La controverse du naq

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Une jeune blotine, appuyée contre le chambranle d’une fenêtre crasseuse au carreau haut-droit fracassé, observait cette étrange créature qui se désaltérait dans le baquet des chevaux de l’autre côté de la vitre. C’était la première fois qu’elle rencontrait un naq, créature qu’elle n’avait alors apperçue que dans les récits de feu sa nourrice. Celui-ci parraissait étrange avec son poil gris recouvert de poussière, son œil de verre et sa langue fendue en trois. Un serre lui manquait à la patte gauche et une cicatrice barrait sa croupe.

La blotine se retourna vivement lorsqu’elle reçut un violent coup de torchon sur l’épaule. La bonne femme qui l’employait lui vociféra dans les tympans en tirant sur son oreille rondouillette :

- Judihe, tu crois que je te paie à rien faire ! Vas donc t’occupper du voyageur sur la table du fond. Tu apporteras ce plat à Monsieur Stoli !

Elle lui refila un gigantesque plateau contenant un ours de ville rôti à la broche, farci aux pommes du Verger Royale et arrosé de sauce spéciale Madame Gretin. Judihe attrapa le plat et, jetant un dernier coup d’œil à l’âne à deux pattes dans la cour, elle franchit la porte qui séparait les cuisines de la salle à manger des hôtes de cette auberge. Elle se faufila entre les attablés, esquivant du mieux qu’elle le pouvait avec ses jambes boudinées propres à sa race, les clients qui riaient aux éclats en s’enivrant. Elle atteignit enfin le fond de la salle où un homme comptait ses sous. Cinquante-sept piécettes ordinaires étaient étalées sous ses yeux et il serrait de sa main droite deux pièces de Frobidon. Judihe écarquilla ses yeux globuleux. Le voyageur devait être très riche s’il possédait deux pièces Frobidon qu’il laissait à la vue de tous.

En appercevant la blotine qui campait devant sa table, notre gueuleur réprima un frisson. Elle souriait jusqu’aux oreilles, dévoilant une rangée impressionante de dents pointues comme seuls les blotins en possédaient.

- Ce s’ra une chope de Glouta, avec trois louches de sucre de Plômes, m’amselle, ordonna-t-il en se replongeant dans ses comptes.

La jeune Judihe hocha la tête en prenant mentalement note de la commande puis, son énorme plateau toujours dans les bras, elle traversa à nouveau la salle dans la diagonale opposée. Elle s’arrêta devant la plus grande table de l’auberge et, trouvant un espace libre entre deux marmites et un saladier vides, elle déposa son chargement et observa l’homme assis à la table.

Gigantesque, sa tête touchait les poutres poussiéreuses du plafond. Il était vêtu d’une chemise verte brodée de plumes rouges, tendue sur son ventre proéminent, ainsi que de bretelles en xyllissium, le matériau pare-balle par excellence. Son pantalon à carreaux blancs et noirs remontaient à la mi-mollet. Fascinée, Judihe observa le géant engloutir une charlotte aux mûres que Madame Gretin avait passé la nuit à confectionnée. Il ne s’arrêtait pas de manger, avalant tout ce qui lui tombait sous la main. Étonnement, sa barbe noire restait propre et en ordre alors que les cuisses de volailles et autres morceaux gras laissaient couler un filet de sauce sur son bavoire.

La blotine, voulut reculer pour échapper à sa comtemplation car elle savait que Madame Gretin l’attendait en cuisine pour lui confier du travail. Épluchage de patates mutées, cuisson des bêtes sauvages, nettoyage des dortoirs : tout ce que l’aubergiste ne voulait pas faire elle-même, elle le confiait à son unique employée.

La porte d’entrée s’ouvra avec fracas et une jeune femme fit son entrée. Les traits plissés par la rage, elle semblait chercher quelqu’un parmi les hôtes. Quelqu’uns, qui n’avaient rien d’humain, la regardait avec envie mais elle sortit un poignard de son fourreau et menaça quiconque essayait de s’approcher d’elle avec son arme.

- Raflotin von Stolvasen-Brivenor-Tilstrass, second du nom, hurla-t-elle, lève-toi et viens ici !

L’homme monumentale, que la patronne de Judihe avait appelé Monsieur Stoli, obéit et déplia prudemment ses genoux en tendant son corps vers le haut. Les pilliers de bois et de pierres qui soutenaient le premier étage tremblèrent lorsque sa tête perça le plafond.

- Je me suis levé mais je ne peux pas venir vers vous, mademoiselle Astra. Je suis coincé dans le plafond.

La voix de Monsieur Stoli parvenait aux hôtes de l’auberge à travers le plancher.

- Bonjour, monsieur. Désolé de vous avoir tiré du sommeil, ajouta-t-il sans doute à l’intention d’un client présent dans la chambre où se trouvait sa tête.

