qui n'a pas d'objectif

7 minutes de lecture

IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

SKËNDER

Prix (2)

*

* *

* *

[Midipolia, 2244 – ce que nous sommes les uns pour les autres]

La lumière a un prix que peu sont disposés à payer pour ne serait-ce que s’en approcher.

— Qu’est-ce que tu as bien pu foutre pour qu’elle te fasse la gueule comme ça ?

Giovanni frotte une croûte de sang séché sur sa lèvre. La méchante entaille guérit mal, à croire un fait exprès.

Dans l’intimité toute relative d’une rame d’aérométro bondée en fin de journée, Skënder a fini par la poser, la question ; parce qu’il va bien falloir le régler, le problème. De préférence avant de passer récupérer Litzy. Jouer l’arbitre au jeu du plus con le fatigue d’avance. Il a proposé à la demoiselle de l’accompagner à la soirée, puis de la ramener chez elle. En tout bien tout honneur. Pas de ça entre eux, non non. Il s’est cru malin devant mamma Macbeth en tapotant ses cinq étoiles fraîchement tatouées. Parole donnée. Dix-sept ans de frime.

D’un autre côté, le fils de l’Albanais ne pouvait pas y aller sans Giovanni. Se retrouver, comme par hasard au Mystic avec toute leur petite bande pour mater le Run, créerait une situation parfaitement incommode. Le commérage aurait vite fait de dégénérer, pire, d’ouvrir des brèches dans la réputation du petit prince. Si la plupart des enfants stiddari circulent librement et sans escorte, leurs moindres faits et gestes restent surveillés, épiés, autant de l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation. Skënder sait pouvoir baiser la société civile entière en toute impunité, mais regarder trop lubriquement une fille d’un clan lui couterait, au mieux, sa précieuse paire. Aussi, le bon sens le plus élémentaire lui interdit de loucher trop près des blondes slaves qui descendent la vodka comme du lait fraise.

Le statu quo avec la Bratva prévaut tant que chacun se contente de sa part du gâteau et reste chez lui. Donna Maddalena a suffisamment bien aplani les angles (et coupé quelques doigts) avec Don Caponi pour apaiser la pègre midipolienne.

Faire le grand tour par la ligne 4 lui fait gagner du temps. Bien que Skënder ne doute pas un instant tromper son acolyte au-delà du changement aux Incarnés. Bon, il a peut-être oublié de donner quelques détails d’organisation… Son auxiliaire vibre doucement sur son poignet – Litzy qui demande ce qu’il fout, de sûr. L’embrouille macère depuis un bout. Pas sain. Et franchement invivable.

— Pourquoi ça sera ma faute, ? Pourquoi, bordel, et de manière systématique, ça viendrait de moi ?

Che vuoi contre che vuoi. Ah, ça peut être long. Ces putains de dockers neuves lui cisaillent les talons… Skënder ne les imaginait pas aussi raides. Les stiddari apprécient leurs semelles aimantées aux quais lors des manœuvres « en tempête » ; leurs empreintes se fondant parmi celles des stivadori. Avec une paire de lunettes masque pour tromper les reco-faciales, la panoplie est complète.

Heureusement, un arrêt près des Néréides donne un peu d’air, et l’occasion de poser leur cul avant qu’ils tirent au-delà des quartiers résidentiels sous alvéoles de verre. Déjà leurs bio-lumières patinent la tombée du jour.

— Giovanni…

Il pourrait dire : Arrête de me faire ton cinéma. Je vous connais par cœur, tous les deux. Non, Skënder soupire d’exaspération, croise les bras et fixe l’N-GE droit dans les yeux. Franchement pas facile, de soutenir le regard du fils de Donna Maddalena Bianchi. La bagarre est méchante. Vert doucereux contre bleu horizon acéré. Mais il ne cède pas – pas cette fois.

— J’ai voulu l’embrasser. À l’aquarium, finit par lâcher Giovanni.

Arrêter la machine avant que tout ne dégringole. Trahison et loyauté s’entremêlent dangereusement. Trop tard. C’est lui qui a demandé, qui doit écouter jusqu’au bout.

— Elle m’a viré. J’ai pas insisté. Point. (Sa lèvre fendue raconte autre chose.) Skën, je… J’ai pas réfléchi. C’était pour rire !

Les épaules de Giovanni se relâchent au point que toute la structure de ce corps maigre s’avachit sur le siège. L’argument est à la hauteur des dockers de son propriétaire, à se frapper contre une barre machinalement. Skënder prend le temps de la réflexion. De bien peser les conséquences de chaque mot qui sortira de sa bouche :

— C’est ce que tu lui as dit, que c’était pour rire ?

Silence. L’ultime rempart après les conneries habituelles, la mauvaise foi, le mensonge par omission. Indéchiffrable culpabilité. Des yeux trop clairs battent en retraite, se perdent par-delà les tours dans le couchant. Le frisson, Skënder ne l’a jamais personnellement éprouvé, mais en reconnaît néanmoins tous les symptômes. Il préfère se taire, lui aussi. Giovanni et Litzy partagent un lien fusionnel qu’il n’effleurera jamais. Cette jalousie, longtemps macérée, a depuis mué en une fascination craintive. On voit pas la vie avec les mêmes couleurs !

Skënder a bien saisi que son avancement au sein de l’organisation était l’œuvre d’un mot bien placé à son égard ; l’incident au (W)Hore Al’ain n’y est pas étranger. Sa reconnaissance se dispute à cette trajectoire presque trop parfaite. Sa place auprès du petit prince lui assurera une belle carrière.

