Chapitre 1

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Jimmy Delvoix rabattit l'écran de son ordinateur portable et étira ses bras en l'air, satisfait des changement qu'il avait apportés aujourd'hui à son scénario. La scène XII de l'acte I prenait un tournant décisif. Deux semaines plus tôt, quand il avait débarqué à Lille, les doutes l'avaient assailli. Il s'était demandé ce qu'il était venu trouver dans cette ville. La réponse était pourtant simple : il avait voulu s'éloigner de la campagne et du manque d'animation de son village. Quatorze jours plus tard, il avait trouvé une raison de rester.

Il s'écarta de la table de la cuisine et pris une bouteille d'eau dans le réfrigérateur. L'air de ce début d'été était lourd et il étouffait. La saison promettait d'être chaude ! Un bref coup d'oeil à l'horloge au dessus de son bureau lui indiqua qu'il était vingt heures. Il s'approcha de la fenêtre qui donnait sur la cour intérieure, s'appuya contre le chambranle et attendit. Il n'avait pas encore allumé la lumière et de l'extérieur, il ne serait pas vu à son poste d'observation.

Son cœur bondit dans sa poitrine, son souffle se fit plus court. Sa mystérieuse colocataire fit son apparition. Ce soir, elle portait une robe ample et longue en lin blanc qui mettait en valeur sa peau d'albâtre rosie par le soleil . Elle avait un teint éclatant qu'illuminait une chevelure ondulée rousse flamboyante. Depuis son poste, Jimmy admira le visage délicat, aux traits réguliers, parsemé de tâches de rousseurs de la jeune femme. Son attention se porta sur un regard doux et rêveur aux grands yeux en amande verts turquoises, une petite bouche rose aux lèvres pleines. Il attendit avec excitation. Il avait pris cette habitude de se poster dans l'encadrement de sa fenêtre, dans l'ombre, depuis qu'il avait été témoin d'un rituel de la jeune femme. Même si une pointe de culpabilité le tiraillait, car il avait la sensation de commettre une faute.

Il l'avait vue pour la première fois un an et demi plus tôt. Ce matin là, il n'avait pas pu se résoudre à détourner les yeux quand elle s'était retournée vers lui, l'avait dévisagé avec curiosité, et avait quitté le hall, rougissante de son audace pour monter à l'étage supérieure où elle logeait. Le jour suivant, les mots qu'il croyait tabous s'étaient libérés en pensée et il les rassemblait déjà à l'écrit pour être déclamés sur une scène. Et il s'était remis à son scénario. A compter de ce jour, il avait décrété qu'elle était l'inspiration de son personnage principal. Depuis, il l'observait à la dérobée tous les matins durant le déjeuner collectif.

Il ne s'en était approché que rapidement, avec d'autres colocataires lors d'une sortie organisée par le foyer. Le groupe venait de se retrouver pour partir et se disait bonjour. Il avait irrésistiblement été attirée par elle et c'est alors que brusquement, elle avait répondu à son impulsion et lui avait fait la bise comme si elle le connaissait depuis des années... Il avait été troublé de tant de familiarité. Il avait été marqué par la douceur de sa joue duveteuse. Il ne s'était posé aucune question sur l'attrait de la jeune femme pour lui, mais depuis, il était en attente d'un autre contact. Elle le fascinait. Cela faisait longtemps qu'une femme ne l'avait pas intrigué à ce point.

Tandis qu'elle déjeunait seule, il avait eu un petit sourire. Son visage luisait à la lumière artificielle de la salle commune. Elle riait de temps en temps devant les clips musicaux de la télévision. Elle se prenait d'un engouement certain pour cette activité entraînante. Elle avait cette habitude de venir quotidiennement écouter de la musique contemporaine devant l'écran le matin ou en fin d'après-midi après son travail dans la salle d'ordinateurs. C'était, apparemment, une jeune femme d'un naturel joyeux. Peut être aimait-elle faire la fête en discothèque. Peut être devrait-il lui proposer de sortir dans ces endroits faits pour la promiscuité et le rapprochement. Après tout, elle s'était rapproché de lui en premier. Elle avait pris l'initiative. Mais après tout, on faisait la bise à ses amis, sa famille. Ce n'était pas exceptionnel.

