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QUI SEME LE VENT... (3)

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SKENDER

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[Midipolia, hiver 2251]

Des orbites noires et vides le fixent. Des cavités sanglantes d’où ruissellent des larmes souillées jusqu’à un gouffre aux rangées infinies de dents. Les yeux deviennent des mâchoires et leurs gueules, énormes, susurrent, parmi les bulles sombres :

Si tu veux tout… Tu dois…

Le sursaut réveille la merveille à côté de lui. Skënder chasse le mauvais rêve, passe une main dans ses cheveux collés de transpiration.

Une étrange mais suave langueur enroue encore ses membres, de cette bonne baise qui fait oublier qui a pris qui et dans quel sens. Skënder s’extrait de son propre lit. Toute sa volonté est nécessaire pour ne pas embrasser cette gorge blanche offerte à l’orée des draps rose pâle. La soie a glissé sur ces longues jambes, dévoilant à moitié une hanche qui porte encore la trace de sa main, une cuisse où les fluides ont squamé sur la peau en sillons grisâtres. Une mousse sèche qu’il voudrait remonter jusqu’à la source. Commencer avec la langue puis lui refaire un peu le cul avant d’attaquer la journée.

La grosse montre auxiliaire à son poignet est impitoyable. Aussi succulente que soit cette nana, ce n’est pas assez pour oublier ses priorités. La check-list mentale aligne une quantité phénoménale de boulot. H4110w a passé le mot via un canal crypté ; Litzy a bien fait le job. Priver la Krovavaya d’un sale enfoiré comme Pavel facilitera la suite des opérations.

Il manque de glisser sur une bouteille renversée au pied du lit, se rattrape in extremis au montant de la porte. Se rincer la gueule au lavabo rafraichit sa mine. Avaler un café bien serré fouette ses neurones. À poil, devant son immense baie vitrée, il regarde s’affairer les ouvriers et leurs droïdes sur les échafaudages qui commencent à taquiner les hauteurs. Le noir et blanc des banderoles Zebra Assos barrent son horizon. D’habitude, les supercargos ressemblent à des jouets et les grues portuaires, des petits bras mécaniques le long des quais fins comme des baguettes effervescentes. Et ma vue sur la mer à six chiffres ?

Son cerveau zappe. Problème suivant, d’importance maximale.

Bordel, Gio ! Te convertir vodka… T’as pété les plombs ? Tu veux vraiment que Don Caponi se foute en rogne ?

Le fils prodige du clan décimé des Bianchi, et accessoirement son ami d’enfance, n’a pas fait dans la dentelle avec ce flic tabassé puis égorgé à l’électrocutter. Le message est clair. L’Envoleur ne négociera rien, et avec personne.

Skënder voudrait éviter que le grand patron de la Stidda n’en vienne à des extrémités déplaisantes ; les méthodes définitives n’ont jamais effrayé la Tempête. Sa position despotique pourrait chavirer ; certains, dont des anciens vassaux des feux-Bianchi, ne demandent qu’à fomenter un contre-pouvoir à la tête du Conseil des Fasci.

Même si on serait vraiment très cons de se faire la guerre entre nous pendant que les Ruskovs essayent de nous niquer.

Enfin, les sensibilités de la politique clanique qui régit l’équilibre de la Stidda sont toujours passées haut-dessus de la tête toute blanche de Giovanni. Cinq ans à la glace ont attisé une haine viscérale, aveugle.

Skënder gratte machinalement la petite cicatrice sur sa tempe. Cet enculé de Commissaire incorruptible, il va vraiment falloir s’en occuper. Mais pas encore. Ses mains restent liées avec les susceptibilités stidda à ménager. Traduire : sucer les boules à Don Caponi pour qu’il ne se doute de rien.

Son ami va foutre un tel waï que le chasseur de merde en uniforme cinq étoiles n’aura d’yeux que pour lui et ses nouveaux copains de la Krovavaya. D’une pierre, deux coups ; alors, ne restera plus que les Caponi, exsangue après la guerre que va lui déclarer la Bratva.

Ça devrait leur laisser de la marge pour trouver des fonds et du matériel, et surtout, des alliés. Remonter l’équipe comme au temps de Volpino. Négocier avec l’ennemi. Coucher avec, puisqu’il le faut.

La fille bouge dans son dos, se douche avec la porte grande ouverte. Dans le peignoir qu’elle lui a emprunté, elle accepte le café avec un sourire artificiel. La maison, Ivanna la connait maintenant. Perdu. Valya c’est joli aussi, comme prénom. Il demande combien ? Son bracelet passe contre le sien. Vibration-transaction.

