Chapitre IV - Œil pour œil

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— Hé mon gars ! Avance ou dégage le passage !

Une demi-journée de marche pour atteindre leur destination et dans le brouhaha encore bruyant malgré le crépuscule, une vieille femme au dos courbé bousculait Ezra sans la moindre gêne. Visiblement aussi aigrie que poussiéreuse, elle paraissait toute aussi pressée, un état qui était partagé par la majorité des personnes présentes aux portes de la capitale. Devant les prunelles de ceux qui parvenaient à franchir celles-ci, se dévoilait richesse et beauté. L’allée d’Emïr était sans aucun doute la plus large et grande de toutes les rues. Traversant la cité de part en part, elle était pavée de dalles blanches. Sur les côtés étaient visibles les nombreux commerces en tout genre. De tout type, oui. Que soient heureux les chanceux ayant pu obtenir une autorisation pour installer leurs boutiques dans cette allée, ayant alors dû prouver la qualité irréprochable de leurs services divers et variés. Ezra et sa famille, eux, n’avaient pas eu cette chance. Une simple famille de mineurs ne pouvaient nullement se payer un tel privilège. Un luxe qui ne servirait à rien, il suffisait simplement de vendre les minerais en tant que matière première. Une tâche qui attendrait le lendemain. S’engouffrant dans l’une des nombreuses ruelles adjacentes à la rue principale, toujours accompagné d’Eylïn, Ezra avançait avec confiance malgré la pénombre qui s’était doucement emparée des venelles, à peine dissipée par ces quelques flambeaux aux flammes faiblardes dispersés ici et là.

Le mineur ne cessait de surveiller ses arrières, conscient des risques qui rôdaient ici aussi. Il savait bien que ces ruelles étaient peu fréquentables. Bien que la capitale paraisse admirable, pleine de richesse, la réalité était hélas bien plus dure. Une grande majorité des habitants étaient contraints de voler pour survivre, vivant au sein de ces ruelles, dans des bâtisses chancelantes, où les plus chanceux partagent leurs couches avec quelques rats seulement. A l’ombre de cette si grande cité, les plus audacieux eux, ne se contentent pas de cette vie de misère et usent de stratagèmes plus ou moins honnêtes pour s’en extirper. Malheureusement, cette ombre est vaste et seuls quelques-uns y parviennent, les autres perdent la vie en essayant ou sont emprisonnés avant.

Le Wixend semblait faire partie de cette catégorie d’audacieux. Pour preuve, le fourbe avait trompé son frère et enlevé un enfant à sa famille avant d’en tuer un autre. Le but n’était nul autre que le gain, ce désir d’en avoir plus, de vivre mieux. Avançant dans la pénombre, son attention était bien loin d’être suffisante. Ses pensées encore troublées par l’acte commis la veille, sa vigilance n’était pas suffisante.

— Ezra !

L’appel paniqué d’Eylïn eut un sursaut pour écho, suivi de frissons désagréables qui parcouraient le corps du porteur de ce nom. Le pauvre eut tout juste le temps d’atterrir sur ses pieds avant de faire un bond en arrière, s’éloignant de l’individu qui se dévoilait dans son dos et s’était précipité vers lui, ignorant la jeune femme qui semblait ne faire office que de décor aux yeux de l’assaillant. Reculant aussi vite qu’il le pouvait, Ezra, surpris et déboussolé n’était pas en mesure de riposter et il se trouvait bientôt dos au mur. Ce mur même qui s’effritait sous ses mains. L’idée de saisir son glaive lui était venu à l’esprit mais le résultat précédent l’avait poussé à oublier cette idée dangereuse. Les yeux clos à l’instant où cette silhouette massive lui arrivait dessus, les secondes lui avaient semblé bien trop longue. Rouvrant les yeux, l’inconnu se tenait devant lui, un genoux à terre et se frottant la tête. Derrière lui se tenait Eylïn, une pierre à la main. Il était facile de comprendre ce qui s’était passé. Les deux compagnons s’approchant de leur assaillant, la demoiselle saisissait les cheveux du bougre et lui releva la tête avec force.

— Hay’ïm ?! Lâche le Eylïn, lâche le !

Se mettant à la hauteur de son frère, Ezra posait ses mains sur les épaules de son aîné, Hay’ïm encore un peu sonné, tirait son cadet vers lui, le serrant dans ses bras. L’émotion était forte pour lui qui pensait ne jamais revoir son petit frère. En silence, le rêveur s’était laissé faire. Aucun des deux ne se laissaient aller aux larmes, pourtant l’ambiance parlait d’elle-même.

