Chapitre 9 (3ème partie)

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Nous venions tout juste de passer le moment où le soleil est si bas dans le ciel qu'on se demande si la terre ne va pas l'avaler, avant qu'il n'entame sa route pour retourner vers l'été. Nous étions tranquillement assis sous notre abri, la grande peau qui en masquait l'entrée légèrement relevée, autour du petit feu, à nous occuper comme nous le faisions en cette période de l'année et comme nous l'aurions fait aussi si nous avions été au campement d'hiver. J'avais sorti de la réserve quelques racines séchées que j'avais plongées dans de l'eau pour les rendre plus molles avant de les faire cuire. Avec un morceau de viande, nous obtiendrions ainsi une bonne soupe. Soudain, Arouk se leva lentement, tira à lui sa longue lance. Je cessai tout geste, craignant l'approche d'un animal. Arouk me fit signe de faire silence et je guettai moi aussi, les oreilles aux aguets. J'entendis alors nettement la neige crisser au-dehors.

Ce n'était pas un animal qui approchait, mais un homme. Nous vîmes sa silhouette se détacher nettement sur la neige, sur le sentier un peu tassé que nous empruntions souvent pour nous avancer un peu plus dans le sous-bois. Il semblait un peu hésitant, comme fatigué. Arouk et moi échangeâmes un regard, il nous était inconnu, du moins de ce que nous pouvions en percevoir.

Tenant toujours sa lance à la main, Arouk sortit de l'abri. Mais je compris aussi à un signe de sa part, avant de refermer avec soin la peau de l'entrée de l'abri, que je ne devais pas bouger et rester à l'intérieur.

Tendue, inquiète, je suivis les gestes d'Arouk et entendis ses premiers échanges avec l'homme. D'emblée, sa voix ne me fut pas agréable et je portai les mains vers mon ventre, machinalement, comme si j'avais voulu protéger mon bébé d'un danger encore inconnu.

- Bonjour, dit l'homme d'une voix un peu sifflante.

- Bonjour, répondit Arouk avec assurance.

Ils se fixèrent un moment. L'homme s'était approché, mais demeurait immobile, à quelques pas de notre foyer extérieur. Je pouvais maintenant bien discerner ses traits. Il avait des cheveux noirs, longs, épais, qu'il n'avait pas dû couper depuis longtemps car ils lui tombaient bas sur les épaules. Sa barbe était noire de même, avec quelques filets blancs. Ses yeux, petits, me faisaient penser à ceux d'une fouine. Quand il ouvrit la bouche pour parler, je vis qu'il lui manquait plusieurs dents, ce qui expliquait aussi l'étrange chuintement qui sortait d'entre ses lèvres.

Il fit un vague geste de la main, celle qui tenait une longue lance. L'autre était libre, mais il avait un sac sur le dos.

- Je chassais, poursuivit-il. J'ai senti ton feu. Je peux m'arrêter un instant ?

Difficile de refuser un moment de repos à un chasseur, mais quand je le vis déposer son sac à même le sol dur et gelé, je me dis qu'il était bien chargé pour un chasseur solitaire. Du sac, je vis dépasser des fourrures et, à sa ceinture, étaient accrochés plusieurs couteaux. Arouk fit signe à l'homme de prendre place sur une pierre près du feu. Il remit quelques morceaux de bois dans le feu et s'assit à son tour, entre l'abri et le foyer. Je m'efforçai de ne pas bouger, respirant à peine. L'homme comprendrait sans peine qu'Arouk devait s'isoler, qu'il avait peut-être commis un crime et était banni. Car personne ne reste vivre seul, en plein hiver. Et ma présence poserait alors d'autant plus de questions.

**

- Tu es bien installé, dit le chasseur en dévorant un morceau de viande qu'Arouk lui avait proposé et qu'il avait fait cuire au-dessus du foyer.

- Oui, répondit simplement Arouk.

- Tu passes l'hiver seul ?

- Oui. Je retournerai auprès de mon clan l'été prochain. A quel clan appartiens-tu ?

L'homme ne dit rien, se contentant de prendre plusieurs bouchées qu'il mâchait à peine.

- Au Clan du Renne, dit-il enfin.

Je retins difficilement une exclamation de surprise : je connaissais bien les gens du Clan du Renne, le clan d'Ilya, sa famille, ses proches. Je n'avais jamais vu cet homme parmi eux, même au cours des années passées. Et je me demandais aussi pourquoi il se trouvait si loin de son clan. Le Clan du Renne avait son campement sur l'autre rive, comme le nôtre, mais beaucoup plus vers là où le soleil se lève, dans la grande plaine. Que faisait cet homme sur cette rive-ci, en plein hiver, soi-disant pour chasser ? Cette rencontre ne me plaisait guère et m'inquiétait, mais je ne pouvais, pour l'heure, livrer mes impressions à Arouk. J'espérais simplement que ce chasseur ne voudrait pas demeurer un peu ici, à profiter de notre abri et de nos provisions.

