Entre l'horreur irl et url
J'allume ma webcam et m'installe sur mon siège d'un geste rageux, les doigts tremblants, je lance l'enregistrement :
- Salut les amis, aujourd'hui il faut que je vous parle d'un truc, qui m'énerve énormément mais vous pouvez pas imaginer, j'ai envie de balancer des insultes mais je vais perdre la monétisation si je fais ça donc je vais garder mon calme !
Je remet nerveusement une mèche de cheveux derrière mon oreille, j'ai la gorge sèche et les larmes commencent à monter tellement je suis énervée.
- Vous êtes vraiment une belle bande de connards ! J'en reviens pas comment on peut être aussi cons et méchants mais vraiment il y a des gens qui n'ont pas de coeur ou qui ont une mère sur un trottoir ! Si vous n'aimez pas mon contenu, dégagez de ma chaîne au lieu de me faire chier et de m'insulter !
Emportée par mon excès de fureur, je renverse d'un coup de bras le verre posé à côté de moi sur mon bureau en acajou, le bruit du verre brisé vient me tirer de ma folie furieuse et je réalise à quel point je perd le contrôle de mes pensées et de ma parole. Je pars donc nettoyer les dégâts puis prend une grande inspiration avant de me réassoir sur mon siège.
- Je vais vous expliquer, après la publication de ma vidéo, vendredi soir, je pars me coucher tranquillement et forcément, le lendemain, aux premières heures de la journée, je check tous mes réseaux pour voir vos retours et je vois une marée de commentaires sur YouTube m'insultant et 60% de pouces rouges, déjà je ne comprend pas mais c'est pas le pire, une fois ce stade passé, je décale sur Twitter et en TT je vois ce hashtag : "c'est mérité", je clique donc dessus et j'ai été choquée de voir qu'il me concernait, et était rempli de personnes me détestant, dont certaines que je connaissais, avec des montages honteux de moi et d'anciennes photos dénudées de moi qui m'avaient déjà values mes premières tentatives de suicide comme vous le savez. Mais c'est pas fini, sur Instagram, toutes mes publications ont été soit ravagées de commentaires m'insultant de pute ou signalées en masse et donc supprimées par Instagram. Et le plus grave arrive, certains internautes se sont fais le plaisir de trouver le compte facebook de mes parents et de leur envoyer les photos compromettantes de moi et des menaces comme quoi ils connaissaient leur adresse et pouvaient leur rendre une petite visite. Donc....
Une sonnerie retentit, signifiant l'heure du repas, je lance un dernier regard sur l'écran de mon ordinateur avant de tout éteindre puis sort de ce que j'appelle ma chambre, composée d'une fenêtre, un bureau, un lit et mon ordinateur. Je me lève avec lenteur et me dirige sans grande conviction vers le réfectoir, se joignent à moi d'autres enfants ou adolescents, tous aussi silencieux les uns que les autres. Certains portent sur moi un regard vide, regardant mes scarifications ou mon visage détruit par la tristesse, mais ils ne semblent pas en meilleure forme que moi. Cette lente marche n'est pas sans me rappeler une horde de zombie, à qui on aurait enlevé la vie mais qu'on forcerait à ne pas mourir. Je me saisis d'un plateau, sur lequel on me sert un plat traditionnel d'ici, pâtes et jambon. Je m'asseois ensuite à une longue table, avec d'autres personnes aussi vides que moi, voir plus. Le silence est assourdissant, on entend seulement le cliquetis des couverts. Les surveillants décident de nous baigner dans une musique calme pour couvrir tout cela, eux aussi se sont habitués à la vue de ces corps mous et sans vie que l'on force à vivre.