— J’étais si inquiet. Je n’ai pas osé rejoindre notre mère sans toi. Raconte moi, qui ils sont, ce qu’ils voulaient. On les retrou…

L’aîné prononçait ses mots avec force et vigueur, véritablement déterminé à retrouver les bandits ayant volé le fruit de leur labeur. Un fruit qui semblait pourtant encore sur le dos d’Ezra et de cette demoiselle qu’il avait involontairement ignoré depuis le début. La vision de ces bagages instaura un silence net. Se redressant avec un air dubitatif, il tendit une main que son cadet avait saisi pour se redresser à son tour. Jetant un regard en biais en direction d’Eylïn avant de se focaliser à nouveau sur son frère.

— Eylïn, c’est ça ? Bien… Dis moi Ezra, les bandits avaient pris ces barils. Je suis très content de les revoir avec toi mais, j’aimerai comprendre. Pourquoi tu les as ? Tu t’es enfuis ?

A cette question, la situation devenait pesante, presque étouffante. Elle n’était pas innocente, surtout venant de lui. Hay’ïm était sincère, Ezra le savait, mais, il n’ait pas idiot. Il se doutait sûrement de quelque chose.

— Enfui … ?

S’enfuir, si seulement il avait pu le faire sans causer plus de mal. Hélas, non et le pauvre homme n’en était pas encore remis, que pouvait-il répondre ? Tout avouer pour soulager sa conscience ? Pour expier sa faute ? Il y avait bien songé quelques secondes mais, il n’en faisait rien. Il restait là, se tenait debout devant son interlocuteur et se taisait. Le regard fuyant, les mains crispées sur les hanses de son bagage, il paniquait et en était presque tremblant.

— Vous devriez le ménager, il est encore sous le choc.

Stupeur générale, les deux frères posèrent très vite leurs regards sur la demoiselle qui venait de prendre la parole avec un ton des plus réprobateurs à l’égard du plus âgé qui se tournait totalement vers elle. Son sang semblait bouillir dans ses veines et ce fut au tour de ses mains de se crisper suite à cela.

— Cette voix… c’était toi. C’était toi !

Dans un élan de rage, l’aîné s’était précipité vers elle. En un quart de seconde, l’enragé était auprès d’elle, prêt à assouvir une sorte de vengeance orgueilleuse, une revanche qui restera inassouvie. Son jeune frère s’était empressé de le saisir par la taille, le forçant à reculer alors qu’il n’avait de cesser d’hurler le même refrain dans l’espoir de se faire entendre et écouter.

— Ils l’ont forcé ! Laisse la !

Des mensonges, bien entendu. Ezra n’avait eu que ça comme solution et les choix dont il disposait pour s’en sortir étaient restreints. Un énième mensonge qu’il aurait pu éviter. Il le savait pertinemment : Hay’ïm aurait forcément exigé une explication. Quand il y repensait, Ezra se sentait idiot de ne pas y avoir pensé en mettant le projet en place. Une réflexion inutile à présent. Il venait de plaquer son frère contre le mur et les deux se regardaient fixement une fois encore tandis qu’ils se séparaient l’un de l’autre.

— Ils l’ont forcé… et on n’a pas fui. Ils nous ont laissé partir dès qu’ils n’ont plus eu besoin de nous. On était qu’une monnaie d’échange nous et d’autres. Ils voulaient obtenir des ressources, de la nourriture, tout ce qui se vend un bras au marché

Comédie, théâtre, une chose était pourtant bien vraie dans tout ça : il n’a pas su fuir. Il avait pourtant bien essayé de filer mais s’il en avait été capable, ses songes endormis ne seraient plus parsemés de sang. Il tentait vainement de se persuader que dans le fond, ce n’était que justice mais il n’a jamais voulu en arriver là pour obtenir un butin et sa conscience lui paraissait si lourde. Bien trop lourde pour lui seul. En proie à ce souvenir, il déposait sa tête sur l’épaule de son frère en prenant conscience qu’il lui faudra vivre avec ce poids sur les siennes en silence, ou bien accepter d’expier sa faute et d’en payer le prix. Un prix élevé, le prix d’une vie certainement, mais il voulait vivre. Longtemps. Le mutisme sera son choix et il le faisait en toute conscience alors que son frère, ignorant, l’enlaçait et tentait de le réconforter avec une pointe de culpabilité à l’idée d’avoir douté une seule seconde de son cadet.

