On meurt généralement parce qu'on est seul, ou parce qu'on est entré dans un jeu trop grand.
ANGES CORROMPUS
GIOVANNI - Eux
On meurt généralement parce qu'on est seul, ou parce qu'on est entré dans un jeu trop grand. On meurt souvent parce qu'on ne dispose pas des alliances nécessaires, ou parce qu'on est privé de soutien.
Extrait de Cose di Cosa Nostra (1991), Giovanni Falcone & Marcelle Padovani
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[Sicile, centre-ville de Catane – été 2237]
Tu voudrais oublier, mais tu t’es promis tout l’inverse.
La mort a le goût du citron. Cette acidité sucrée lui glace les gencives, pique encore sa langue. Le sorbet que lui a offert le vieux don Elmo, croisé à la faveur d’une promenade avec Papa, dégouline entre ses doigts d’enfant par cette chaleur estivale. Les taches sur son t-shirt vont encore lui valoir une engueulade de Mamma.
De la gomme fumante sur les pavés. Crissements des freins. Le pilote du scooter met pied à terre pour stabiliser l’engin. Son passager casqué en descend avec nonchalance. La menace du fusil d’assaut compact qu'il porte en bandoulière immobilise touristes et habitants. Le temps se suspend entre les chaises et les tablées familiales du glacier, à l’intersection d’une petite ruelle en pente, sous une ombre bienheureuse.
— C’est fini tes conneries, Volpino, qu’il dit avec un accent étrangement familier.
Papa bondit de sa chaise, fait volte-face. Sa main se crispe sur le pommeau de sa canne. Ses épaules affaissées et asymétriques se redressent avec l’assurance du dernier combat. Une posture au-delà de la rage et de la peur.
L’homme soulève sa visière polarisée, déplie la crosse, épaule l’arme. Mouvement de panique générale qui renverse mobilier et retardataires. Les hurlements fusent entre les murs, les lignes de linges et les balcons, jusqu’au ciel. Des prières à un dieu absent.
Le vieux don Elmo ne se donne la peine de se lever de table. Sa main tavelée porte un biscuit à son sourire indolent, de ce sourire qui fait hésiter la mort elle-même pour un sursis bravache.
— Franchement, ici ? dit le parrain avec un mouvement de bras pour souligner le cadre. Maintenant ? L’a vraiment jamais eu le respect de rien, cette petite merde de don-Don Caponi.
Sa voix ne tremble pas. Pas plus que la main gantée qui pointe le canon, bascule le sélecteur pour le mode coup par coup avant de l’abattre. La balle traverse la tête du parrain. Ses yeux de gorgone restent écarquillés. Le vieillard s’écroule avec mollesse et emporte sa coupe de glace qui se fracasse au sol dans une pluie de verre. Petit trou à l’entrée, dégueulis de cervelle, d’esquilles d’os et de sang à la sortie, imbibent sa chevelure blanchie. Avachi sur le flanc, un bras étendu sous sa tête crevée ferait presque penser qu’il a encore fait un malaise à cause de son cœur malade.
Un store s’abaisse et étouffe des abois, là, à quelques pas. Alors Papa recule, tenant Giovanni derrière lui. Fragile, instinctif barrage.
— Pas devant le petit, supplie-t-il.
— Rien à foutre, Volpino. Fallait assumer. C’est trop tard, maintenant.
L’homme casqué lâche le fusil qui retombe ; contre sa hanche la lente balance de la bretelle détendue. Il va chercher derrière ses reins une arme de poing. Trois barrettes lumineuses près de la chambre s’illuminent avec un bruit strident.
Puis le vrombissement aigu. Le chant d’une arme à éjection électromagnétique en haute charge.
Pluie des douilles ruisselant dans la pente ; une chute d’étoiles de métal sur le sol. Le sang entre les pavés forme un quadrillage inégal sirupeux. Puis le soleil. Cette si intense lumière qui aveugle tout le reste.
Il y a des mots que tu entends sans les comprendre. Des visages flous mais familiers. Il est des choses que ta mémoire ne veut pas trahir.
Le poing serré de Papa sur le pommeau à tête de renard de sa canne s’est désolidarisé du bras. Le membre n’est plus que charpie, trop loin de l’épaule d’où cascade un flux ininterrompu. L’auréole liquide, d’un rouge obscur, dégouline lentement suivant l’inclinaison de la ruelle, engloutissant les contours d’un tronc éventré par l’impact d’un gros calibre. D’autres charges ont arraché les jambes, les moignons se vident par soubresauts. Face contre terre, Papa tremble, crache puis finit par s’immobiliser. Ses doigts tendus n’attrapent que du vide avant de retomber tout doucement.
