le noir aveugle des Gespenst

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ANGES CORROMPUS

LITZY

VANTABLACK (2)

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[Midipolia, hiver 2237 – dans la lumière mourante de l’enfance]

Tu as huit ans et demi, déjà des cheveux blancs, et pour la première fois, tu les trouves magnifiques.

D’habitude, c’est toujours son père qu’il l’emmène au parc. L’œil borgne du lieutenant des Douanes l’autorise à grimper sur les jeux des plus grands et de s’y suspendre, tête en bas, jusqu’à en avoir le tournis. Maman préfère poursuivre sur la ligne de métro jusqu’au centre-ville, puis leur fait changer de ligne, pour repartir dans l’autre sens avant de quitter le niveau médian, via le Mégacentre des Néréides, une structure empilant dix niveaux de luxueux commerces. Litzy suit comme elle peut la cadence des petits pas martelés de sa mère, aujourd’hui particulièrement apprêtée, non pas pour une sortie, mais pour se fondre dans cette masse chic, d’un autre échelon que celle que l’on croise le dimanche pour faire les commissions. Sans la moindre explication malgré l’angoisse palpable, les regards en arrière, elle tient fermement cette main moite et de l’autre, son bob cachant ses cheveux. Mère et fille plongent dans cette vague humaine assourdissante qui reflue sans cesse entre les voiles tourbillonnantes des projecteurs sponsors. Litzy ne retrouvera son souffle qu’en sortant des galeries bondées.

Un savant itinéraire entre les passerelles obliques au cœur de la zone commerciale Sud de la ville les conduit aux abords d’une plateforme que surplombe le quartier des affaires. Les ombres de leurs immenses façades projettent des silhouettes d’animaux marins énormes et de familles heureuses, le sourire ultra-white, comme il n’en existe que dans les fantasmes publicitaires.

Les attend sur un quai d’aérotaxi, une BMW Gespenst si noire, que même le soleil ne se reflète pas dessus. Les vitres ne brillent pas davantage. Le véhicule semble sans contour ni relief, à l’exception de la ligne de feu qui cercle la carrosserie d’un trait rouge lumineux. Litzy a du mal à percevoir le battement sourd sous le capot arrière du moteur.

Le chauffeur, un homme ridé sous une casquette usée, a un instant arrêté son regard sur son visage avant de demander, soulevant l’élytre passager :

— Personne derrière ?

— Baleine devrait se freiner sur le Takeaway. Il traîne, répond sa mère.

L’homme humecte ses lèvres du bout de la langue.

— Ouais, qu’il devrait. Paumé dans les escalators des Néréides ?

— Bien avant.

Il dévoile une dentition jaunie, un rire sans son, et referme la portière sur elles. L’intérieur est spacieux, d’un cuir sombre et classieux. Des banquettes encerclent une minuscule table au rétroéclairage vespéral. Une vitre trouble les séparent de l’habitacle du conducteur. À la grande surprise de Litzy, une fois verrouillée, l’aéro ne siffle pas et il lui est impossible de distinguer les échos des gratte-ciels tout autour, ni même de sentir le fourmillement des rails à sustentions électromagnétiques qui lui vrillent les tympans. Toutes les couleurs semblent se faire anéantir par la peinture de l’aéro.

— Elle est magique l’aéro, murmure-t-elle à sa mère, consciente que la discrétion est de mise.

Pas de réponse, mais un bras s’enroule autour de ses épaules. Son cœur s’apaise et sa respiration redescend au niveau du ventre.

— Tu n’as rien à craindre, lui annonce finalement sa mère. Nous allons voir une vieille amie. Une très, très vieille amie.

— Vieille comment ?

Maman sourit et lui retire son chapeau.

Dans le Cercle, le tunnel périphérique midipolien, ses yeux s’éblouissent des trainés de lumières comme des feu-d’artifices et elle ne résiste pas à coller sa figure contre la vitre, tant pis pour les traces de mains sur le verre impeccable. En sortant, la Gespenst emprunte une voie maglev de vol autonome à ciel ouvert pour monter vers une plateforme en extérieur de la ville. L’aéro s’amarre au sommet d’une tourelle où guettent une poignée d’hommes qui les escortent jusqu’à l’ascenseur. Les portes s’ouvrent sur un salon avec front de mer. L’eau ridée n’est entrecoupée que par les lignes en pointillés des brise-lames parquant les supercargos comme des lego, dans l’attente de déchargement. La pièce s’étire, immense, dans un camaïeu apaisant de bleu et de bois ; les canapés débordent de coussins.

