V

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QUI SEME LE VENT... (1)

GIOVANNI

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[Rives blanches]

Tu as voulu oublier.

Ton nom. Celles et ceux qui l’ont porté avant toi. Le chant des tempêtes sur les digues, les corps boursouflés et déchiquetés rabattus sur la grève. L’odeur de l’acide et de la chair calcinée. Les guerres intergénérationnelles et les vendettas. La laque sombre et brillante qui reflète le soleil d’été et les fleurs séchées sur le marbre. Les mots que tu as condamnés dans ta propre bouche qui parle trop de langues. Les larmes que tu as ravalées par orgueil. Le goût du citron et celui de la mort.

Et Elle.

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[Zone économique exclusive de Midipolia, quelque part en Méditerranée, hiver 2251]

Tu as l’âge qu’avait ton père lorsqu’il a rencontré Mamma. Tu regrettes de n’avoir jamais demandé comment on séduit une femme de cette trempe-là.

Béances des souvenirs d’enfance. Tombes anonymes et mémoire omise.

Giovanni n’arrive pas à faire taire l’écho dans sa tête, même quinze ans plus tard. Tant qu’ils se tuent entre eux… C’est un refrain qu’il siffle au vent marin, un air qui accompagne le glissement de la coque, le ronronnement du moteur, et le chuintement de l’eau noire que l’on fend.

Odeurs d’iode et de rouille. Saveurs de sang et de conquête.

Au loin, les lumières du port de Midipolia brûlent la nuit comme un incendie industriel aux rugissements mécaniques. Le fracas des containers déchargés à toute vitesse retentit, métronome du ballet millimétré des pilotes du port et des lamaneurs qui guident les bateaux à quais sous les câbles stridulants des grues. Les dockers gueulent si fort dans leurs mégaphones que la résonance de leurs voix portées dans les empilements se mue en hurlements de monstres jamais repus.

En mer, l’horizon perd tout relief. L’infernale cadence gerbe des couleurs de plus en plus tenues à ses implants tandis que le semi-rigide s’éloigne du port. Son estomac vide accuse les vagues, mais le calme règne. Ici, pas besoin de protéger ses oreilles hypersensibles du brouillard magnétique de la ville.

Giovanni n’apprécie pas la proximité des corps des cinq affiliés de la Krovavaya Bratva. Le contact épaule contre épaule, dans l’étroit InSolent limite ses mouvements. Son physique de ballerine ne lui permettra jamais de rouler des mécaniques contre ces bêtes aux bras titanisés et fibrés d’OptiMuscles. Cinq ans à la glace ont appris au kuklaboy à rester à sa place.

Vyacheslav, chef de meute debout à la proue, lorgne sur sa petite clique. Les séquences porno qui tournent en arrières pensées chez ses gars taquinent une vérité nue quoi qu’inexacte. Le petit prince déchu des Bianchi n’a pas négocié sa protection chez la concurrence uniquement en écartant les fesses, mais en sauvant la peau du Loup Bleu durant leur années communes au centre pénitentiaire midipolien. Aussi, Giovanni supporte mal leur présence écrasante, humiliante, leurs regards en biais pleins de méfiance ; surtout du vieil Oleg, dont la mauvaise gueule ridée n’est que désapprobation et reproche muet.

Sa capuche farouchement tirée sur ses boucles blanches et son col remonté jusque sous le nez ne trompent personne sur sa nature artificielle. Giovanni est un N-GE, une génétique qu’il doit à sa mère. Un acronyme surfait pour un modèle militaire augmenté de Chasseur, phénotype androgyne et albinoïde caractéristique. Posséder une telle pièce dans sa garde rapprochée ferait bander le Baron, à la tête de la Krovavaya. Ça tombe bien, depuis sa fraîche sortie, le jeune stiddaro n’est plus vraiment en odeur de sainteté auprès de Don Caponi.

L’électrocutter a laissé une lézarde de chair brûlée sur la moitié de son visage pâle, d’une commissure à l’oreille, une fente qui dévoile des dents abîmées, de la gencive rouge ; un demi-sourire à vif, un souvenir de torture qui électrise toujours ses nerfs. Oh ! maintenant sa petite gueule d’N-GE réarrangée par les soins du Commissaire Borgne se présente comme une carte de visite digne d’un professionnel, la garantie qu’il a intégré le groupe des plus féroces, que le boulot se fera dans les règles de l’art. C’est pas vraiment déplaisant. Mais les Russes n’aiment pas les petites histoires qu’on se répète de façon trop enjouée et dont les détails fluctuent. Ils se fient aux preuves de sang davantage qu’à la salive épanchée.

