Chapitre 10

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Bouleversé… Il n’a pas d’autres mots pour décrire ce qu’il ressent en cet instant précis. Ça fait des années qu’il évite tout rapprochement, qu’il se barricade le cœur dans une muraille épaisse sans laisser la moindre personne entrer. Qu’il s’efforce de garder la tête au dehors de l’eau malgré le poids du fardeau qui l’attire inexorablement vers le fond. Il n’en revient pas, avec quelques mots seulement, Léo vient de se frayer un passage au travers de cette armure de béton qui l’entoure. Ces mots, il avait tant espéré les entendre un jour, sans pour autant s’en accorder le droit. Pour la première fois depuis que les cauchemars de Kano ont commencé, il croit enfin qu’il n’est pas en train de devenir dément. Que tout est bien réel. Terriblement réel… L’idée que ce démon puisse lui emprunter son corps comme bon lui semble, lui glace le sang. Jusqu’où est-ce que ça va aller ? Va-t-il finir par s’effacer complètement et laisser cet enfoiré vivre sa vie ? Comment ça va se passer une fois qu’il sera rentré chez lui, les cours, ses amis, sa famille… Un enfer sans fin se dessine dans son esprit. Il n’est pas prêt à affronter tout ce qui l’attend.

Kai se laisse aller contre le torse de Léo en fermant les yeux. Les quelques larmes qu’il a versées se sèchent contre le tissu doux de sa chemise et la senteur légèrement épicée qui en émane lui arrache un sourire en coin. Même après une journée entière et une nuit, il sent encore bon. Il sent Léo poser son menton sur le haut de son crâne et frissonne lorsqu’il expire longuement dans ses cheveux. “J’espère que t’as arrêté de pleurer, car je suis nul pour consoler les gens à ce qu’il paraît. Ma sœur finit toujours par me donner des coups par dépit… ” Muse-t-il ironiquement.

“Hmm, je trouve que tu te débrouilles pas trop mal… ” Fredonne Kai en lui rendant son étreinte plus franchement, froissant au passage la chemise probablement hors de prix de Léo. Trop tard pour se rétracter et de toute façon, elle est déjà pleine de plis, donc un peu plus, un peu moins, quelle importance ? Ça lui fait tellement de bien d’être là, dans ses bras, de se sentir soutenu dans sa misère sans la moindre hésitation. Vu l'enchaînement des événements, il a encore un peu du mal à en revenir. Certes, il avait bien compris qu’il y avait un truc étrange entre eux, une attirance indéniable, mais vu le look et l’attitude de Léo par moments, c’est difficile d’imaginer qu’il puisse s’intéresser à quelqu’un de brisé comme lui. Et pourtant, il l’enlace comme si plus rien d’autre n’avait d’importance.

Le cœur de Léo manque un battement tant les mains de Kai agrippées dans son dos lui font de l’effet. C’en est trop pour son pauvre cerveau, qui est déjà en surchauffe depuis un bon moment. Alors avant de faire une nouvelle bourde, il se rétracte et franchit le lit maladroitement pour s’emparer du verre d’eau qu’il a mis sur la commode plus tôt. Ouais, c’est une bonne idée, se convainc-t-il en évitant de renverser la flotte sur les draps. D’une main un peu tremblante, il lui tend. “Tiens, t’as peut-être envie de boire ?” Kai accepte avec un demi-sourire et descend le verre d’eau d’une traite avant de le déposer à ses pieds. Assis l’un à côté de l’autre, Léo tente de se calmer pour faire disparaître la chair de poule qui marque ses bras. Les nerfs… Il a les nerfs et il ne sait pas comment faire pour s’en débarrasser. Lorsqu’il croise le regard intense de Kai posé sur lui, il peine à tempérer le galop erratique de son cœur. Encore un peu, et il va exploser dans sa poitrine. Bon sang, si seulement il savait ce qu’il pensait en cet instant, il saurait au moins comment réagir. Léo déglutit et se mord la lèvre inférieure pour se maintenir à distance. Où est passé le gars rebelle et sûr de lui en toutes circonstances ? Cette tension le rend dingue et il ne sait pas ce que Kai attend de lui, les mots le devancent avant même qu’il n’ait le temps de les retenir. “J’ai vraiment envie de t’embrasser… ” Merde ! Soudain pris d’un élan d’embarras, il tente de se rattraper maladroitement, tel le mec pas doué qu’il est. Kai va croire qu’il essaie de profiter de la situation, d’abuser de sa vulnérabilité… Bordel, il ne fait qu’enchainer les conneries !