— Freïz bi’isa nir darüd. Freiz… bi’isa nir… darüd, Ezra.

Cette étreinte s’éternisait de longues secondes tandis que Hay’ïm prononçait ces quelques mots anciens. Ses paroles étaient accompagnées d’un sourire mélancolique de sa part. Il les répétait comme pour confirmer ce qu’il disait, le faire comprendre à son jeune frère qui relevait la tête. Croisant le regard de son frère, un sourire se dessinait sur son visage et dans un geste brutal, il venait abattre sa main dans le dos de celui-ci à deux reprises.

— Wet skan ût yergen, mar freïz.

Ces quelques mots offraient un nouveau souffle à Ezra qui s’était détourné de son frère afin de déposer ses prunelles sur Eylïn qui s’était approchée d’eux. Le visage de la demoiselle reflétait la surprise dont la cause n’était autre que le dialecte employé par les deux frères. L’envie de savoir était toute aussi flagrante que sa stupeur et ses lèvres entrouvertes dénonçaient son désir irrépressible de connaître la signification de ces paroles prononcés par l’un et par l’autre. Réprimant difficilement cette curiosité, elle glissait ses mains dans celle d’Ezra et les serrait contre elle, Eylïn cherchait probablement à se rassurer, à le rassurer. Elle n’osait imaginer ce qui serait advenu d’elle, de lui, si toutefois Hay’ïm avait découvert l’affreuse vérité. Conscient de l’inquiétude de sa dulcinée, le jeune Wixend s’était approché d’elle. Leurs visages bien assez proches l’un de l’autre, il laissait la belle déposait sa tête sur son épaule tandis que son parfum boisé atteignait le nez du grand homme qui lui offrait du réconfort sous le regard de son frère aîné qui toussa bruyamment avant de s’exprimer.

— Allons-y, mère nous attend depuis bien trop longtemps...

Malgré la joie qu’il éprouvait de revoir son frère, le ton employé par Hay’ïm ne laissait place à aucune contestation. Le premier fils Wixend pouvait ressentir la fraîcheur de la nuit se glissant dans ses vêtements, dresser les poils de son corps. Sans nul doute, il n’aspirait désormais qu’à une chose : se glisser dans ses draps et offrir son esprit aux songes nocturnes. Ezra et Eylïn relevant les yeux vers lui, ils n’eurent pas le temps d’exprimer une quelconque parole, leur interlocuteur avait déjà fait volte-face et ils n’avaient d’autres choix que de marcher dans ses pas. Entre les murs, les trois ombres se faufilaient discrètement, plus ou moins méfiants. Chacun faisait preuve de vigilance jusque devant cette porte de bois. La malheureuse était parsemée de trous plus ou moins larges qui laissaient échapper la lumière. D’un coup sec, Hay’im cogna faiblement au centre même de celle-ci, craignant certainement de la briser s’il frappait un poil trop fort. Il eut tout juste le temps de rabaisser son bras, en l’espace de quelques secondes ils purent tout trois entendre des bruits de l’autre côté de l’entrée avant que celle-ci ne s’ouvre.

— Qui veu… Mes enfants ! Par la trinité, ce sont mes enfants !

A peine s’était-elle ouverte que dans l’encadrement de la porte se tenait une vieille à la longue chevelure blanchâtre. Avoisinant la taille des deux frères, il lui manquait pourtant une tête pour être à la hauteur d’Ezra et sa carrure semblait chancelante. A n’en pas douter, le temps avait laissé son empreinte sur cette femme qui devait être des plus séduisante par le passé. La matriarche leva par trois fois ses bras vers le ciel tandis que les larmes fuyaient le long de son visage, humidifiant ses joues creuses et ridées. Elle ne pouvait contenir l’émotion, elle qui pensait avoir perdu ses fils après seulement quelques jours de retard de leurs part.

— Entrez, entrez ! Ne restez pas devant la porte comme des mendiants !

Des mots prononcés avec une autorité semblable à celle d’Hay’ïm. Un constat qui fit sourire Eylïn qui ne se demandait pas plus longtemps d’où venait cette faculté à se faire entendre que possédait Hay’ïm. Sur cette consigne, aucun n’eut à contester et tous entrèrent. Lorsque venait le tour de la jeune femme, l’ancienne venait saisir son poignet. Un regard dur se figea sur le visage de la matriarche qui regarda son premier fils.