Des garanties, Giovanni va leur en donner. Dès qu’on lui fera signe.

Face à lui, deux Russes larges comme des droïdes déménageurs encadrent le fraîchement promu sous-lieutenant Martel. Les mains attachées dans le dos, recroquevillé, le gamin d’une vingtaine d’années, à peine plus jeune que l’N-GE, a perdu l’aura intimidante que lui conférait son uniforme malmené de la Crimo – reconnaissable à ce putain de brassard à fleur de pavot tranchée, d’un blanc étincelant. Le sang a dégouliné, séché, de son nez cassé à sa mâchoire fracturée, entr'ouverte et à la denture en piano. Un superbe cocard étouffe un œil rouge, sur une mine épouvantée et épouvantable. S’il n’était pas dans les vapes, il mangerait sa morve. Ce passage à tabac n’a pas permis d’obtenir quelques informations intéressantes sur les prochains objectifs du Commissaire Borgne et de sa Brigade d’Incorruptibles. Tant pis, ça fera toujours un héros édenté de plus. Et une jolie médaille avec un hommage pompeux en direct sur le canal officiel de Mid-Inter dans trois jours.

Peut-être qu’on devrait leur envoyer la vidéo si ça ne les fait pas bouger. Voir si ça les énerve. S’ils sortent de leur trou, ces enculés d’Incorruptibles.

Giovanni bouillonne d’une rage sourde, un appétit de revanche. C’est assez de jouer les figurants bien dociles et d’obéir à des ordres merdiques pour faire le jeu de Vyacheslav. Il vaut beaucoup mieux que ce rôle de branquignol dernier arrivé qui va chercher la bouffe et la came pour les autres.

Vyacheslav ordonne au pilote automatique de stopper le moteur. Son physique est encore plus large et puissant que ses compères et son sang slave l’autorise à supporter la froideur nocturne en sans manches malgré la saison. Tenue qui laisse apprécier à loisir des muscles saillants qu’il a scrupuleusement entretenus durant sa dernière vacation derrière les barreaux. Des tatouages courent de ses phalanges à ses bras. Le Siniy Volk ouvre sa gueule pleine de crocs sur sa gorge. Des étoiles comme des roses des vents décorent ses clavicules. Voleur dans la loi – parfois qu’on oublierait qui est le plus gradé ici.

Un bref silence nimbe le pseudo cérémoniel qui suit. Foutre un brigadier à la baille est toujours un petit évènement en soi. L’exécution se dispute rarement. Et pas uniquement par respect de l’attente des ordres de l’alpha. Le geste amène des conséquences souvent déplaisantes, mais ô combien nécessaires maintenant que la guerre est déclarée.

— T’as un flingue ? lance Vyacheslav.

Question de pure forme.

Personne n’esquisse le moindre mouvement. À part Oleg, dont les rides dessinent un rictus peu aimable, à moins que ce ne soit la lune qui joue avec les ombres et crevasses sur son visage. Pris à témoin pour l’occasion afin de rendre compte du Baron.

— Pas besoin.

Voix qui n’a pas mué mais qui ne tremble pas.

Mouvement du menton de Vyacheslav. Son lieutenant, Pavel, échange sa place avec l’N-GE pour maintenir l’équilibre de l’embarcation, dégageant de l’espace près du flic qui cligne frénétiquement un œil vaseux dans ce silence troublé de froissements d’imperméables. Le vent peine à balayer la puanteur de pisse et d’excréments. Un filet de bave sanglante coule jusque dans son cou. La tête a été frappée trop fort, ce qui leur épargne le cinéma pathétique habituel. Giovanni ne s’est pas permis de leur faire remarquer qu’on obtenait rien de valable ainsi. En voici le résultat. Plus bon à rien. Du putain de gaspillage.

Un instant avant d’empoigner les cheveux du brigadier, Giovanni savoure la morsure de la brise sur sa figure balafrée. Un coup de langue sur la chéloïde ravive la douleur, la haine brûlante envers l’uniforme. Il tire un électrocutter de la poche à son bras, en déplie la lame courbée d’une volte du poignet. La lame chante sous l’impulsion du courant. Debout, anticipant le roulis, sa main gauche esquisse une courbe élégante, précise et véloce. Une amplitude théâtrale tranche nette la gorge du pauvre salaud.