Puis après ce repas, je remonte dans ma chambre avant de partir pour une douche, nappée d'une serviette blanche, je me mêle aux autres filles puis trouve un coin tranquille avant de me dévêtir. L'eau chaude se mêle à mes larmes, et une fille me donne une légère tape sur l'épaule de réconfort puis un léger sourire avant de s'en aller. Rien que ce contact humain me fait du bien et je reprend un peu le contrôle de mes émotions. Tout à coup, l'eau à mes pieds se teinte d'une légère couleur rosée, avant de virer carrément au rouge, je relève la tête et aperçoit la source de cette eau rouge, une des filles me regarde le visage crispé, le manche d'un couteau de repas dépassant de sa cuisse, ouverte en deux. Les secondes suivantes semblent interminables, ponctuées seulement par le cri strident de la fille, qui n'a pas plus de 15 ans, et le bruit de l'eau qui coule, tandis que nous la regardons, stupéfaites. Je décide de réagir et court vers elle en criant aux autres d'aller chercher quelqu'un. Aussitôt une grande femme bronzée court au dehors prévenir les surveillants tandis que je me précipite vers la fille, maintenant tombée à terre. Je presse le haut de sa cuisse de mes mains dans le but de stopper ou ralentir cette sortie de sang qui me semble interminable.
- Laisse moi tranquille toi.
Son ton est situé entre la tristesse et la colère tandis qu'elle essaie vainement de me repousser. Je la fixe droit dans les yeux :
- Sois pas bête, il y a des gens qui tiennent à toi, tu peux pas partir comme ça, pense à eux, tes amis, tes parents....
Je suis coupée par une des surveillantes qui me repousse brusquement et nous exhorte à nous en aller.
L'esprit troublé, je regagne ma chambre et rallume mon ordinateur. Je repense à toute cette scène, le regard malheureux de cette jeune fille, son corps décharné présentent les mêmes cicatrices que moi.
- Donc j'ai décidé d'ignorer tout cela, j'ai longuement réfléchi, j'ai perdu l'envie de manger, de rigoler et de vivre tout simplement mais je m'en rend compte maintenant. Je n'ai pas envie de faire gagner ces gens qui se moquent de ce que j'ai subis, de mon viol, de mes scarifications. Ce sont des gens stupides qui n'ont et n'auront jamais ma force et auraient déjà mis fin à leurs jours à ma place. Des gens dont les parents devraient avoir honte et qui n'ont ni morale, ni honneur. Je vous demande donc, les filles comme les gars, qui subissent tous les jours du harcèlement, des coups, de ne jamais tomber dans une spirale négative comme j'ai pu le faire, car s'en sortir est plus que compliqué, tournez vous vers votre famille, vos amis, ceux qui vous aiment et surtout, ne prenez jamais la peine ne serait-ce que lire ou laisser des avis négatifs, des menaces et des insultes vous toucher. Si vous n'avez pas cette chance d'avoir des proches aimants, alors dites-vous que moi, je tiens à ce que vous surviviez, et trouviez la force de vous battre contre cela. D'ailleurs....
Une idée me traverse l'esprit.
- D'ailleurs je met à partir de ce soir une adresse mail disponible pour tous ceux qui souffrent et ont besoin de parler à quelqu'un et je vous répondrai tous, car je sais que vous en avez besoin, moi aussi je suis passée par là et j'aurais sans doute écris à cette adresse à votre place. Sur ce, je vous dis bisous mes p'tits chats, et où que vous soyez je tiens à vous."
J'éteins la caméra puis procède à la création de l'adresse mail, et au montage de ma vidéo, dont je retire les insultes et les passages de furie pour ne garder que le positif et ne pas donner raison à mes cyber-harceleurs et mes haters. Puis je publie le tout et part me coucher.
Le visage de la jeune fille ne cesse de me tourmenter, et je passe et repasse la scène en boucle dans ma tête. Alors que je commence à sombrer dans le sommeil, un cri effroyable et strident me parvient et j'entend les pas de course des surveillants. Nous savons toutes ce qui vient de se passer, il en arrive plusieurs fois par semaine de ces incidents et je me dis en mon for intérieur que je ne suis pas la plus désespérée ici.