— Hay’ïm ! Bougre de malpoli ! Tu ne peux pas aider ta demoiselle ?! Dépêche-toi de la débarrasser !

Un silence prenait place à la suite de ces paroles. L’aîné croisait le regard d’Eylïn qui ne savait guère quoi répondre. Suite à ça, ce fut le regard de son frère qu’il croisa et les trois s’esclaffaient dans un fou rire bruyant. La maîtresse tenta bien de se faire entendre au milieu de ce brouhaha incompréhensible, mais rien n’y faisait. Les trois jeunes gens riaient à gorges déployées et ne lui prêtaient plus aucune attention. Les bras croisés durant plusieurs minutes, l’ancienne resta plantée là puis, dans un fracas assourdissant et soudain, elle claqua la porte avec une telle force qu’il était étonnant que la structure soit encore debout. Dans l’instant qui suivait, un mutisme coupable s’imposait tandis qu’Hay’ïm et Ezra déposaient les deux cargaisons de minerais dans un coin de la petite pièce qui faisait office de vestibule pendant qu’Eylïn se reprenait après un sursaut de frayeur.

— Vous m’expliquez ?

Exigeait la matriarche avec fermeté, adossée contre la porte qu’elle venait de martyriser, les yeux clos durant quelques secondes avant de les rouvrir pour les poser tour à tour sur les trois insolents qui venaient de lui rire au nez et semblaient subitement être bien moins enclin à oser un nouvel affront.

— Ne t’énerve pas mère. Eylïn n’est pas ma demoiselle.

— A vrai dire, c’est la mienne, mère.

Dans le ton employé par les deux Wixend, cette révélation sonnait comme une évidence. Plus encore, Ezra se glissait derrière sa dulcinée et l’enlaçait comme s’il cherchait à appuyer ce qu’il disait. Comme s’il craignait qu’elle ne le croit pas. Une crainte qu’il pouvait voir se réaliser sous son nez. Les yeux écarquillés, la matriarche les regardait lui et Eylïn avec une surprise presque exagérée.

— Allons Ezra, tu devais bien t’y attendre…

Son aîné, ricanant à moitié derrière eux-deux, ne se faisait pas prier pour s’en mêler une nouvelle fois. Posant une main aussi compatissante que taquine sur son épaule.

— Mère, les femmes ne sont pas ma priorité, il y a tout un monde à découvrir. La vie est trop courte pour se cantonner à une petite vie de famille au coin du feu.

Il ne faisait nullement prier pour en rajouter toujours plus et, clamant ses mots haut et fort, Hay’im ne lâchait pas son jeune frère du regard.

— Tu as répété ces mots tant de fois, tu ne peux pas nous en vouloir d’être surpris de te voir en si bonne compagnie.

L’instant était à la plaisanterie, mère et fils charriaient allègrement le petit dernier et la seule qui aurait pu se ranger de son côté ricanait avec amusement à cette anecdote qu’elle estimait des plus croustillantes. A ces remarques, la cible de tout ceci ne trouvait rien à répondre sans prendre le risque de s’enfoncer plus encore face aux siens qui riaient déjà bien assez selon lui. Toutefois, les rires s’estompèrent soudainement lorsque la matriarche venait déposer une main sur le front de la seule autre femme présente. A la surprise de tous, son visage s’illuminait de joie tandis qu’elle ricanait à la façon d’une enfant.

— La force d’Elgi est en toi mon enfant, ça se voit à la chaleur de ta peau. Voilà qui promet une progéniture vail…

— Mère, ces croyances ne sont que des légendes…

L’ancienne ne dissimulait nullement sa joie, du moins, jusqu’à ce que son fils aîné ne lui coupe l’herbe sous le pied. Hay’ïm n’a jamais véritablement cru aux divers mythes que pouvaient raconter les anciens. Un fait qui était des plus aisé à constater. Les yeux levés vers le plafond, un souffle exaspéré fuyant entre ses lèvres. Jamais cet homme ne croira un mot de tout cela, au grand damne de leur mère. Eh’eba était une fervente croyante et sous le regard des dieux, elle faisait preuve d’une dévotion exemplaire en chaque instant. Chaque jours, ses prières pouvaient se faire entendre à l’étage de la ruine servant de demeure, demandant une vie meilleure pour sa famille, le retour de son époux. Régulièrement, elle demandait à ce que ses fils soient pardonés pour leurs fautes probables. Elle ne savait s’ils en avaient commis, mais les dieux eux, le savaient sans doute. Eux, ces êtres qui avaient un oeil sur tout ce qui faisait leur monde et qui ce soir, après des retrouvailles bruyantes, verraient cette famille s’attabler autour d’une soupe et d’un maigre morceau de viande s’apparentant à un rôti. Conversant de tout et de rien, ce n’est que tard dans la nuit que les quatre gens rejoignaient leurs couches et sur l’oreiller où posait la tête d’Ezra, une petite voix murmurait discrètement.