“Enfin, c’est pas ce que je voulais dire… Tu me plais, et… Je sais pas ce qui m’a pris. Je veux pas t’obliger ou quoi, donc si t’as pas envie, je peux comprendre et, et, et… ” Kai termine sa phrase avec un sourire espiègle. “Et tu parles trop…. ” Il a à peine le temps d'enregistrer la main de Kai sur sa nuque, qu’il se retrouve attiré dans un baiser tendre et absolument déstabilisant. Les derniers neurones encore fonctionnels de Léo viennent de tomber à l’eau et se noient dans une mer d’émotions turbulentes. Il sent son cœur lui remonter dans la gorge tellement il est subjugué par le contact de ces lèvres sur les siennes. C’est la première fois qu’il ressent un haut-le-cœur à cause d’un trop-plein d’émotions. C’est presque aussi douloureux que c’est bon. Pourtant, ce n’est pas son premier baiser, alors pourquoi c’est si fulgurant ? Quand il avait embrassé des filles pendant quelques soirées arrosées de ses copains, il n’avait jamais ressenti qu’un ennui mortel. Ce n’était pas terrible, même si ce n’était pas désagréable non plus. Pourquoi Kai lui fait perdre la raison comme ça ? Pourquoi ressent-il cette urgence d’en vouloir plus, de lui arracher toute l’innocence qui transparaît dans ses sourires, de s’approprier bien plus que ses lèvres ? Les questions restent suspendues dans son esprit, il n’a pas les capacités à y répondre en cet instant précis. La seule chose qui l’importe, c’est de graver chaque seconde dans sa mémoire afin de ne jamais pouvoir oublier la façon dont il se sent perdre pied. Il glisse sa main le long de la joue de Kai et le sent se crisper sous son toucher. Surpris par sa réaction, il s’écarte avec hésitation. Peut-être qu’il s’est trop laissé emporter… ? Mais l’expression de douleur qu’il lit sur le visage marqué de Kai balaie le doute. Quelque chose ne va pas et l’inquiétude l’envahit brusquement. “T’as mal quelque part ?” Tente-t-il en posant une main rassurante sur son épaule. Il déteste ce sentiment d’impuissance, mais sans comprendre ce qu’il se passe, c’est un peu compliqué d’agir.

Kai sent la douleur vriller son crâne de plus en plus sans savoir d’où elle provient. Tout allait si bien quelques secondes plus tôt ! C’est tellement injuste… Il se plie en avant en pressant ses mains sur ses tempes pour faire pression. Bien sûr, ça fait que dalle… C’est trop demander d’avoir un seul moment de plaisir dans sa vie, sans qu’il se retrouve pris en proie par des tourments ? Il se déteste tellement de ne pas être normal comme tout le monde ! Il grimace si fort que les muscles de son visage commencent à lui faire mal. Pitié, faite que ça s’arrête… Léo s’accroupit à nouveau en face de lui et plaque ses mains chaudes sur les siennes. “T’as besoin de quelque chose ? Une serviette humide peut-être ?”

“Non… Reste… ” Murmure Kai entre ses dents serrées. S’il s’en va maintenant, il n’aura pas la force de supporter plus longtemps cette douleur fulgurante. Les yeux fermés, le souffle court, il s’appuie sur le front de Léo pour y puiser du réconfort. C’est en vain, car la douleur continue à s’intensifier. Un rire glacial retentit dans le tréfonds de son esprit et la panique le saisit. “Non, non, non… ” Répète-t-il frénétiquement dans l’espoir fou de le garder à l’écart. Mais tout comme la douleur, le rire devient de plus en plus présent.

Alarmé, Léo le regarde intensément. Il ne comprend pas tout à fait ce qui se passe, mais il ne compte pas bouger de là. “Dis-moi ce qui se passe… ” Souffle-t-il doucement pour ne pas le brusquer. Kai entrouvre les yeux et peine à articuler. “Je… Kano, je l’entends rire… Ma tête va exploser… ” Une nouvelle vague de douleur lui arrache un gémissement et sa vision se trouble sous l’intensité de l’élancement qui tambourine dans son crâne. Son corps se met à trembler par soubresauts et la terreur le submerge.

Léo se redresse d’un coup pour monter sur le lit et s’installe derrière lui pour l’enlacer plus solidement. Les tremblements s’intensifient de plus en plus et des larmes dévalent les joues de Kai. Il voudrait tellement que ça s’arrête… Que la douleur disparaisse et que le rire maniaque de Kano se taise une bonne fois pour toutes. Il agrippe les bras de Léo pour ne pas lâcher prise. Hors de question qu’il perde une nouvelle fois conscience.