Le sommeil finit par alourdir mes paupières et je m'endors, non sans être tourmentée dans mes rêves par des visages souffrants me criant leur douleur.
Les jours suivants me semblent interminables, je n'ose pas aller voir les retours sur ma vidéo, tremblante de ce que je pourrais trouver, je n'ai pas non plus de nouvelles de cette jeune fille et les journées se déroulent, mornes et longues, dans la chaleur étouffante de ce mois d'aoùt où vient nous tirer de notre torpeur les seules sonneries des heures de repas.
Finalement, trois jours après la publication de ma vidéo, j'ose enfin allumer mon ordinateur, la boule au ventre. Ma gorge est sèche et mes mains tremblent, je me dis que c'est grave d'en être arrivée a ce stade là. Je commence par ouvrir ma boîte mail et est surprise par le nombre de messages, deux. L'un d'une jeune fille prénommée, alyssa et l'autre d'un garçon, jérémy.
J'ouvre celui d'Alyssa en premier, par solidarité féminine sans doute, et demeure à la fois émue et surprise du contenu de ce mail. Alyssa est en réalité la jeune fille que j'ai aider l'autre jour et qui a vu ma vidéo, elle me fait part de ce qu'elle a ressenti en voyant cette vidéo et que ça l'a beaucoup aidée, à la fois de se sentir aimée, soutenue et comprise et que ma chaîne lui faisait un bien fou dans son combat. J'ouvre ensuite le second mail, encore chamboulée du mail d'Alyssa. Celui-ci aussi me procure un bien fou mais d'une manière bien différente. En effet, je me retrouve confrontée à l'un de mes harceleurs virtuels, un de ceux qui s'amusait à reposter des montages et des blagues sur moi. Il m'explique comment il en est arrivé à publier ce genre de contenus et qu'il ne s'était pas rendu compte que cela pouvait à ce point blesser quelqu'un et s'en excusait profondément. Je suis à la fois heureuse d'avoir pu changer un internaute et fait prendre conscience de la gravité de ces actes et en même temps encore très énervée contre ce genre d'individus, dont Jérémy. Mais je décide de lui pardonner malgré tout et lui répond amicalement.
La lecture de ces mails me font réaliser à quel point je peux changer les moeurs, les opinions et diffuser les bons messages. Je devrais dorénavant considérer ma chaîne comme un refuge pour les jeunes filles ou garçons dans le même cas que moi, un endroit où ils pourraient se retrouver, avoir des conseils, du soutien, de l'amour, tout ce dont je n'ai pas pu bénéficier mais qui est indispensable pour rester fort et ne pas sombrer dans le désespoir.
Je tire de tout ça finalement une grande dose de positif, un rayon de lumière dans la pénombre, car malgré tout ce que j'ai traversé et ce qu'il me reste encore à parcourir, je sors plus forte de cette épreuve et surtout je pourrais venir en aide à ceux qui me suivent.
- Voilà, les zozos, c'était il y a maintenant plus de cinq ans, depuis j'ai créer un centre de prévention contre le cyber-harcèlement, des équipes téléphoniques de soutien et un forum pour jeunes en difficulté. Tout cela ne serait pas arrivé sans ces deux mails et une certaine force de caractère. Je ne peux que vous encourager à persévérer dans ce que vous aimez, faire attention au bonheur de vos proches et pas aux critiques ou à la haine ambiante. De cette expérience, je n'ai finalement tiré quasiment que du bon et aujourd'hui je suis plus heureuse que jamais. Le mail de soutien est toujours ouvert à tous depuis ce jour et je prend toujours la peine de vous répondre individuellement. Portez-vous bien et à la semaine prochaine mes p'tits chats. "
J'éteins ma webcam et envoie les fichiers audio et vidéo à mon monteur, puis part me rendormir aux côtés de Jérémy, qui ne me lâche plus depuis ce mail datant d'il y a déjà cinq ans. Mais peut être que je vous raconterai ça dans un prochain podcast....
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