça devrait le faire. Bref, j'ajuste mon masque, je prends une grande inspiration et je pars à l'assaut.

Expérience sensorielle hallucinante ! Tympans vrillés par les piaillements excités, contacts gluants avec des vêtements déjà humides de transpiration, sans oublier le fumet puissant qui va avec. Quand on est dans un pays étranger, c'est ce qui s'appelle "être en immersion" ! L'anxiomètre dans le rouge, j'atteins enfin le digne représentant de la sécurité du royaume et lui tends ma carte que je vois aussitôt disparaître tout en bas de la pile avant de me lancer à corps perdu dans le trajet de retour.

Il ne me reste plus qu'à attendre qu'on m'appelle. Je dois me trouver un coin tranquille pour patienter, mais pas trop loin de l'entrée pour entendre mon nom, tout en sachant que, de surcroît, il sera mal prononcé. Il me faut rester vigilante.

Le long du mur opposé au centre de vaccination s'affalent les hommes, bien à l'ombre. Les femmes, quant à elles, restent proches de l'entrée, agglutinées sous une toile de tente qui, certes protège du soleil, mais retient surtout la chaleur.

Finalement, sortant un bon bouquin, je vais me poser sur une grosse pierre, un peu à l'écart. À chaque fois que le policier égrenne des noms, pas plus de dix à la fois, toutes les vingt minutes, je me rapproche. Les minutes passent, puis les heures. Cinq, pour être exact. J'ai mal au coccyx !

Retour dans l'entonnoir pour la dernière étape. Trois minutes de questionnaire médical et trente secondes pour l'injection. On m'indique la sortie en faisant l'impasse sur les dix minutes d'observation en vigueur, je récupère mes papiers et je débarrasse le plancher avec soulagement et l'intime conviction que, si je faisais un PCR le lendemain, il serait positif !

Agadir - Mercredi 23 juin 2021 - 8h30 - Convocation deuxième dose

Peu motivée, je me dirige, pour la seconde fois vers mon centre de vaccination attitré. Pourquoi s'obstiner ? me diraient certains. Parce que je travaille au contact de nombreux enfants et leurs parents, mais surtout parce que l'éloignement avec ma famille m'oblige à voyager régulièrement et je ne veux pas être embêtée le jour où ces satanées frontières seront réouvertes.

Il y a toujours autant de monde. Cette fois, je contourne l'entonnoir pour atteindre le policier par le flanc et lui tendre mes papiers. Ceci fait, je découvre un petit escalier extérieur, au bout du bâtiment. Je m'assois et commence ma lecture. Il semble que le circuit "deuxième injection" soit plus rapide que le précédent. Je suis un peu plus sereine.

Distraite par un mouvement, je lève la tête et observe mes compagnons d'infortune. Les hommes, sont toujours affalés contre le long mur, somnolants, et les femmes, agglutinées sous la toile de tente, papotant avec excitation.

Et puis il y a ce type. Jeune, cheveux noirs bouclés, l'œil vague. Il est vêtu d'un pantalon de toile blanc, assorti d'une veste, blanche également, ouverte sur un tee-shirt rouge. L'individu semble interpeller les gens, sans pour autant attendre de réponse. Ses déplacements sont erratiques, les mots se bousculent dans sa bouche. Mince, il m'a repérée ! J'évite de le regarder mais je le sens venir vers moi. Il me salue, en français. Je marmonne, le nez plongé dans mon bouquin. Il continue de me parler. Je lui demande poliment de me laisser tranquille, trois fois. Il est insistant, me fait tout un discours balbutiant sur mes yeux, mes cheveux et le reste de mon anatomie. De plus en plus mal à l'aise, je monte le ton. On m'observe. Personne ne bouge. Le jeune homme entreprend de me montrer son postérieur. N'y tenant plus, je me lève et me dirige vers le policier de l'entrée. Le gars me suit en me lançant des invitations osées. Je dégage la foule de l'entonnoir à grands coups de coudes, indifférente aux protestations. Lorsque j'arrive enfin auprès de l'agent, je me retourne pour constater que l'individu se tient contre les barrières de sécurité, beuglant son amour éternel, tel un Roméo des caniveaux. Les gens le regardent, commentent, s'indignent. Mais là encore, aucun d'eux n'esquisse le moindre mouvement. Le policier et le soldat en faction prennent rapidement les choses en main. Non sans difficulté, ils interpellent le bonhomme qui leur oppose une certaine agressivité. Ils finissent par l'escorter à l'intérieur du centre, stoppant net le processus de vaccination en attendant l'arrivée de la fourgonnette qui l'emmènera au poste le plus proche.

Je retourne sur mon escalier, des dizaines de paires d'yeux braquées sur moi.

Certains sont compatissants, d'autres curieux ou tout simplement furax : à cause de la "gaouria", va falloir attendre encore plus longtemps !

C'est alors que deux femmes s'approchent de moi, mielleuses :

– Vous avez bien fait madame de faire arrêter cet homme. C'est honteux ce qu'il vous a fait !

Mon sang ne fait qu'un tour. Je crache mon stress, ma colère et ma frustration trop longtemps retenus. Les deux dindes en prennent pour leur grade :

– Je vais vous dire ce qui est honteux : c'est votre comportement à tous, sans exception. Vous avez tous vu et entendu. Personne n'a levé le petit doigt ! Ce type a une excuse, lui ! Drogue, alcool, troubles psychiques. J'en sais rien mais il n'était clairement pas dans son état normal. Mais vous ! C'est quoi la vôtre ? Pourquoi aucun de ces messieurs n'a bougé ? Ils n'ont même pas fait semblant. Et vous, qui vous teniez près du flic, qu'est-ce qui vous a empêché de le prévenir ? Voilà ce qui est honteux ! Sur ce, je vous laisse, on m'appelle !

Pour le coup, j'étais pressée de me faire piquer parce que, franchement, j'ai eu ma dose !


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