— Ezra ? Tout à l’heure, ton frère, il t’as dis quoi ?

Pour réponse, un long silence. Dans un geste lent et délicat, Eylïn relevait le visage pour jeter un oeil sur celui de son compagnon. Quelle déception lorsqu’elle constata que celui-ci semblait dormir. Pour seule réaction, un lourd soupir avant de reposer sa tête contre lui. Résignée, elle refermait les yeux et s’apprêtait elle aussi à rejoindre le royaume des songes.

— Frères jusque dans l’au-delà, par le sang des géants. Eylïn.

Sans doute somnolent, c’était cet instant qu’Ezra choisissait pour répondre à la belle. Surprise, elle ne sut quoi répondre et un énième silence prenait place tandis qu’elle sentait le regard de son tendre amour se poser sur elle.

— C’est ce qu’on s’est dit. Il ne croit pas aux légendes mais depuis qu’on est gosses, c’est une promesse et on se la rappelle par ces mots.

Dans un murmure presque éteint, les explications parvenaient jusqu’aux oreilles de la demoiselle. Celle-ci ne savait toujours pas quoi répondre. Elle désirait connaître la signification, c’était chose faite et, dans un silence apaisant, les deux jeunes amoureux fermaient les yeux. Hélas, seule la rouquine parvint à trouver le sommeil. Les prunelles grandes ouvertes, Ezra contemplait distraitement le plafond. Il avait bien essayé de s’abandonner dans les bras de Delaï mais des songes funèbres le hantaient encore et toujours de la même façon. Ces bois, ces ombres qui le traquaient, cet enfant qui l’accusait. Il revoyait son visage à chaque instant où ses paupières se refermaient, ce visage tordu par la douleur, blanchit par la mort. Sans répit, ces pupilles livides, dénuées de vitalité, le toisait de haut en bas, faisant peser sur ses épaules tout le poids de sa culpabilité et ce jusqu’au petit matin.

Le premier rayon de soleil eut à peine le temps de chauffer les toitures environnantes lorsque l’insomniaque s’extirpait des bras chaleureux de son aimée. Dans un silene à peine ébranlé, le grand gaillard enfilait ses vêtements avant de se faufiler à pas de loup jusqu’aux deux bagages et sans surpris, il constata l’absence du deuxième tandis qu’il récupérait le sien.

— Mal dormi ?

Refermant la porte derrière lui, Ezra se retrouvait nez à nez avec son frère. L’aîné était adossé contre le mur en face de la dîte porte, les yeux levés vers le ciel bleu qui s’étendait à perte de vue, du moins, une fois qu’il serait sorti de cette ruelle étroite.

— Faudrait avoir dormi pour ça…

Un air fatigué, le jeune Wixend était droit, ses mains tenant les lanières de son fardeau avant de tourner le dos au premier né.

— On y va ?

— On y va. Plus tôt on y sera, mieux ce sera, la concurrence sera prise de court.

Les pas lourds, les deux frères avançaient vers l’Allée d’Emir et semblaient confiant. Chargés comme ils l’étaient, ils parviendraient sans mal à se faire suffisament d’argent pour tenir jusqu’aux prochains marchés. Pourtant, une chose paraîssait étrange à Ezra. Il ressentait comme une intuition. Il n’était nullement magicien ou devin mais, pour la première fois l’air marin lui paraissait étouffant, les bruits de la cité lui semblait si agressif et au fin fond de son esprit, il se demandait s’il n’était pas mieux de rester auprès d’Eylïn. Une interrogation tardive, sans doute futile pensait-il. Il ne comptait pas faire demi-tour, cette journée était bien trop importante pour faire un caprice.

— On se retrouve au port pour le retour de père.

— Dépêchons nous alors.

