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Nous nous étions installés dans le premier bar que j’avais pu trouver. Un petit établissement sans prétention, dont l’éclectisme de la clientèle rappelait celui des bars de quartier où l’on se sent toujours à l’aise. La tension des retrouvailles semblait pour un temps noyée dans les clameurs festives, les discussions enjouées, et les rires qui accompagnent le tintement des verres qui trinquent dans la joie et la bonne humeur. Mon regard s’égarait çà et là, capturant sur le vif la dextérité d’un des barmans, l’intimité d’un échange entre deux inconnus, l’ivresse d’un groupe d’amis... Des morceaux d’existences se jouaient devant moi comme autant de vies alternatives à la mienne, mais tout aussi similaires. Et au milieu de tout ça, en dépit des voix sonores, de la musique assourdissante, ces trois mots simples avaient tout à coup couvert le bruit ambiant et résonné au plus profond de moi. Une nouvelle scène venait s’ajouter à ce tableau social. Alors que ma vie connaissait un bouleversement si profond sous leurs yeux, l’avaient-ils remarqué, eux aussi ? Avaient-ils été témoins de cette altération soudaine, de ce glissement subreptice du renoncement vers l’éventualité ?

Comme moi, ils s'imaginaient sans doute deux personnes échangeant des platitudes, digressant sur des sujets qui leur tiennent à cœur, évoquant quelques vieux souvenirs communs, comme le feraient des amis de longue date, comme le feraient deux amants complices. C’est que l’on s’imagine rarement voir des vies basculer dans un bar. C’est le lieu où tout se crée, où tout se noue. Un endroit où la vie vous frappe de plein fouet, où l’ivresse vous enlace tendrement. C’est un espace-temps à part d’où émergent, des multiples fusions qui s’y opèrent, de micro-cosmogonies personnelles. Oui, les bars sont des points de départ, des incubateurs d’espoirs naissants. Le lieu de tous les possibles. Le drame, c’est bon pour les restaurants ou les gares.

Que s'était-il passé ? La vie, tout simplement. Un jour l'un s'en va et l'autre reste. Gardien autoproclamé des souvenirs, il s'évertue à archiver les réminiscences volages d'un passé commun, dont l'un se sera déchargé à son départ, comme d’un bagage trop lourd à porter. Je me suis souvent demandé ce qu'il était nécessaire de conserver après tant de temps. Quand la fin est annoncée, reconnue et actée par les deux partis, vient alors le moment de dresser l'état des lieux. Mais que prendre ? Je me rappelle m'être assise sur le lit, les yeux portés sur les meubles de rangement. La gueule ouverte, ils vomissaient les relents de l'histoire avec indifférence et crachaient dans le désordre matériel la présence pesante de ma nouvelle solitude. Dans le tiroir du haut, il y avait ses chaussettes. Ou bien était-ce ses caleçons ? Après toutes ces années, je devrais en être sûre, non ? La plus insignifiante des certitudes s’érige tout à coup en doute existentiel.

Il n'avait jamais été plus présent que par son absence. Elle était aujourd'hui la seule chose vraie, palpable.

L'amour-meuble. C'est de cette façon que l'on parlait de nous au bout de deux ou trois ans. Passé l'inconfort et les tâtonnements maladroits des prémices de la vie de couple, nous avions atteint notre vitesse de croisière. L'existence se déroulait dans un confort rassurant et monotone au point que, dans la même pièce, l'autre prenait part à l'esthétique du décor, au même titre qu'un vase douteux chiné à la dernière brocante ou bien encore, une simple chaise. Je le dis sans arrière-pensée, on s'attache plus que de raison aux choses matérielles. L'habitude aidant, on les chérit sans les voir, mais au premier signe de décrépitude, leur entretien devient une affaire d'Etat. Il arrive toujours un moment où l'on se pose la question de savoir quand exactement est-ce que l'on a cessé de prêter attention. Bien souvent, il est déjà trop tard, ce qui explique en partie en quoi le choc est si douloureux. Cependant, une fois l'alerte lancée, on s'accroche comme on peut à l'espoir d'une réparation suffisante, un cache-misère qui ferait illusion le temps de traiter le problème de fond. Le problème justement, c'est que l'intérieur est déjà si endommagé que l'on peine à interrompre le processus de désintégration. Avec le mobilier il faut être prudent, il nous lâche toujours au moment où l'on s'y attend le moins.