Son agent lui avait posé un « ultimatum ». Il devait se reprendre. Jimmy avait horreur des « ultimatum » Ils le stressaient ce qui était inutile. Car il perdait alors du temps à se calmer, à se détendre, à reprendre ses moyens. Mais il ne pouvait plus nier l'évidence. Il fallait que sa prochaine œuvre soit célèbre. Or ce n'était pas en faisant du tourisme dans cette nouvelle ville qu'était Lille, qu'il allait être réclamé. Lille était accueillante, mais il devait cesser de répondre sans cesse aux invitations de ses nouveaux amis qui le poussait à se créer une riche vie sociale. Il comptait déjà une dizaine de fréquentations et cela était suffisant pour combler le manque affectif générés par la solitude de son logement et l'absence de sa famille. Par chance, il lui restait encore un semblant de bon sens. Assez pour admettre que ses commanditaires avaient raison. Deux ans s'étaient écoulés depuis son dernier spectacle. Il était grand temps qu'il se remette à l'ouvrage.

Il était allé consulté un conseiller, un voisin de son village natal, un ami de longue date en qui il avait confiance. Celui-ci avait pour habitude de se rendre à Lille durant le week end car il aimait la vie citadine malgré son métier de paysagiste prenant soin des jardins campagnards. Ce voisin très enthousiaste lui avait transmis son vif engouement pour la cité et l'avait carrément convaincu de déménager. Il avait donc donné son numéro de compte pour les virements du loyer au directeur, sans regrets.

Il sortie brusquement de ses réflexions en entendant la voix profonde et basse de la jeune femme rousse. Elle venait d'entamer une chanson française qui passait fréquemment à la radio. C'était une créature singulière. Deux jours qu'il pensait à elle en « catimini », et déjà il avait clamé haut et fort à ses amis qu'elle était sa muse. Dans son esprit, il avait regardé ce que son imagination lui projetait mentalement : des courbes impressionnantes, une silhouette rebondie, des jambes interminables. Il ignorait tout d'elle mais il avait mémorisé son visage. Ce soir, malgré la lumière du soleil couchant et de la lune déjà présente, il ne la distinguait pas nettement.

Chaque soir, à 20 heures, l'heure où sortait la jeune femme rousse dans la grande cour centrale du foyer, il pensait à l'allure qu'il aurait s'il sortait dans les rues de la ville pour s'affichait en couple avec elle. Son apparence lui plaisait beaucoup. Il se disait que, peut être, ils étaient complémentaires et ils formeraient un duo harmonieux... C'était la première fois qu'il n'avait pas honte de s'imaginer assumer une relation en public avec une femme, tant sa pureté physique l'émouvait. La jeune femme entretenait régulièrement son corps à la salle de musculation du foyer, dans la piscine de la cour. Car elle se déplaçait en boitillant, tendant à s'appuyer sur sa droite. L'épaule appuyée contre le chambranle, il continua à l'observer. Dos à lui, elle s'étira les bras en l'air. Bon sang, il avait connu beaucoup de femmes au cours de son existence ! Plus il avait bu, plus elles avaient défilées dans son lit. Des prénoms exotiques, des visages charmants, des femmes peu farouches dont il ne conservait que quelques images... Mais pas vraiment le genre de souvenirs qu'il chérirait.

Jimmy ferma les paupières et poussa un profond soupir ; sa bouche était sèche comme s'il avait avalé du sable. Sa gorge s'irrita en chauffant sa thyroide. Il toussota. En criant. Elle se redressa brusquement et tourna la tête dans sa direction. Ses yeux se posèrent sur lui sans heurts. Effrayé, il pensa à sa clé sur la serrure de sa porte en espérant pour une raison mystérieuse qu'elle ne viendrait pas chez lui et il soutint son regard. Elle devait le prendre pour un pervers. Elle se tourna brusquement vers son sac, puis sans s'intéresser plus à lui, elle se mit à fouiller dedans. Elle devait déjà songer à rentrer chez elle. Il se voyait déjà chez le directeur pour une leçon de moral. Non. Pas question qu'il déménage de nouveau. Pour la première fois depuis des mois, il écrivait, et le résultat était bon. Il n'avait qu'à aller lui présenter des excuses.

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