Il était tôt lorsque tout deux arrivèrent sur la grande allée réunissant les commerçants les plus prospères et pourtant celle-ci était déjà bondée de monde. Le brouhaha était intense. Dans cette foule grouillante, il suffisait de peu pour percuter quelqu’un et, marmonnant quelques plaintes dans sa barbe, Ezra se montrait particulièrement vigilant pour que ça ne se produise pas.

— Hé ! Toi ! Mineur ! Approche !

Ici et là, des artisans comme celui-ci l’interpellaient et avec tout autant de prudence, Ezra s’approchait sans souffler mot.

— Il vous faut quelle quanti…

— Je suis à sec grand sot, je prend tout.

Visiblement considéré comme un va-nu-pied par cet homme, une considération que recevait tout mineur, Ezra n’en était pas moins surpris par la commande de celui-ci. Un regard en coin, une mine d’incompréhension, il regardait l’artisan avec insistance.

— Pardon ?

— Comment ça pardon ? Tu n’as pas compris mineur ? Je t’achète tout ton chargement. Combien t’en veux ? Cent écus ? Dépêche toi, j’ai pas la journée à t’accorder.

Pris au dépourvu, le Wixend regardait tour à tour son chargement et l’artisan. Cent écus pour son chargement était un prix énorme, démesuré même. Le mineur n’espérait en tirer qu’une quarantaine tant ces ressources étaient communes sur l’archipel et pourtant, celui-là lui en proposait plus du double. Face à une telle offre, il n’eut pas à réfléchir bien longtemps.

— Cent écus pour le chargement, j’accepte. Encore une folie des privilégiés.

Des propos qui engendraient un rire gras de la part de l’artisan tandis qu’Ezra vidait rapidement le contenu de son bagage avant que son acheteur ne change d’avis. Ce dernier venait alors déposer une bourse pleine dans les mains du mineur.

— Une folie que je peux me permettre. Profites-en, tu pourras bien manger grace à moi. Ce sera ma contribution à ta survie.

Constamment dénigré, mis plus bas que terre, cette fois-là ne faisait pas exception et malgré la somme conséquente, Ezra dû faire preuve de tolérance pour se retenir de frapper le gros bonhomme qui prenait plaisir à l’humilier ouvertement. L’artisan avait raison sur un point et Ezra le savait : cette bourse permettra aux siens de manger dignement durant un temps. Dans le fond et ce malgré l’humiliation, le Wixend ressortait des lieux avec une certaine joie. A peine était-il dans l’allée qu’il défit le cordon fermant la bourse.

— Cent écus… Cent écus… Par tous les dieux… Cent foutus écus…

L’artisan n’avait pas menti et Ezra n’en revenait pas en voyant les pièces d’argent entre ses doigts. Un sourire ausi large que possible, il en devenait presque euphorique et se demandait comment annoncer les faits aux siens sans être accusé de vol. Une question qu’il n’eut pas le loisir de se poser plus longtemps…

— Cet homme ! C’est lui ! C’est cet homme !

D’infimes secondes, c’est tout ce qu’il fallut à Ezra pour poser son regard sur le porteur de cette voix qu’il ne cnnaissait déjà que trop bien et confirmer ce qu’il avait déjà compris. Ces quelques secondes furent puissantes, elles furent impitoyables. Ces quelques secondes, il ne pourrait le nier, vinrent lui rappeler ce poids sur ses épaules, elles vinrent le rendre plus lourd encore, plus implaccable. Devant le père de sa victime, le Wixend restait immobile, muet. Qu’aurait-il pu dire ? Il n’avait aucune justification apte à l’innocenter et sa joie ne devint qu’un lointain souvenir tandis que la demi-dizaine de soldats s’approchait de lui en l’encerclant.

— Aller mon gars, ne fais pas d’histoire, c’est mieux pour tous le monde.

Mieux pour tous le monde disait-il. Le Wixend n’était pas idiot et était bien loin d’être convaincu par cet avertissement. Malgré ses jambes lourdes, tremblantes, il commença doucement à reculer pas après pas et dans un volte-face vif et inattendu, il prit la fuite à pas de géant. Dans un départ tonitruant, les soldats lui emboitèrent le pas et n’eurent aucun mal à être dans son ombre. Il n’aurait pas pu en être autrement, pourtant et malgré la lourdeur de ses pas, malgré la faible vélocité de ses jambes, le fuyard ne cessait de glisser entre leurs mains, se faufilant dans les ruelles étroites envahies par la foule en effervescence en ce jour de marché.

