De l’amour dans les tartes à 9€99

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Avec le soutien de  Arie, Ninib, Louise 17, Mots d'Elle, Camille F. 
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Aujourd’hui m’est revenu en tête un souvenir que j’ai eu soudain envie de partager.

 J’étais inscrite dans une boite d’intérim qui m'envoyait la plupart du temps à l’usine Mademoiselle Dessert située au fin fond du département, où l’on fabrique des tartes et autres pâtisseries bon marché à la chaîne, 24h/24. Je prenais les shifts de nuit en général, payés davantage, car je souhaitais compléter rapidement mes économies afin de partir pour un grand voyage.

 De 21h à 5h, c’était l’ennui qui tourne en rond sur un tapis roulant, la fatigue nocturne en contresens avec le rythme imposé par les tartes défilant sans relâche à la même allure… Pendant que les mains s’affairent, l’esprit se trouve désoeuvré, vagabonde d’un souvenir à un quartier d’abricot mal positionné sur la pâte, il ne sait pas autour de quoi tourner et tente des cibles, mais retombe chaque fois très vite dans un océan de langueur et une sorte de semi-rébellion contre ce qui advient dans le présent. Combien de minutes avant la pause ? Surtout, ne pas regarder la pendule maintenant, à tous les coups, moins de 10 minutes se sont écoulées depuis la dernière fois où j’y ai jeté un œil. Entre ces réflexions incontournables, je finis par me demander vers quoi pourrais-je diriger mes songes à présent ? Je trouvais ça particulier comme interrogation. En tous cas, quitte à vivre dans ma tête, autant choisir des paysages savoureux. Cependant, cette démarche échouait très vite la plupart du temps. En effet, le propre du mental c’est de nous gouverner et d’errer dans les zones sombres, les souvenirs ou les faits présents dont on est insatisfait. Alors à peine avais-je placé mon esprit dans l’étrier d’une vision agréable que je me faisais rattrapper par ma condition physique. Mes mains me rappelaient qu’à force de saisir des poignées de fruits au sirop tous froids, elles étaient congelées et il n’y avait pas de solution pour y remédier avant la pause. Je me faisais à nouveau la remarque de l’éclairage aux néons pesant sur mes paupières, qui elles, n’ignoraient pas qu’il est 3 heures du matin. J’avais aussi les genoux qui s’épuisent, à rester debout les jambes droites pendant des heures. La tête qui tourne et le cou douloureux dès que je levais la tête du tapis roulant. Enfin, je songeais à ma contribution au péché d’inconscience de notre monde moderne. Je prêtais mon corps et mon temps au grand système de production intensive pour répondre aux exigences de la société de consommation, tout ceci pour le plaisir un assez égoïste de m’en aller visiter des pays à l’autre bout de la terre, où le prix d’une de nos tartes équivaut à un jour de salaire. À la fin du shift, nous pèserions probablement 23 kilos de fruits gaspillés, placés dans de grands sacs poubelles noirs, aux oubliettes. Bien entendu, ce n’était qu’une étape de la chaîne. Combien de kilos de pommes jetés lors de la récolte ? Combien de tartes dépasseraient la date de péremption sans avoir été déballées ? Combien de parts seraient flanquées à la poubelle ?

  J’en venais aussi à me dire que nous tous, ouvriers affairés dans cette usine et toutes les autres, étions payés pour faire deux ou trois gestes répétitifs pendant huit heures et parfois pour compter, comme sur la chaîne d’emballage : ramasser les biscuits par 15 à un rythme constant (le truc hyper stressant) ; mais au-delà de ces actions communes sur lesquelles nous nous passions le relais toutes les huit heures, Qui étaient toutes ces êtres aux morphologies variées, aux mains désinfectées, vêtus de blouses blanches, de tablier en plastique bleu et de charlottes et de gants en latex ? Où était fourrée l’imagination de chacun ? La géographie de nos paysages mentals était-elle très large et hétérogène ? Y trouverait-on beaucoup de lieux communs ?

 Je continuais à sillonner ainsi d’une réflexion à une autre. Puis si j’avais le bonheur de me perdre un instant dans les limbes d’un doux souvenir ou d’échafauder un plan excitant, je finissais toujours par foirer une tarte et devoir courir après le tapis roulant avec les mains pleines de morceaux de poires pour rattrapper la bourde et le retard qui va avec.

 J’arrive enfin où je voulais en venir. Une nuit que j’étais en train de réaliser des centaines de tartes poires - chocolat d’un tour de main, j’ai décidé de faire ce qui était en mon pouvoir, afin que la cause ne soit pas perdue. Je crevais d’envie d’avoir une action bénéfique, de contribuer pour le bien de l’humanité d’une manière ou d’une autre, sans attendre. Puisque j’avais un rôle à jouer dans cette grande chaîne, j’allais mettre du cœur à l’ouvrage. Rassembler toute la joie tapie au fond de mes entrailles et la concentrer en une onde d’amour qui se déverserait dans chacune des tartes s’offrant successivement sur le tapis. On sait bien que lorsque grand-mère cuisine un plat “avec amour”, cela fait véritablement la différence. Ça donne une saveur, il y a un potentiel qui se transmet et dont les papilles gustatives sont les témoins.

 Qui sait ? Possible que la tarte que j’étais en train de garnir serait mangée par une étudiante seule et découragée en période pré-menstruelle, lors de sa pause casse-croûte avant un examen, et peut-être que la saveur spéciale du chocolat mariée aux poires et au croquant de la pâte l’inviterait à focaliser sur autre chose que son potentiel échec. Peut-être que soudain, elle ouvrirait ses oreilles aux oiseaux qui gazouillent et ses yeux sur les pissenlits autour du bâtiment D. Peut-être même qu’elle se mettrait à sourire, tendrement, comme une âme révélée. Peut-être aussi qu’un(e) camarade de classe passant par là serait profondément attendri(e) par ce visage rayonnant. L’étudiante se rendrait pleine de courage à son examen et sortirait soulagée de l’amphithéatre, son/sa camarade impatient(e) à l’idée de faire plus ample connaissance avec elle.

 Et cette énième tarte accueillie par mes doigts à 3h26 ferait peut-être partie du lot exporté en Belgique, servie lors d’un déjeuner d’entreprise juste avant une réunion. Les collègues transcendés par les ondes bienfaisantes de la tarte aux poires seraient alors plus enclins à communiquer et à s'entendre. Des couples se réconciliraient autour du dessert, un veuf abattu retrouverait foi en la vie, une bande de gamins vivrait un anniversaire mémorable !

 Le reste de la nuit, je souriais discrètement aux tartes, sincère et investie dans ma mission. Malgré la fatigue, ce sourire régnait dans mes zygomatiques tout le long du trajet de retour en voiture, sur les routes obscures et sinueuses de campagne. Sur France inter, une émission sur la physique quantique faisait écho à ma dynamique intérieure. Avant de me coucher, je posai deux parts de tartes sur le plan de travail. Mes parents l’auraient pour leur petit déjeuner avant d’aller au travail.

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De l’amour dans les tartes à 9€99Chapitre14 messages | 2 ans

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