Il entend à peine la voix calme de Léo l'inciter à reprendre son souffle. “Respire, t’es en train de faire une crise de panique là… Essaie de suivre ma respiration. Ça va aller, Kai… ”

Et puis soudain, plus rien. Le silence total, comme s’il se trouvait dans une bulle d’eau. Tout autour de lui est plongé dans l’obscurité et la pièce a complètement disparu. Il vient encore une fois d’atterrir dans cet endroit maudit… Au moins, la douleur s’est estompée en même temps que la réalité. Kai ne sait pas si c’est un point positif ou non, mais pour l’instant, il va faire comme si c’était une bonne nouvelle. Il s’en veut d’avoir occasionné une scène et d’avoir encore une fois perdu connaissance… Ensuite, ce qui le tracasse par-dessus tout, c’est que Dieu seul sait ce qu’il va se passer maintenant qu’il n’est plus conscient. Ça le fait rager au plus haut point. S’il pouvait mettre la main sur Kano là tout de suite, il lui tordrait le cou rien que pour le plaisir de le voir grimacer de douleur. La présence de Léo s’est également évanouie, à son grand désespoir. Il est seul dans ces foutus abîmes. Enfin, seul avec l’écho du rire de Kano en fond. Un vrai plaisir…

“Tu comptes me pourrir la vie encore longtemps ?” Le rire mauvais s’intensifie et la silhouette de Kano apparaît en lambeau de fumée devant lui. Rien que sa vue le fait grimacer de dégoût. Il incarne tout ce qu’il déteste, son apparence, son sourire, ses yeux glaçants, tout le répugne. Le pire, c'est qu’il y voit un futur inévitable. Une transformation qu’il repousse avec la plus grande véhémence.

Le temps qui me plaira… ” Le nargue-t-il avec un ton acerbe. Kai grince des dents et serre les poings. “Tu me veux quoi, à la fin, bordel !”

Kano se volatilise en laissant derrière lui quelques volutes blanchâtres ainsi que son rire intarissable. Il va vraiment finir par le rendre dingue à force. Kai ne le supporte pas et se demande comment Léo a pu faire pour ne pas lui défoncer la gueule. Question pour plus tard.

“Génial ! Vraiment ! T’es qu’un enfoiré, tu le sais ça ?! J’espère que tu vas t’étouffer dans ton fichu rire de taré !” Rugit-il dans le vide qui l’entoure. Le rire s’interrompt brusquement et le sang de Kai se fige. Le silence est oppressant et presque pire que d’entendre les éclats ricanant de Kano. “Hey !! Me laisse pas dans ce trou noir comme la dernière fois ! Merde, j’ai fait quoi pour mériter tout ça ?!”

Soudain, un flash lumineux traverse l’obscurité et l’environnement prend forme autour de lui. Il se retrouve d’un coup dans une chambre désuète au papier peint défoncé et une ambiance sombre. Quelques vieux meubles l’entourent, dont un bureau rempli de documents en vrac avec une vieille lampe de chevet dessus, clignotant de façon irrégulière. Flippant…

Kai observe avec stupéfaction cette apparition inattendue. “C’est quoi cet endroit… ” Marmonne-t-il en s’approchant du bureau malgré la frousse qui lui colle à la peau. Ses pieds touchent à peine le sol, comme s'il flottait en apesanteur, et ses gestes ont un temps de délai, tout juste comme dans un film au ralenti. Avec appréhension, il fait glisser un doigt sur les documents usés par le temps, pour en écarter quelques-uns. Un titre à moitié effacé attire son regard et il sort le bout de papier écorché du tas en désordre.

“Acte de naissance… K… Kurosawa … 17 octobre 1993” Déchiffre Kai avec difficulté. Le prénom est partiellement effacé, mais il s’agit bien de son nom de famille. Ce qui est étrange en revanche, c’est qu’il n’est pas né le 17 octobre, mais le 18 la même année. Le papier entre ses mains commence alors à se décomposer et à tomber en poussière, emportant ainsi le peu d’information qu’il pouvait apporter. Perplexe, Kai se met à chercher frénétiquement parmi les autres documents sur le bureau, mais dès qu’il pose la main sur l’un d’eux, ils s’évaporent en poussière. Une fois les documents partis en lambeau, c’est au tour des meubles et des murs de se dissoudre, le laissant une nouvelle fois perdu dans le noir complet. Un claquement sec le fait sursauter. Il plaque une main sur son cœur pour tenter de calmer son palpitant.