Judihe vit la femme à l’entrée prendre son visage entre ses mains en grommelant.

- Dégage-toi de là sans trop de dégats et rejoins-moi dehors. Je vais régler mon affaire seule.

Raflotin hocha la tête pour affirmer son approbation et des morceaux de plâtres s’échappèrent du plafond pour tomber dans le bol de soupe d’un pongloch-peau-jaune à quelques tables de là. Alors que son compagnon de voyage tentaient de se dégager en lançant un flot de «Pardon !», «S’cusez-moi !» et autres expressions inutiles aux hôtes sur lesquels il faisait tomber des pans de plafond, Astra se dirigea droit vers Judihe.

- On a volé mon naq, en aurais-tu vu un, blotine ? lui demanda-t-elle.

Judihe savait que le naq qu’elle avait vu à la fenêtre appartenait au voyageur. Cependant, elle avait un doute. L’aurait-il dérobé ? Mais, pour quelle raison l’aurait-il fait ?

Cet homme-là même leva une main en criant :

- Et mon Glouta, il arrive ? J’suis pressé, moi, m’amselle.

Judihe, sentant que le gueuleur était un être mauvais – les blotins sont doués pour sentir ces choses-là – elle se pencha vers l’oreille d’Astra et lui murmura :

- Il y a un vieux naq avec un œil vitreux dans l’arrière-cour. Il appartient à cet individu au fond de la salle.

Son interlocutrice grogna et plaça son couteau sous la gorge de Judihe en la menaçant.

- Ce n’est pas le sien. En combien de morceaux est sa langue ?

La blotine tenta de se souvenir du mieux qu’elle le put de ce qu’elle avait vu. Le poignard se ressera sur sa gorge mais elle savait que l’humaine n’irai pas jusqu’à saigner : le sang des blotins était extrêment toxiques pour n’importe quel être vivant.

- Trois, siffla-t-elle.

Astra la relâcha et Judihe s’écrasa au sol, en reprenant son souffle. Pour elle-même, Astra murmura :

- Le naq est dans l’arrière-cour…

Le gueuleur s’était rapproché et le chuchotement avait atteint son tympan. Il s’interposa devant la jeune femme.

- C’est mon naq, désormais ! Et vous n’y toucherez pas ! l’informa-t-il.

Sans rien dire, son arme toujours serrée dans son poing, Astra le contourna et avança en direction de la cuisine d’où elle pourrait rejoindre la cour où son naq se reposait. Mais l’homme ne voulait pas la laisser passer. Il lui saisit le cou et serra de ses doigts crochus. Tandis qu’elle peinait à respirer, les doigts de son adversaire refermissant son étreinte petit à petit, la jeune femme leva sa main droite au-dessus du voyageur et planta l’arme dans sa gorge. Le corps de l’homme, mort, retomba sur le sol avec un bruit mat. Elle s’en dégagea, récupéra son arme et reprit son souffle.

Les clients de l’auberge n’avaient pas réagit. Cette situation arrivait régulièrement aux alentours de la ville.

Elle ne perdit plus un instant à partir de là. Astra connaissait la règle d’Orpalia : la personne qui tue est celle qui paie. Elle entra dans les cuisine, bousculant au passage Madame Gretin qui hurlait après Judihe pour qu’elle revienne l’aider. La porte qu’Astra souhaitait atteindre semblait bloquée par une comode de bocaux et provisions. La jeune femme ne s’attarda pas à la dégager et ouvrit la fenêtre, renversant légumes et marmites qui siégaient près de celle-ci. Elle sauta à travers et atterit sur le sol pouissiéreux, les jambes absorbant l’impact.

Elle remua la tête cherchant son naq là où la blotine avait dit qu’il serait. Elle commença à maugréer sur la capacité de cette race à mentir jusqu’à ce qu’elle le voit. À l’entrée du chemin, son valet lui carressait la croupe en lui donnant une pomme à manger de sa grosse paluche. Il avait posé leurs bagages à ses pieds. Astra le rejoignit à grands pas.

- Mouiq, tu m’as manqué ! entendit-elle Raflotin dire au naq.

Elle se posta à côté de lui.

- Raffi, voyons, on ne parle pas aux bêtes, le rabroua-t-elle.

Mais, Raffi Stoli était habitué aux invectivations d’Astra Om’atîs, employeuse et amie, aussi il donna une dernière bouchée du fruit à l’animal avant de retirer sa main. Il chargea en silence les sacs sur le dos de Mouiq avant d’ajouter :

- Bien, mademoiselle Astra. Nous sommes près à partir.

- Alors, allons-y, nous avons encore de la route à faire.

Alors qu’ils n’avaient parcourut que quelques dizaines de mètres sur le chemin, un énorme craquement retentit derrière eux. Ils se retournèrent, juste à temps pour voir l’auberge s’écrouler, enterrant tous ses hôtes avec elle.

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