Giovanni voudrait saisir cette main, n’en trouve pas la force. Son cri s’étouffe dans sa gorge.
Ses yeux se plissent. Sa tête bourdonne. Les corps sont flous, prégnants, éclatés comme des pastèques trop mûres. Les sons ont distordu ses perceptions spatiales et visuelles. Tout n’est plus qu’échos lancinants, vertiges, couleurs qui se tortillent et qui chuintent. Les murs, le linge pendus aux fenêtres, les portes se referment sur lui, étranglent tout. Nausées. Tremblements. Sueurs froides. L’enfant n’arrive pas à fixer son attention. Les claquements des coups de feu résonnent encore douloureusement à ses oreilles malgré les mains qu’il a pressées sur elles.
— Et le gosse ?
Giovanni ne tourne pas la tête vers la dame qui s’approche de lui d’une démarche hésitante. Il s’accroche à cet agrégat de voix et de masse dans son dos qu’il espère bienveillant. Un autre amas dans son radar, plus loin, une voix grave et masculine, dégouline de peur :
— Laisse-le ! Nous en rajoute pas. Quelqu’un va forcément venir le récupérer. T’occupe pas de ça, j’te dis.
L’homme agrippe la femme, s’évanouit dans le décor. La chaleur de l’été tabasse son crâne dans lequel résonnent encore les explosions, les mille couleurs du glacier. Des sirènes et leurs lumières stridentes s’étirent dans les chromes des tables renversées, les vitrines fragmentées et brillantes, qui débordent de saveurs et d’éclaboussures écarlates collantes.
Ta mémoire est plastique. Elle trie, recycle. Le temps s’y contracte, les détails se gondolent…
Jusqu’à ce qu’un visage inexpressif derrière un masque médical soit près du sien. Une main gantée passe une gaze sur sa figure d’une façon machinale avant de la déposer dans un sachet plastique scellé.
Les mots sont loin, insaisissables, mais ils prennent enfin du relief, de la temporalité. La langue sicilienne fait sens. Le gamin détourne la tête pour fixer l’homme en uniforme qui a marmonné. Il plante ses yeux dans les siens un instant avant que le carabiniere ne détourne le regard. Même à huit ans, Giovanni a très bien intégré que son apparence physique dérange. Une peau d’albâtre, regard ni bleus ni gris, des cheveux blancs et bouclés comme Mamma. Et Mamma fait peur, même aux hommes armés de don Elmo.
Assis sur le rebord arrière de l’ambulance, les pieds battant dans le vide, son regard erre. Les questions du médecin lui passent au travers ; celles du carabiniere ont l’impatience d’une fin de semaine. Giovanni ne répond pas. On ne parle pas aux étrangers, surtout de la famille, et certainement pas à ceux qui portent un matricule sur la poitrine. L’homme en surblouse plisse les yeux, une façon de sourire sans la bouche, presque désolé avant de se résigner. L’autre lève les yeux au ciel, implore la Madone avant d’éteindre l’enregistreur sur sa poitrine. Le silence possède cette capacité particulière de déstabiliser les adultes.
— Bah… finit par lâcher le carabiniere en se grattant le menton. Tant qu’ils se tuent entre eux !
Il s’éloigne, hèle un collègue.
Giovanni s’accroche à l’uniforme qui se fond parmi d’autres. Un vendredi soir, putain ! Z’auraient pu faire ça un autre jour. J’ai promis à mon fils de l’amener à son match. Alors seulement la réalité fracasse tout à l’intérieur de lui. Le bleu et le rouge gyroscopiques qui découpent les murs et les silhouettes se floutent entre ses larmes.
La sciure que répandent les hommes en noir s’imbibe de sang, forme des amas qu’on ratisse. C’est une mécanique étrange mais rodée, où seule la rumeur des habitants détournant les yeux par habitude, et les ondulations des bâches sur des corps déchiquetés par les balles donnent un semblant de réel à cette scène figée. Éternelle rengaine, énième occurrence mortifère.
Le labeur se fait difficile sous la chaleur estivale, la langueur d’un début de soirée. Les fantômes enveloppés de combinaisons grises ramassent les douilles éparpillées, comptent les impacts sur ce qu’il reste de la vitrine du glacier. Le pêle-mêle de chaises et de tables renversées se figure unique vestige d’un assaut qui n’a duré qu’une poignée de secondes et sur lequel les flashs d’appareils photo semblent se réverbérer. Les sirènes se sont tues. Elles ont laissé place aux sillages bicolores et aux ombres portées, déformées même en plein jour. Et le monde s’agite, il s’agite à débarrasser les restes d’une violence coutumière.
La mort a le goût du citron. Un zeste d’amertume, un geste d’amour.
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