Chapitre 9
Dix heures, tout le monde était en place pour ce grand concours d’improvisation de Glenharm. J’avais ma propre musique dans les oreilles, pour rester concentrée. Il y avait cinquante participants, soit vingt-cinq duos. La compétition allait être rude. Les couples passaient le matin, les solos l’après-midi. Avant Gaëtan et moi, dix couples faisaient leur présentation. Quand c’est à notre tour, je rassurais mon partenaire d’un signe de tête.
— Pour le passage suivant, Élia Aubelin et Gaëtan Morrow.
Alors que mon partenaire et moi-même avançons sur la scène, la salle comme les arrières se remplirent de murmures. J’entendais ce que disaient les autres participants, mais je tentais de les ignorer. Encore une fois, je n’étais reconnue que comme la fiancée de l’Impératrice. Celle qui avait été à la télévision durant une semaine entière, durant son enlèvement.
— Ça va aller Élia, chuchota Gaëtan. On va y arriver.
Je respirais et me reconcentrais. La musique se lança et commençait notre improvisation en duo. Pourtant, j’entendais toujours les murmures, je voyais les autres danseurs m’observer comme si j’étais une bête de foire. J’en perdis toute ma concentration.
— Excuse-moi, je ne peux pas.
— Élia !
J’abandonnais, la musique se coupa et je sortis de la scène, sous les regards toujours plus insistants de tout le monde. Si je ne partais pas tout de suite, j’allais faire une crise de panique. Ce que j’avais vécu adolescente recommençait, parce que j’étais la fiancée de l’Impératrice.
— Toi, tu viens avec moi.
Je n’avais pas le temps de réagir qu’une main agrippa mon poignet et me tira à nouveau sur scène. Mon cœur s’emballa sans que je puisse le contrôler. Je déglutis, releva la tête et reconnut ma sœur. Aujourd’hui encore, elle était là pour m’aider.
— Mademoiselle, qu’est-ce que… commença l’un des jurys.
— Je m’appelle Iléna Aubelin et je suis la grande sœur d’Élia. Elle n’est pas que la fiancée de l’Impératrice. Elle est aussi une fille, une sœur, une mère, une grande danseuse et une grande chorégraphe. Cessez de chuchoter à son passage. Vous ne savez pas le mal que ça luit fait.
— Léna, tentais-je.
— Vous avez déconcentré ma sœur, là où elle est le plus douée, en improvisation. Je vais vous montrer tout son potentiel pour que vous arrêtiez de voir en elle uniquement son statut de fiancée, mais que vous voyez la danseuse qu’elle est. Mesdames, Messieurs les jurys, ceci est hors compétitions. Veuillez lancer une musique, je vous prie.
— Léna, qu’est-ce que tu fais ?
— Je t’aide, p’tit moineau. Ferme les yeux, respire doucement et concentre-toi sur moi, sur la musique. Concentre-toi uniquement sur nous.
J’écoutais ma sœur et parvins à retrouver ma concentration. Danser avec ma sœur était totalement différent qu’avec Gaëtan. Avec elle, je me laissais porter tandis qu’avec lui je dirigeais. Le fait de connaitre ma sœur aidait. Je dansais avec elle depuis toujours et la danse était notre moyen de communication préféré. Nous connaissions aussi cette musique, sur laquelle nous avions déjà dansé quand nous étions plus jeunes. Au rythme de la musique, je me sentais enfin libérée du regard, du jugement des autres. Il n’y avait plus que ma sœur et moi qui comptions. Ma sœur et moi, unies par la danse. Dès nos derniers pas de danse, les applaudissements ne se firent pas attendre.
— N’oublie jamais, Élia. Quand tu danses, tu ne fais plus qu’une avec la musique. Toutes tes pensées disparaissent, remplacées par la musique. Ne doute jamais de tes capacités, pas dans le domaine où tu es la plus douée.
— Léna…
— Promets-le-moi, Élia. Promets-moi que tu arrêteras de douter, que tu arrêteras de laisser tes peurs te bloquer.
— Je te le promets.
Ma sœur glissa ses doigts entre les miens et se tourna vers le jury et le public. Elle leur fit un long discours pour leur prouver que j’étais bien plus que le fiancé de Véra, que je méritais d’avoir ma propre histoire, ma propre carrière. Elle négocia même un deuxième passage, avec Gaëtan, maintenant que j’avais retrouvé ma concentration et m’étais libéré du regard d’autrui. Elle me fit ensuite un dernier clin d’œil et avait de libérer la scène et de céder sa place à mon partenaire.
— C’est quand vous voulez, jeunes gens, annonça l’un des membres du jury.
