Prologue – Le désert trie
Le ciel s’était ouvert comme une plaie au-dessus des plaines de Prescott, la route pour Santa Fe coupait le désert comme une cicatrice sèche. Le vent soufflait du sud, charriant la chaleur et l’odeur du fer, l’air brûlait déjà alors que le jour n’était pas encore levé. La diligence avançait lentement, ses roues geignaient à chaque tour. À l’intérieur, un homme et une femme serraient une fillette de six ans contre eux . Le père, un comptable en mission pour la compagnie minière, gardait une main sur le coffre de paie et tenait son pistolet sur les genoux. La mère, robe claire et visage creusé priait à voix basse des mots qu’elle répétait sans y croire. Ils ne savaient pas que la mort suivait leur piste.
Quand les coups de feu éclatèrent, ce fut bref, sans cri. Une nuée de vautours s’éleva au-dessus des roches. Le cheval de tête s’effondra d’un coup sec ; le reste du convoi s’écrasa contre la terre.
Quand le monde se remit à bouger, six silhouettes sortirent du voile ocre.
Leur chef, Reese Malvern, un manteau clair sur les épaules, avançait d’un pas tranquille.
Son visage était calme, presque poli.
Il se posta devant la diligence, essuya la sueur de son front et dit simplement : Ouvrez !
Les autres obéirent sans un mot.
Caleb “Sawtooth” Dray, grand, maigre, les dents brisées ; Jonas “Crowbait” Venn, plus jeune, nerveux, les doigts tremblants sur son fusil ; Orren Pike, silhouette trapue, brûlures anciennes sur les mains ; et Luther Kane, borgne, cicatrice traversant la joue.
Des chiens de guerre, sales et précis.
La terre vibrait avant même que les coups de feu n’éclatent.
Dans la diligence, l’air était étouffant, saturé de poussière et de sueur. Ellija, serrait la main de son père.
Les portes de la diligence explosèrent. Des bottes, des ombres, des fusils. Un visage couvert d’un foulard noir, des yeux brillants d’excitation. Le père d’Ellija se jeta sur lui. Deux détonations. Il tomba, la poitrine trouée, sans bruit. Le sang éclaboussa le visage de l’enfant, tiède, poisseux.
La fillette, projetée contre la paroi, sentit la chaleur du sang lui couler sur la joue. Elle glissa sous le plancher brisé, cherchant un espace pour disparaître. La poussière lui collait à la bouche, le silence vibrait comme un cri contenu.
La mère hurla. On la tira dehors. Les mains agrippèrent, arrachèrent, froissèrent.
Ellija resta figée, recroquevillée sous le plancher fissuré. Elle entendait les bottes grincer, les hommes rires et beugler comme des bêtes; la voix de sa mère crier, pleurer, supplier. Les hommes prenaient un malin plaisir à la briser jusqu'a ce qu'ils finissent dans leur folie par l'etrangler, les bruits de sa voix agonisante s’éteignirent peu à peu, puis rien que le vent.
Elle resta là, longtemps, à sentir la chaleur du sang de son pére ruisseler jusqu’à elle. Quand les pas se rapprochèrent, elle cessa de respirer.
Puis un rire rauque. Des pas lourds, un homme approcha, une botte souleva le plancher. Luther Kane s’accroupit, Les yeux d’Ellija croisèrent les siens : deux cailloux ternes, sans âme. Le canon se leva, la visa, mais cette fois la mort manqua son tir
La flèche arriva du haut de la crête, sifflant comme un serpent. L’homme s’écroula sans comprendre, une flèche plantée dans la gorge. La poussière se souleva, le vent ramena l’odeur du sang, des silhouettes surgirent du soleil : des guerriers apaches . Leurs chevaux filaient comme des ombres. Puis le chaos, les bandits dégainèrent, tirant dans tous les sens, flèches, poudre, sable, le désert s’illumina de coups de feu.
Malvern hurla un ordre. Les survivants, Dray, Venn, Pike, coururent vers leurs chevaux, laissant les cadavres derrière eux. Ils fuirent vers l’ouest, poursuivis par les cris des Apaches. Malvern, dernier à partir, jeta un dernier regard vers la diligence éventrée. Il ne vit pas la fillette. Mais Ellija, du fond de son trou, grava son visage dans sa mémoire.
Le vent tomba. Le silence revint, plus lourd encore.