- Et toi, quel est ton clan ? demanda-t-il alors.

- Le Clan de l'Ourse, répondit Arouk sans aucune hésitation.

L'homme le fixa un moment, s'arrêtant de manger. Je n'aimai pas son regard et je ressentis un long frisson courir dans mon dos. A coup sûr, s'il connaissait les gens de mon clan, il ne reconnaîtrait pas Arouk. Mais comment pouvait-il connaître les miens ? Je me concentrai à nouveau sur lui, l'observant toujours à travers le jour de la porte. Il avait terminé le morceau de viande et réchauffait ses mains au-dessus du feu. Ses doigts étaient longs et un peu crochus, ses ongles abîmés. Il fixait le feu. Je fouillai dans ma mémoire, mais je ne retrouvai aucun souvenir de cet homme. Je fus presque surprise quand il reprit la parole :

- Merci pour le morceau de viande. Pourrais-tu m'en donner un autre ? Je vais reprendre ma route.

Arouk hésita un instant, puis se leva. J'observai toujours l'homme, mais je reculai aussi vers le fond de notre abri, sans faire de bruit, pour qu'il ne me voie pas. Le regard d'Arouk croisa le mien, mais nous n'échangeâmes pas le moindre mot. Je pus cependant lire son inquiétude. Il repartit après avoir pris un beau morceau de cuissot de chevreuil et quelques poignées de noisettes qu'il glissa dans un petit sac en peau. Puis il ressortit. L'homme était toujours près du feu, mais s'était levé. D'où je me trouvais maintenant, je ne le voyais plus, mais j'écoutais avec attention leur échange.

- Merci, dit-il à Arouk alors que j'imaginais que celui-ci lui donnait la nourriture.

J'entendis ensuite quelques frottements, un soupir un peu grave : l'homme reprenait certainement ses affaires. Puis ce fut la neige que j'entendis crisser sous ses pas : il s'éloignait effectivement en remontant la rivière, contournant notre abri. Arouk mit un bon moment à me rejoindre, je l'entendis remettre du bois dans le feu. Enfin, la peau qui fermait notre abri se souleva et il entra.

**

- Je suis inquiète, lui dis-je d'emblée. Je n'ai jamais vu cet homme et, pourtant, je vois les gens du Clan du Renne à chaque rassemblement. Je n'ai aucun souvenir de lui. Pourquoi chasse-t-il aussi loin de son clan ? Pourquoi chasse-t-il seul ?

- Il chasse oui, et il est loin de son clan, c'est certain. Je pense qu'il ment, aussi. Du moins, qu'il ne dit pas tout. Il porte des cicatrices, des marques de blessures qu'on obtient à la chasse. Il a été mordu, aussi, au poignet, il y a longtemps. Ses armes sont un peu émoussées, ses fourrures ne sont pas en très bon état. Cela fait longtemps qu'il est loin des siens.

- Pourquoi ?

Arouk me fixa.

- Tu me demandes pourquoi, Ourga ? Pourquoi met-on un homme à l'écart ? Pourquoi s'éloigne-t-il de son clan ? Si ce n'est parce qu'il en est chassé ?

Je frissonnai : ce que disait Arouk était bien ce que je craignais en moi-même, mais que je n'avais pas encore osé formuler dans mon esprit.

- Il m'a fait peur, dis-je. Même si je l'ai vu de loin. Crois-tu qu'il m'ait vue ?

- Je ne pense pas, même s'il a un peu regardé vers l'abri. Je pense qu'il était surtout intrigué par sa conception et par le fait que je me sois installé là.

- Il n'a pas demandé pourquoi tu étais là, seul.

- Il le sait. D'une certaine façon comme nous, nous savons pourquoi il était seul et loin de son clan. Même s'il ne sait pas exactement pourquoi je suis seul et nous de même.

- J'espère qu'il ne reviendra pas sur ses pas, dis-je encore.

Arouk m'entoura de ses bras et m'attira contre lui.

- Moi aussi. La nuit prochaine, je dormirai tard. Je resterai aux aguets.

Nous fîmes ainsi durant quelques jours. Arouk profita aussi du temps plus sec pour parcourir les alentours, autant pour chasser que pour tenter de trouver une trace éventuelle de l'homme. Comme rien n'arriva, que nous ne le vîmes pas revenir sur ses pas, je me sentis petit à petit un peu plus tranquille. Enfin, deux longues journées de neige nous obligèrent à rester bien à l'abri et ma crainte s'éloigna tout à fait.

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