Immédiatement, Litzy aime cette maison. Les ondes y sont adoucies par des tapis moelleux ; les grandes toiles abstraites en petits reliefs vagues absorbent merveilleusement les parasites des appareils électroniques.

Lorsqu’elle se redresse de son assise confortable, Maddalena Bianchi lui fait l’effet d’une apparition sans âge. Statue antique, beauté tragique. Si semblable à soi, pour la toute première fois. Une cascade de boucles blanches chute jusqu’à ses reins, encadre un visage fin, enfantin, qui lui ressemble trait pour trait. Une version adulte d’elle-même, et si puissante ! Les muscles secs de ses bras nus se meuvent sous sa peau blême, veinée de bleu et de vert, comme du marbre. Élancée, ses épaules sont carrées, sa poitrine inexistante dans sa robe empire. Litzy est comme absorbée par ses yeux opaques, troubles, où l’on ne distingue pas de pupilles.

— Donna Maddalena.

Maman est pleine de révérence mais aussi de joie.

— Pas de ça entre nous.

Les deux femmes rient, se tombent dans les bras. Puis Maddalena se penche vers elle. Le tranchant subtil, cristallin, de ses mots ne souffre d’aucune résistance.

— Approche un peu.

L’injonction est pourtant douce. L’enfant s’exécute, vaillante. À sa hauteur, des doigts graciles se posent sur sa figure, la courbe de son menton, l’arrête de son nez, le tracé de ses sourcils, s’égarent dans ses cheveux dont ils éprouvent la texture.

— Tu es magnifique, ma chérie. Absolument magnifique.

Une petite boule de fierté chauffe l’intérieur de sa poitrine.

Litzy détecte sa présence bien avant que la fameuse veste indigo délavée n’entre dans son champ de vision. Le Diable bleu surgit, un plateau dans les bras, qu’il dépose devant les deux femmes avant de repartir comme il est venu.

Litzy n’est plus effarouchée par Maddalena. Elle est reine, comprend-elle. Sa crainte est devenue respect, mais elle reste à distance, grignotant, gourmande, un biscuit qu’on a apporté avec le service à thé. Elle se fascine pour cette attitude noble, ce contrôle silencieux du geste, cette voix apaisante mais directrice. Une petite pieuvre se cache dans son cou, sous les boucles opalescentes, seulement découverte lorsque la dame balaie ses mèches au-dessus de l’épaule, comme une cape. Les retrouvailles amènent une conversation qui n’intéresse pas la jeune fille. Jusqu’à ce que.

— Où est Giovanni ? demande sa mère, balayant du regard l’immense salon.

— Il finira bien par sortir, ce petit sauvage.

Maddalena pointe un doigt bagué d’or vers le couloir profond, d’où est sorti le démon à forme d’homme, mais la configuration particulière de la pièce n’autorise pas la gamine à percevoir les ondes au-delà de cette limite.

— N’est-ce pas ? ajoute-t-elle.

Un petit clone de Maddalena s’exfiltre finalement de l’ombre et s’avance en faisant la moue. Du même âge que Litzy, des boucles paresseuses tombent jusqu’à ses épaules. Il la fixe avec intensité, sur le qui-vive, puis ses grands yeux s’ouvrent rond, s’inondent de lumière. Un bleu comme seul peut être le ciel lorsqu’il rencontre la mer. La stupéfaction ouvre sa bouche en un grand O :

— Oh, la fille est vraiment comme nous !

Comme nous. Rien n’a jamais été plus important.

Maddalena hoche lentement la tête. Un sourire de biais traverse ce masque royal. Exactement la même ligne s’étire sur la bouille de Giovanni.

Avec la même autorité maternelle, l’enfant saisit la main de Litzy pour l’entrainer avec lui dans cette immense maison qui regorge de mystères. Litzy choisit de se laisser porter par cet élan. Cette fuite en avant. Au creux de sa paume, se love la certitude que ce monde-là ne lui est pas hostile.

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