Dans un accès de folie hygiénique, je m'étais résolue à effacer toute trace de ce qui n'était plus. À défaut de savoir quoi conserver, il semblait plus facile de tout jeter. Adieu vaisselle et couvre-lit, polaroïds et décorations pourries. On refait les peintures et on change les tapis, pourvu qu'il ne reste plus aucune trace de cette autre vie. Il m'avait bien fallu trois mois pour venir à bout de cette remise à neuf douloureusement nécessaire. Ainsi, au premier jour du reste de ma nouvelle existence, je m'étais assise sur mon lit avec la sensation de légèreté de ceux qui s'engagent tout juste dans un nouveau cycle. L'enthousiasme puéril de la possibilté. Tabula rasa.

Trois mots. Trois mots simples et une boîte. C'est ce qu'il restait de nous. Je scrutais son regard, lui avait les yeux rivés sur les vestiges d'une histoire qui n'était plus la nôtre. Il n'y toucha pas. De cet assemblage de carton usé, ses pupilles inexpressives s'orientèrent vers moi. Il n'eut pas besoin de mots, car il savait. Trois mois plus tôt, elle était apparue devant ma porte telle une bouteille rejetée par les flots. Le fait de l'avoir tout de suite reconnue ne la rendait pas moins suspecte à mes yeux. Bien au contraire, toute réminiscence du passé m'apparaissait désormais comme un risque d'attentat à la bombe, menaçant l'équilibre précaire de cette vie nouvelle que je me construisais. Tous mes sens étaient en alerte. Comment aurait-il pu en être autrement quand la seule pensée d'ouvrir cette boîte de Pandore me plongeait déjà dans le désarroi ? C'était un coup bien calculé. Elle se présentait au moment même où, passé la colère et la frustration, la plaie béante en pleine cicatrisation était encore vulnérable. Il savait, et pourtant, il ne semblait pas avoir hésité à déposer ce colis piégé à mes pieds.

Il voulut me prendre la main, mais je poussai devant lui la preuve de sa culpabilité, bien décidée à obtenir des explications. Cela même qu'il m'avait refusé le jour où il était parti. Dès l'instant où il avait refermé la porte de notre appartement, il avait fait le choix de n'être plus qu'un souvenir. Une énième parenthèse amoureuse dont on se rappelle au détour d'une conversation qu'elle a un jour été. Pourquoi revenir ? Je me heurtai une fois de plus à son silence. Entre nous, la boîte paraissait plus imposante que tout le reste.

Ecornée, tachée, déformée mais toujours entière, elle résistait à l'épreuve du temps. Le poids des années, qu'elle renfermait en dépit de sa fragilité, témoignait de la permanence de ce qui depuis longtemps semblait perdu. Véritable artéfact de notre époque commune, elle dégageait soudain cette aura propre aux reliques d'une période révolue, m'enveloppant du voile de la nostalgie. Et ces trois mots, désormais, résonnaient en moi telle une incantation sulfureuse. Mon poul s'accélérait, l'air se raréfiait et bientôt vint la sensation insoutenable d'étouffer. Je me dressai de ma chaise et me précipitai à l'extérieur du bar. Plantée sur le bord du trottoir, dans le tumulte de la rue et l'air frais du soir, je respirai de nouveau. Ancrée dans l'instant présent, le charme enivrant du passé semblait ne plus pouvoir m'atteindre. Ces trois mots qui, trop longtemps m'avaient retenue, n'avaient enfin plus d'emprise. Ici et maintenant, j'étais libre.

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