Malgré cela, jamais ils ne quittèrent l’ombre de leur proie. S’il parvenait à leur filer entre les pattes, ce n’était à chaque fois que de justesse.et la fatigue ne tarda pas à prendre le dessus sur cette adrénaline. Dissimulé derrière quelques caisses de bois, sa respiration bruyante guida l’un des poursuivants jusqu’à lui et tandis qu’il tenta de prendre la fuite une fois encore, ses jambes s’entre-choquèrent et le firent chuter. Quelle ironie se fut lorsque son regard se posa sur la porte qu’il avait franchi ce matin là, quittant les siens, et quelle tristesse encore de la voir derrière le carreau, la voir tandis qu’elle observait avec effroi ce qui se déroulait à l’extérieur de la maisonette. Devant Eylïn, il essaya bien de se relever le plus rapidement possible mais, d’un coup de pied brutal au foie, le gaillard en uniforme le renvoya au sol, le nez dans la poussière avant de lui asséner bien assez de coups pour l’empêcher de se relever.

— Au sol vermine, reste au sol !

Répétait-il avec véhémence. Le Wixend se tordait de douleur, bientôt couvert d’émathomes et ensanglantés. Son regard n’osait plus se posait sur la vitre sale de la fragile demeure. Il n’osait plus la regarder en face. Il ne voulait pas non plus lui faire courir le risque d’être prise pour cible également. Muet, il encaissa coup après coup. A ses yeux, ces quelques minutes lui parurent être une éternité, pourtant, le reste des hommes mirent que peu de temps à arriver et saisit, il fut relevé et ses poignets furent enchaînés. Lordque qu’il releva le visage, il fit face au responsable de tout ça. A quelques centimètres du sien, se trouvait le visage du paternel endeuillé. La haine se lisait sur ses traîts vieillissant, le désespoir perlait aux coins de ses yeux;

— Ici… tu ne pouvais être qu’ici. Où aurais-tu revendu ce que tu nous a volé sinon ? Tu sais mineur, je n’ai pas encore pleuré mon fils, je m’y refusais avant de voir ton corps aussi inerte que le sien.

Le visage du vieillard s’était rapproché de celui du Wixend, tant et si bien qu’Ezra pouvait entendre la respiration fatiguée de celui-ci. Outre cela, les mains de son interlocuteur venait se poser sur sa gorge, très certainement désireux de la serrer afin d’arracher son dernier souffle de vie au prisonnier. Il n’en fit pourtant rien et se contenait, toutefois, les lèvres du père s’étaient approchées de l’oreille d’Ezra.

— Ce soir, je pourrai le pleurer et toi, tu ne sera plus de ce monde, mineur.

Ces mots prononcés, les doigts squelettiques du vieillard glissèrent de la gorge de son interlocuteur. Pourtant, il lui semblait que sa gorge se serrait de plus en plus, Ezra ressentait une difficulté à respirer. Sans un mot, le condamné suivit les soldats qui le menaient à une mort certaine. Le rêveur qui désirait tant vivre verrait bientôt si la fin d’une vie ouvre les portes d’une autre existence tandis qu’il pouvait apercevoir l’échafaud qui se tenait fièrement à la vue de tous. La dizaine de marche lui parut si difficile à gravir et malgré tout, il se trouva à genoux avant même de s’en rendre compte. « Il n’y aura donc oas de jugement ? Voici la justice à laquelle j’ai droit ? » pensait alors le mis à mort tandis que la lame se levait au-dessus de lui devant les yeux curieux de la foule dans laquelle il put voir Eylïn sous une cape, larmoyante et implorant les Dieux d’intervenir.

— Ezra Wixend, devant Loïphan, tu es condamné à mort pour le meurtre d’Emral Azamir. La sentence est immédiate.

Ce n’était probablement qu’une impression mais, à peine ces mots avaient-ils étaient prononcés que le malheureux pouvait déjà ressentir les mains froides de la mort se saisir de lui. Le dire apeuré ne serait qu’un euphémisme. Il était terrifié. Tremblant de toutes parts, le souffle court, pour ne pas dire inexistant, il se penchait pourtant en avant, acceptant malgré tout la sentence en connaissance de ce qu’il avait fait et, derrière lui, la lame filait droit vers sa nuque..

— Attendez ! Attendez !

Pourtant, jamais elle ne la toucherait

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