Parfois, il s’interroge avec quelle facilité il a épousé ce rôle de consigliere avant l’heure. À quel point sa loyauté s’aveugle dans leur amitié. Je n’ai même pas réfléchi quand je me suis interposé entre Gio et Vitorre. Quelles combines sinon conditionnements parentaux ont menés à ce qui lui semble aujourd’hui évidence ?

La courbe d’un virage autour des grands laboratoires G2NOS les ballotte, cloisonne la confidence presque incestueuse. Des murailles de verre à cellules photovoltaïques translucides brouillent la jungle sous serre se déployant sous eux. Marée verte incongrue ou éprouvette géante, impossible à déterminer.

Comme une âme en peine, l’N-GE le suit sans s’étonner, résigné, quand ils changent de ligne dans la cohue de la station des Incarnés pour tracer vers le niveau médian des quartiers bourgeois. Une altitude que le simple lieutenant Macbeth n’aurait même pas pu rêver avec sa solde.

— Qu’est-ce que je fais ?

Abandonnée, la soupe d’anglais mêlé de français et d’italien qui fait la langue commune de Midipolia pour le sicilien des affranchis; Giovanni implore un conseil et non le jugement d’un ami. Skënder n’a pas le cœur à l’envoyer paître. Même si ça mettrait un peu de plomb dans sa petite tête. Pour rire, vraiment ? Mieux aurait valu assumer comme un enfoiré jusqu’au bout.

— Des excuses, Gio. Tu vas commencer par là. C’est un minimum après le coup que tu lui as fait. Puis, j’suis sûr qu’elle aussi, elle… elle s’y attendait pas de ta part. C’est tout.

Il lui appose une main sur l’épaule qu’il souhaite réconfortante. Va absolument falloir qu’il nettoie la merde dans ses yeux.

Je l’ai toujours su. Simplement, je n’ai pas voulu voir.

Les Chasseurs n’usurpent par leur nom, ce sont des prédateurs hypersensibles, capables de déchiqueter un humerde sur un caprice… avec leurs pulsions. Skënder en a déjà entendu Zulfiqar se plaindre des croûtard dépiautés près de sa précieuse Gespenst, pour ne pas ignorer les instincts de ses amis N-GE.

La dernière en date de Donna Maddalena contre un Inébranlable l’illustre bien. Parier la tête du clan pour un spectacle peut paraître dément, sauf si l’on est certain de l’emporter... La Chryséléphantine ne jouerait jamais sa stabilité, la précédente guerre de succession lui a trop coûté ; et la prochaine n’épargnera pas sa progéniture. La démonstration de force envers le Baron, ou un rival des Fasci, sinon les deux, se devait d’envoyer un message plus subtil.

Le petit prince a quatorze ans, bientôt quinze. Trop souvent, Skënder oublie leurs écarts dans leurs bringues, les cartouches de mauve et les bouteilles qu’ils partagent comme des enfants trop gâtés, les conneries graveleuses qu’ils s’envoient via les réseaux et leurs discussions à demi-mots sur la position de tel ou tel membre de l’organisation. Le commérage habituel, entre deux championnats d’e-league. L’échéance se rapproche à toute vitesse. Des responsabilités incombent. Dès le berceau, on a inculqué à Giovanni que les gens qui gravitent autour de lui agissent par intérêt, pour obtenir quelque chose à cause du nom qu’il porte. Particulièrement les filles qui seraient amenées à s’approcher de lui. L’héritier des Bianchi ne pouvait tout bonnement pas baisser les armes devant quelqu’un d’autre que son double au féminin. Il ne l’a même jamais fait.

Et plus tu montes, plus tu es seul.

Au moins n’est-il pas homo, comme aiment à le sous-entendre cette petite merde de Vitorre Ozzello – qui devrait se laver les yeux, lui aussi, parce que sa petite famille de suceuses devrait bien faire attention où elle regarde. Des fois qu’une longueur de bouclettes n’ait jamais orienté sur le trou préféré.

Skënder regrette définitivement son conformisme à l’uniforme, quand, les chevilles en sang, ils arrivent à pied de l’immeuble des Macbeth. Un vocal plus tard, Litzy les rejoint en bas. Nouvelle coloration ; des tresses plaquées zigzaguent sur son crâne, moitié bleu électrique, moitié vert néon. Un choix délibéré pour celle qui n’assume ni sa nature ni ce corps d’enfant minuscule, enfoui sous une immense chemise rayée bordant un skin-jean qu’engloutissent des bottes de trace. Ces fameuses chaussures jusqu’aux genoux à semelles ultra-souples comme des chaussons d’escalade permettent à une poignées d’effrontés – les traceurs – de taquiner le mobilier urbain par moult acrobaties. Ses performances, malgré un physique de prime abord « maigrichon », pourraient susciter jalousie et admirations sur les réseaux, sauf que la Fée Sans Nom refuse obstinément de se laisser filmer. Il n’y a que Giovanni d’assez fou pour la suivre entre deux passerelles à plusieurs centaines de mètres de haut.

La jeune fille colorée saute dans les bras de Skënder pour lui faire la bise. Il la soulève comme rien, une habitude qui ne souffre d’aucun sous-entendu. La mesquinerie de Litzy va jusqu’à tancer son jumeau génétique d’un regard appuyé, boudeur. Resté en retrait, ce dernier ne pipe mot. Annunziata Macbeth les salue du balcon. Les deux garçons affichent le sourire de façade convenu.

De tout le trajet vers le Mystic en aérométro, puis en gyroskate sur piste accélérative, elle n’adressera pas la parole au petit prince, négligeant purement et simplement sa présence.

Annotations

Vous aimez lire Emystral ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0