Ah ! ces ongles de pétasse fluorescents sur sa nuque toute tendue qui glissent jusqu’en bas de son dos... Elle propose un extra, juste comme ça. Ça leur plaît toute, cette peau olivâtre, ces traits balkaniques sévères qui encadrent deux petites billes d’amour toutes vertes. Le bad boy métis au cœur tendre. Skënder frémit, ignore s’il serait raisonnable de parier là-dessus.

— Dis-moi, comment t’as dit qu’il s’appelle ce gars, là ? Celui qu’est pas gentil avec toi ?

Elle minaude.

— Pavel (son visage se ferme). C’est un gars du Moscovite, tu savais ? Lui aussi, il demande des trucs aux filles.

Elle n’en dira pas plus que la veille. Skënder sera obligé de remettre ça ; trop boire, avaler ces saloperies de pilules qui le font bander à en avoir mal aux couilles, noyer les questions comme des poissons trop gras dans du gamma-O, la sauter pour faire passer la dose.

— Tu lui passeras le bonjour, à Pavel ?

Valya glisse comme une ombre en porte-jarretelles sous un manteau d’hermine. La microbalise collée au cul, quelque part dans la muqueuse, devrait résister aux enzymes une bonne semaine. Elle marmonne un truc dans sa langue en sortant.

Salaud. Sauf qu’en russe, ça claque mieux qu’une levrette.

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[Midipolia, hiver 2251 – avant l’heure bleue]

Le sang est la seule loi du clan.

Une fureur sourde gronde en Rozalyn. Fille adoptive du Diable, l’ex-militaire et regretté régleur de problèmes du clan Bianchi, elle tient de lui cette franchise dans le regard, cette tension du prédateur dans sa posture souple, prête à bondir, même assise. Son haut transparent laisse entrevoir ses seins couverts de balafres et ses abdominaux dessinés.

Skënder pourrait tomber amoureux, lui promettre la plus douce des nuits, s’il ne la craignait pas tant. Et cela n’a rien à voir avec la décennie d’avance qu’elle a sur ses vingt-quatre piges. La brise marine, en altitude, sur le balcon de son appartement, ébouriffe des cheveux roux sanguins. La plus belle des fleurs possède des épines redoutables, des griffes de métal enduits de poison qui tapotent le verre ballon avec une insistance toute féminine. Elle lui sourit et Skënder encaisse le venin de cette doucereuse entrevue.

Il lorgne du côté des grues, le bleu noirci par la tempête en approche qui menace le nouvel édifice en construction juste à côté. Très chic. Le jeune homme se fait la réflexion qu’il devrait débloquer quelques avoirs, investir dans cette tour-là, venue lui faire de l’ombre. Ce serait vraiment emmerdant que les Caponi aient une vue plongeante sur sa terrasse. Même si leurs rapports sont parfaitement cordiaux et leurs affaires fructueuses. Simple précaution.

Il lui ressert un peu de vin. Un merveilleux millésimé chinois. Elle boit du bout de ses lèvres maquillées, un brun brillant mais sombre qui révèle sa peau tachetée de son. D’un geste doux, circulaire, elle oxygène le liquide et laisse le temps s’écouler. Le silence est langage, avertissement. Puis ses mains plongent dans un Chanel abyssal pour en faire émerger le but de cette visite de passage.

— Donne-lui ça, tu veux.

— Qu’est-ce que…

Sa question meurt comme l’évidence. Ses doigts palpent le contour de l’arme dans le chiffon qu’elle lui a tendu. Le canon n’en est pas vraiment un, formé de deux rails. Cette sensation de roulement du contre-poids dans la crosse si caractéristique ; le cliquetis des munitions emballées dans la pochette. Un Walkyrie XVII, modèle militaire à éjection électromagnétique, si rare et si puissant qu’un collectionneur oserait à peine rêver en approcher un.

Rozalyn sait, malgré la consigne de Don Caponi, que Skënder a missionné ses hommes les plus fiables pour surveiller Giovanni l’Envoleur, dès l’instant où ce dernier a pointé le bout de son nez en dehors du centre pénitencier de Midipolia.

— Il comprendra.

Elle tapote les cinq étoiles de la Stidda tatouées entre son pouce et son index. Skënder aussi. Le poids du message lui pèse soudain. Ce sont les dernières volontés du Diable. Avant qu’il donne sa vie pour Giovanni.

Les yeux de Rozalyn rougissent, s’embuent de larmes. Elle ne finit pas son verre, pas encore, se perd dans la ligne d’horizon, le murmure des vagues et des souvenirs qui ressassent le chagrin. Midipolia est magnifique vue d’en haut. Un joyau d’acier dans un écrin d’écumes.

Ouais, ce serait carrément dangereux que les Caponi puissent savoir quel genre de jolies femmes il invite chez lui.

Skënder lui fait le V de la victoire pour narguer le destin.

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