Je fermais les yeux un instant pour respirer puis je fis un signe de tête à l’ingénieur son, qui lança une toute nouvelle musique. Cette fois-ci, il n’y avait plus que la danse qui comptait. Le tempo de la musique, ma coordination avec mon partenaire. J’étais Élia Aubelin, danseuse professionnelle et je voulais ma première place, en solo, comme en duo.
Malheureusement, quand les résultats furent annoncés, une heure après le passage des derniers couples, nous étions quatrièmes. À toutes mes compétitions, j’avais toujours été au moins sur le podium. C’était la première fois que je le loupais de peu et j’étais frustrée. D’autant plus que Gaëtan ne cessait de s’excuser, convaincu qu’on avait loupé le podium à cause de lui. Il était vrai qu’il avait un niveau plus faible que moi en improvisation, mais il avait beaucoup progressé depuis qu’on travaillait ensemble. Et surtout, je l’avais choisi, lui et personne d’autre. Nous avions peut-être échoué aujourd’hui, mais nous réussirons la prochaine fois.
Les passages en solo durèrent plus longtemps. En même temps, il y avait cinquante personnes à faire passer, soit quarante-neuf adversaires pour la première place, dont mon partenaire et ma sœur. Mais cette fois, je savais que j’avais bien plus de chance de gagner. Et je voulais aussi que Véra, qui regardait la compétition depuis les tribunes, soit fière de moi. Si j’en étais là aujourd’hui, si j’avais pu entrer à l’Opéra-Théatre, si je pouvais réaliser mon rêve d’enfant, c’était en grande partie grâce à elle. Parce qu’elle m’avait fait confiance en me laissant danser au palais, lors des bals impériaux officiels.
— Et pour la première place au Concours impérial de danse, spécialité Improvisation, catégorie solo… la danseuse…, ponctua le présentateur, Élia Aubelin !
Je relevais la tête, incapable de faire le moindre mouvement. Pour la toute première fois, en dix-huit ans, j’avais gagné un concours de danse. J’avais gagné la première place. J’avais battu ma sœur. Iléna fut la première à réagir. Elle me prit dans ses bras, m’embrassa à plusieurs reprises et me poussa même sur le devant de la scène, pour que je puisse récupérer mon trophée.
— Félicitations, Mademoiselle Aubelin.
— Merci. Merci beaucoup, ajoutais-je les larmes aux yeux.
Dans la salle, j’entendis mon prénom être scandé. Visiblement, j’avais bien plus de fans que je ne l’avais cru. Et pourtant, je commençais à peine ma carrière de danseuse. Je n’étais même pas encore apparu dans les clips musicaux d’Iléna.
De retour dans ma loge, l’odeur de rose me parvint dès que j’ouvris la porte. Et cette fois encore, mon odorat ne m’avait pas trahi. Véra était déjà là.
— Je savais que tu allais y arriver. Tu étais incroyable, mon ange.
— J’ai encore du mal à réaliser. Alors que j’ai failli tout abandonner.
— Mais tu ne l’as pas fait. Enfin si, mais Iléna a su te rattraper au bon moment.
— Encore une fois, je ne sais pas ce que j’aurais fait sans elle. Je ne savais même pas qu’elle participait aussi au concours.
— Bonne surprise, alors. Et, j’insiste, tu étais incroyable sur scène. Je pourrais te regarder dans pendant l’éternité, je ne m’en lasserais jamais. Félicitations.
— Merci. Merci d’être restée toute la journée, pour seulement deux passages, malgré tout ton travail.
— J’ai peut-être beaucoup de travail, mais tu restes ma future femme. Si je ne suis pas présente lors de moment important pour toi, comme aujourd’hui, je n’aurais aucun droit de t’épouser.
— Tu sais que je t’aime ? avouais-je pour la énième fois. Je t’aime parce que tu me laisses douter, tu me laisses te repousser quand j’ai peur, sans pour autant me le reprocher. Je t’aime parce que je me sens en sécurité avec toi, même quand ton titre d’Impératrice nous fait de l’ombre.
— Serait-ce une déclaration d’amour, Mademoiselle Aubelin ?
— Peut-être bien.
Ses mains glissèrent dans mon dos et ses yeux pétillèrent quand ils glissèrent sur moi, son mon visage juste avant qu’elle ne vienne m’embrasser. En cet instant, quand j’avais mon grand amour dans les bras, plus rien d’autre ne comptait. En cet instant, je n’avais besoin de rien d’autre qu’elle. Et j’étais une femme heureuse, comblée et bientôt une femme mariée.

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