Le jeune promu écarquille ses yeux bouffis d’hématomes. Ses lèvres gercées s’entrouvrent pour une dernière bouffée d’air. Avec une force insoupçonnée dans ses bras fins, Giovanni le tire en arrière par le col.

Adagio ~ le corps bascule et les gargouillis s’étouffent dans l’écume avant même que le flux de sang n’éclabousse quoi que ce soit. Son diabolique mentor aurait approuvé : Bien minot, bien ! Ce genre de fioriture assure toujours son petit effet, même pour des gaillards avertis de la Krovavaya Bratva.

— On est bon, ?

Le vieil Oleg, au corps rabougri mais à l’œil alerte, n’a pas bronché, ni même froncé un sourcil. Vyacheslav traduit cette immobilité silencieuse en anglais, langue avec laquelle il est bien plus à l’aise que l’idiome fédéral français :

— Période d’essai validée, c’est toi qui invites. Commence à faire faim, šef.

Clin d’œil à la mention du sobriquet de leurs années de glace communes. Ils se serrent la main pour sceller l’accord. Les gars sur tribord s’espacent pour lui faire une place ; celle du mort. Giovanni préfère y lire du pragmatisme plutôt qu’un message subliminal.

Sur le retour, Pavel, ce fouteur de merde, avise le poignard encré dans son cou. Giovanni a l’habitude de ces regards louvoyants, des murmures dans son dos. La marque vaut pour service rendu auprès de Vyacheslav, mais un jeune affilié de la Stidda, qui parle avec les mains, toujours bien mis sur lui, surprend dans une bande organisée de la Krovavaya Bratva. Concurrence féroce oblige. Question de confiance légitime.

— Donc tu bosses que pour nous, le stiddaro ?

Pavel plisse les yeux pour appuyer sa circonspection. En français fédéral bien policé, pour une curiosité qui n’en est pas moins désintéressée. Le mépris s’est mué en crainte légitime mais pas encore en respect. Ils pensent tous que tu bouffes à tous les râteliers, que ta fidélité ne va à personne. Ou que Vyacheslav a encore eu le béguin pour un minet errant.

— J’te pose pas d’questions, t’me poses pas d’questions, ?

Le gars mordille une peau morte à ses ongles et interpelle son voisin en russe. Certainement persuadé que l’N-GE n’en bite pas un traître mot. Erreur.

— Va falloir qu’il apprenne à causer meilleur le spaghetti sinon va y avoir des embrouilles.

— C’est toi qui vas avoir des embrouilles, rétorque Oleg.

Ce qui a pour effet immédiat de couper court à toute contestation. Le vieillard se tortille pour trouver une position plus confortable. Son ossature est comme prise de saccades. Il reprend à l’attention de Vyacheslav uniquement, encore en russe :

— Tu te portes garant pour le môme ? Tu mises gros, Loup Bleu.

— Ouais. Un problème avec ça ?

Vyacheslav pose son cul avec une nonchalance manifeste, se mettant à l’aise, juste en face d’Oleg, quitte à compacter toute la ligne de gars sur bâbord.

— C’est à toi que ça va poser problème s’il se manque.

— J’suis pas inquiet.

— Tu devrais. C’était la poupée à Mikhail. Il le nourrissait aux antidouleurs une fois qu’il avait fini de s’amuser avec. Le môme tenait même pas droit après ça ! Qu’est-ce tu crois qu’il va lui faire, à l’autre ?

Un haussement d’épaules du Siniy Volk bouscule ses voisins sur toute la rangée.

— Bah… il va le crever. C’est ce que j’ai dit ? J’ai déjà manqué ma parole ? Non. Alors me casse pas les couilles. Le Commissaire Borgne va plus durer longtemps. Et quand ce sera fait, le Baron viendra me sucer la pine tellement il sera content. Répète-le-lui comme ça. Bien exactement, qu’il comprenne bien.

Oleg ne mord pas à la provocation. Au lieu de ça, ses prunelles délavées se braquent sur l’N-GE, le détaillent de pied en cap, comme pour jauger un investissement un chouia bancal mais prometteur. Sa gueule se fend finalement d’un commentaire presque agréable :

— T’es un putain de cinéma, bambino. T’as du style. Sûr. C’est propre. Bon pour moi. Se pourrait que le Baron ait un service à te demander. Bientôt.

Le sourire goguenard de Vyacheslav vaut toutes les félicitations du jury.

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