“Tss, tss, tss… Tu commences à comprendre, ou il t’en faut un peu plus ?” La voix de Kano lui envoie un frisson désagréable le long du dos et lui donne la chair de poule. Il ne peut pas avoir une voix normale comme tout le monde, sérieux ? L’être blafard se matérialise en face de lui, avec son sourire narquois pendu aux lèvres. Ça a l’art de le renfrogner aussitôt.

“Ça te plaît tant que ça de te foutre de la gueule des gens ? Je suis pas con, je sais que la date est incorrecte sur le document. Alors arrête ton jeu, c’est bon.”

“Désolé de te décevoir… Ou pas à vrai dire, mais la date serait incorrecte en effet s’il s’agissait de ton acte de naissance… Tu vois, la vérité est que je suis né juste avant toi.”

Kai secoue la tête. S’il avait vraiment eu un frère, il le saurait. Ça ne peut donc qu’être un mensonge. En soi, cela ne le surprend même pas de la part de Kano. Rien ici n’est réel de toute façon, en conséquence les documents peuvent très bien être trafiqués, voire créés de toute pièce. Il n’y a même pas de prénom dessus. Kai fixe le regard bleu de Kano avec intensité.

“Qu’est-ce qui me dit que t’es pas en train de me faire tourner en bourrique ?”

Kano hausse les épaules avec un sourire mélancolique étiré sur les lèvres. C’est troublant de le voir avec cette expression…

“Tu crois ce que tu veux, le fait est que je suis mort pour que toi, tu puisses vivre… Tu m’as volé ma place ! C’est de ta faute, frangin… ” Un tourbillon de papiers déchirés se met à faire rage autour d’eux dans un vacarme assourdissant. Un morceau vient se plaquer sur le visage de Kai et ce dernier s’en empare pour lire les fragments lisibles. - Acte de décès… Kano Kurosawa, mort-né. Cause : Strangulation par le cordon ombilical du jumeau… -

Les mains tremblantes, Kai tente de continuer sa lecture, mais le reste du texte manque et les quelques mots qu’il distingue n'apportent pas plus de clarté. Il relève les yeux sur Kano, profondément perturbé. Ses parents ne lui ont jamais parlé de sa naissance, ni de la mort d’un frère jumeau… Le visage froncé par l’incompréhension, il tente de trouver des réponses par la logique. Kano serait donc en quelque sorte l’esprit vengeur de son soi-disant frère mort-né ?

“Vu ce que tu m’as volé, ce n’est que chose due que de partager un peu de ta vie. Vois ça comme un marché équitable.”

Kai explose de colère. “Je t’ai volé que dalle ! T’es qu’un filet de mensonges et je n’ai aucune raison de supporter tes machineries pour me déstabiliser ! Tu n’as aucun droit sur ma personne, ni mon corps !” La noirceur environnante lui colle à la peau et la peur de rester coincé ici lui serre les tripes. Kano disparaît dans l’obscurité et sa voix distordue, cassée par l'amertume, lui parvient faiblement.

“Souviens-toi, que je n’ai pas eu le choix de vivre… Ce que tu as, je ne l’aurai jamais… N’oublie pas que tu m’as volé une vie… ” Le silence fait place pendant quelques instants avant qu’une pluie de cristal ne s'abatte sur lui tandis que la gravité l’attire brusquement vers les tréfonds de cette dimension. En chute libre et complètement paniqué, Kai tente de s’agripper à n’importe quoi, mais il n’y a rien à saisir. Il lutte de toutes ses forces, mais comme les autres fois, rien n’y fait. Sa chute continue inexorablement. La vue des cristaux serait presque magnifique, s’il n’était pas en train de tomber dans les abîmes.

“Lâche prise… ” Le chuchotement lointain de Kano lui arrache un sourire crispé. Ce n’est pas lui qui est en train de chuter comme un poids mort ! Comment veut-il qu’il lâche prise dans de telle condition !! Il ferme les yeux et tente de calmer son esprit en ébullition, mais la sensation de la gravité est difficile à oublier. Alors, il se concentre comme il peut sur sa respiration et son objectif ; retrouver le contrôle de son corps. Tout se passe tellement vite, qu’il n’a pas le temps de comprendre comment il a réussi à interrompre sa chute. Ses yeux sont grands ouverts à présent sur le décor rassurant de la chambre d’hôtel. Les bras de Léo sont encore exactement là où ils se trouvaient plus tôt ; autour de sa taille. Il peut sentir son souffle chaud dans sa nuque et il peut enfin libérer un long soupir de soulagement.

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