Chapitre 2

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J’ouvre les yeux. En nage, comme tous les matins.

J’émerge. Péniblement. Parce qu’il le faut. Au fur et à mesure, je me calme, reprends ma respiration. Je fais à nouveau corps avec la réalité. Parce qu’il le faut.

J’ai mal au dos. Mettons ça sur la faute du fauteuil crapaud de l’entrée. Il a beau être d’époque et pratique pour nouer ses lacets, il n’est pas fait pour dormir. Le mal de tête, son origine est à mes pieds. Quand je me suis affalé, elle a roulé puis s’est arrêtée, bloquée par mon smartphone tombé, lui aussi. Une bouteille de Condrieu. Vidée, bien sûr. Une de plus. Notre vin préféré à Irène et à moi. Avant, on le buvait pour faire la fête. Moi, aujourd’hui, pour oublier.


Je reste un moment face à cet aquarium. Le ronron du moteur à oxygène, les mouvements fluides des scalaires et les faibles ondulations de l’eau adoucissent mon réveil difficile. Petit à petit, je remonte à la surface de la réalité, reprends la gravité des faits ; ceux-là mêmes que je tente d’oublier, en vain. Un ersatz de sel reflue dans ma gorge. Le goût amer de mon histoire. La perte d’Irène, cet accident stupide…

Je contemple le ballet sous-marin qui se poursuit, imperturbable. Les 3 combattants et leurs robes flamboyantes croisant les 8 silures de verre et leurs étranges corps transparents. Les 2 scalaires flirtant avec les 5 ou 6 guppys. La nage tranquille des 6 poissons-arc-en-ciel jouant auprès des algues ou du petit torii que tu avais ramené lors de notre voyage. Le dernier.


3 combattants, 8 silures, 2 scalaires, 6 poissons-arc-en-ciel, 5 ou 6 guppys… 5 ou 6 ?

Je tends le bras pour récupérer du bout des doigts mon téléphone. Une chance qu’il ait résisté au choc. Mode photo activé. Je cadre l’aquarium. J’attends d’avoir tous les poissons bien visibles…, clic, c’est dans la boite.

Je regarderai la galerie après. D'abord, il faut que je me lève. Sans quoi, je ne donne pas cher de ce fauteuil.

Allez, direction les toilettes au plus vite avant de prendre un Efferalgan.

J’ai mal aux jambes, aussi. On mettra ça également sur le fait de ne pas avoir dormi dans le lit. Ça m’apprendra.

Il ne me reste que trois rouleaux de papier. 3. J’en ai consommé un hier. Donc, c’est logique. Il m’en reste trois.

Mardi 27 avril. C’était hier. Je n’ai pas coché la case sur le calendrier. Ça fait 23 jours aujourd’hui. 23 jours sans toi… 23 jours de silence, où plus rien n’a de sens. Le bruit de la chasse résonne jusque dans mon crâne… Allez, un cachet au plus vite.


Je passe devant le salon, et le bassin de 800 litres où repose une amphore antique dans laquelle s’amusent les carnassiers morfals. Je m’arrête à l’entrée de la salle de bain, face à l’aquarium du petit axolotl impassible, trônant au milieu des miroirs de beauté et coffres à bijoux qui font de ce bac les vestiges de fonds marins où serait niché un trésor de pirates.


La petite armoire murale, sans pitié, me renvoie ma propre image. Je n’ai pas envie de voir mon teint gris, mes cernes, mes rides, les marques de ma fatigue, de ma tristesse. Mon reflet disparaît en ouvrant les portes. Je saisis un tube de paracétamol. Pour moi, c’est tout ce qui compte.


Retour dans l’entrée, à faire le crapaud. Je m’installe. Le jeu des 7 erreurs commence.

Mardi 27 avril… les seules photos stockées sont évidemment celles de l’aquarium face à moi. Je zoome.

Là… 2 combattants sur ce bord, le dernier est ici, dans le fond du bassin. Les silures, toujours en banc, au milieu du bac, sont bien 8, les scalaires, 2. Trouver les poissons-arc-en-ciel me prend plus de temps, notamment pour parvenir à distinguer le sixième, caché derrière une roche volcanique. Et les guppys sont bien deux en haut, un tout à gauche, au niveau inférieur, près des graviers, un autre juste au milieu, contre la vitre. Et deux supplémentaires, au fond à droite, jouent entre eux. Ah, et puis encore un que je n’avais pas vu, sous une plante. Ce qui fait… 7.

Aujourd’hui, mercredi 28, 14 h 37. Même exercice. Je zoome et voyage au centre de la photo à traquer chaque espèce. Je dénombre la quantité d’individus identique, hormis pour les guppys… passés au nombre de 5. Je lève les yeux du smartphone et me relève de mon trône de prince déchu — crapaud d’antan. Le nez sur la vitre, je recompte les pensionnaires du bassin. Celui de droite qui se dirige vers la gauche, celui qui reste en haut, les deux qui se poursuivent… et voilà tout !

Où est passé le cinquième, immortalisé sur la photo prise il y a 10 minutes ? Il n’y a rien au sol, autour du meuble. Qui parmi vous mange mes guppys ? Et mes silures ? Je suis persuadé que nous en avions acheté 10 l’hiver dernier. Ce mystère ridicule et sans importance ne tardera pas à être percé. Je n’ai rien d’autre à faire de toute façon.


La disparition a eu lieu pendant ma courte absence ? Soit, je vais rester là. Ici, dans ce fauteuil. Et tant pis si je dois dormir une ou deux nuits de plus pour savoir ce que deviennent ces poissons.

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