L’enfant ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, un visage cuivré la regardait. Un vieil Apache au regard calme. Il posa son regard sur l’enfant, puis sur le corps de sa mère. Il rangea son arme, murmura quelques mots qu’elle ne comprit pas, et la prit dans ses bras. Elle ne pleura pas. Des années plus tard, quand elle tirerait sa première balle, le bruit lui rappellerait ce jour-là : le claquement sec d’un monde qui se brise et ne se répare jamais.
Ils marchèrent trois jours, le vieil Apache, Nashdoí, portait la fillette dans un manteau taché de sang séché. Le désert brûlait tout, les traces, les larmes, la mémoire. À la tombée du troisième jour, ils atteignirent le camp, un creux de terre battue entouré de roches. Les femmes vinrent, la lavèrent, lui donnèrent de l’eau. Personne ne posa de question. Dans cette terre, les morts parlaient déjà trop fort.
La fillette resta mutique des semaines entières. On la voyait parfois au bord du feu, fixant la flamme comme si elle attendait que quelqu’un en sorte. Les anciens disaient qu’un esprit l’avait choisie. Nashdoí hochait la tête sans répondre. Un soir, un corbeau blanc tourna longtemps au-dessus du camp, avant de se poser sur le totem des morts. Depuis ce jour, on l’appela Shi’aa’a, “l’ombre qui reste”.
Les saisons passèrent. L’enfant devint adolescente. Ses gestes se firent précis, lancer, pister, lire la poussière. Elle savait quand une bête allait mourir, quand un orage allait tomber. Son silence devint une force. Certains jeunes la craignaient, d’autres la suivaient comme une sœur d’orage. Mais elle, déjà, regardait l’horizon.
À la lisière du territoire, un homme vivait seul. Une cabane de planches, des os d’élan suspendus à la porte, un feu jamais éteint, John Dorn, ancien médecin de guerre, trappeur par lassitude, venu soigner ce que la guerre avait laissé dans sa tête. Nashdoí lui confia la fille : “Apprends-lui ce que nous ne savons pas.” Dorn haussa les épaules, mais il la garda.
Chez lui, Ellija apprit à démonter une arme, à recoudre une plaie, à reconnaître l’odeur du plomb chaud. Elle lut ses premiers mots sur un vieux traité de médecine. Dorn disait peu de choses, mais souvent la même :
“Ce désert ne pardonne pas. Il trie.”
Elle hocha la tête, comme si elle savait déjà ce que cela voulait dire.
Leurs journées étaient rudes : marcher, chasser, soigner. Le soir, elle écoutait la mer imaginaire qu’il décrivait , il l’avait vue, autrefois. Elle n’en croyait rien, pour elle, le monde finissait là où commençait la poussière.
Pourtant, une nuit, elle lui demanda :
- Si le désert trie, qu’est-ce qu’il garde ?
Dorn eut un sourire triste.
- Les bêtes trop têtues pour crever.
Deux ans plus tard des hommes arrivèrent sans avertir. Un convoi de prospecteurs, trente fusils, un drapeau de la compagnie minière. Ils accusaient le clan apache de vol. Ils avaient soif d’or et d’excuses. Le feu prit avant même que le soleil se couche. Les tipis brûlèrent, les cris montèrent, et le vent porta la cendre loin dans la nuit.
Ellija revint trop tard. Le camp n’était plus qu’une plaie ouverte. Au milieu des cendres, elle trouva Dorn, à genoux, la chemise déchirée, une balle dans le flanc. Il leva les yeux vers elle, encore lucide.
- “Tu vois ? Le désert trie.”
Puis il mourut.
Elle resta jusqu’à l’aube. Enterra Dorn, Nashdoí, les siens. Aucun mot, aucun signe. Le vent siffla entre les croix de bois. Au lever du jour, elle enfourcha un cheval gris blessé qu’elle avait trouvé errant, le soigna, et le garda. Elle l’appela Ashes.
Quand elle partit, elle ne regarda pas en arrière. Son ombre s’étirait derrière elle comme un fil noir sur le sable. Personne ne sut où elle alla, mais longtemps, on parla d’une fille qui marchait seule dans la poussière, un revolver d’homme à la ceinture et le regard des morts dans les yeux.
Et quelque part, au loin, un corbeau blanc tournait encore.
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