and it takes two to tango

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CHAPITRE 6

ROZALYN - Tango (3)

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[Midipolia, 2244]


Une bourrasque soulève ses cheveux en roux en bataille. Rozalyn est obligée d’empoigner le gamin par le colback pour le faire monter à l’échelle. Skënder, en état de choc, couvert d’un sang qui n’est pas le sien obtempère finalement, en pilotage automatique, malgré la mer au relief concave effrayant et un vertige certain à cette altitude. Ses bras tremblants attaquent l’ascension vers une passerelle de maintenance sous la massive plateforme du niveau urbain supérieur. De là, ils espèrent trouver un passage pour traverser la structure et se fondre dans la ville médiane pour disparaître.

Une fois en haut, leurs têtes éraflent presque la voûte de métal bardée de tuyaux et de câbles. Une ouverture d’évacuation leur donne porte close. Narciso monté en tête, suivi d’un Fran qui porte Giovanni à l’épaule, défonce le boitier d’accès d’une balle, câble le b4b1-h4ck de son auxiliaire. Le système turbine moins d’une minute. Le verrou numérique saute finalement en un clap sec. Des alarmes hurlent. Le panneau clignote, puis se déverrouille, en mode incendie.

En contrebas la Brigade d’Intervention, petit point minuscule au rez-de-chaussée des blocs du quartier, a battu en retraite sous la menace du Walkyrie. La décharge d’une arme à éjection électromagnétique a tenu en respect les six hommes non équipés contre ce qui crève un blindé léger. Ordre repli immédiat dès les premiers échanges de tir, avec un homme à terre. La frilosité d’un état-major économe ne déçoit jamais.

Mais la chasse est donnée ; et le temps, compté.

Le Diable a perdu ses moyens. Rozalyn le sait, sinon jamais il n’aurait tiré sur un flic. Elle réprime un hurlement rageur qui n’arrangera rien à cette situation hors de contrôle. Les hypothétiques conséquences d’un tel geste se renflouent dans un coin de son crâne avec une profonde inspiration.

Son échappée champêtre avec le biologiste lui a permis de réaliser deux choses. La première, que Fran est un homme rôdé à la cavale dont le sac à dos est toujours rempli de compotes et de barres protéinées telle une maman poule, en plus de posséder un don pour transformer n’importe quelle promenade en passionnante leçon de botanique. La seconde, moins amusante, que la liste des personnes au parfum de la planque du Docteur comporte exhaustivement Narciso, l’Albanais, Maddalena, et les villageois, en dehors d’elle-même. A moins que l’un d’entre eux n’ait vendu la mèche à un intermédiaire par faute de gestion, l’identité du traître ne fait que peu suspens.

Une suspicion confirmée par une brillante absence de l’intéressé, en ces foireuses circonstances.

La randonnée surprise a fini sur un bord de route sur lequel une âme charitable a bien voulu prendre en stop ce couple de randonneurs un peu paumés (encore des pinzuli) pour les déposer à l’aéroport le plus proche. Cette déviation n’a en aucun cas retardé le calendrier prévisionnel. Narciso prévenu de la fête nocturne chez le biologiste lui a intimé de suivre le plan initial.

Ainsi ont-ils voyagé jusqu’à Midipolia, jusque dans ce quartier où l’on devait venir les récupérer à l’horaire attendue. Intuition féminine ou parano, elle a convenu avec Fran d’attendre en dehors de l’appartement leur escorte – en fait, en prenant le café chez la voisine du palier du dessous. Preuve en est que son instinct reste de bon conseil.

Narciso a commis une monumentale erreur d’appréciation en supposant que le Judas ne passerait pas à l’action avec son propre gamin dans les pattes. Une erreur d’autant plus gravissime, qu’il a embrigadé l’héritier du clan Bianchi dedans.

Tu as voulu te le coincer tout seul. Sans imaginer une seule seconde qu’il embaucherait du renfort.

La conclusion la plus logique et immédiate à cet imbroglio est simple : Narciso a retenu tout au partie de l’info vis-à-vis de Donna Maddalena. Pour une raison qu’elle n’effleure même pas. Trop de questions et d’adrénaline embrouillent ses réflexions.

Là, elle a envie, besoin même, de secouer Skënder comme un prunier pour obtenir des réponses mais étouffe chaque pulsion violente en écrasant ses propres molaires les unes contre les autres. L’analyse des circonstances précises qui ont conduit à ce merdier attendra, pas Giovanni.

Elle suit Narciso dans le corridor étroit et seulement éclairé de diodes autosuffisantes de signalétique incendie. Ombre muette, fébrile mais désemparée. Pour la première fois, Rozalyn voit en son père de substitution un homme qui subit les évènements. Après son réveil, dans les montagnes corses, elle a reçu la vie que lui offrait Narciso comme un cadeau ; une seconde chance inespérée. Elle l’a suivi, où qu’il aille. Et le Diable lui a offert tout ce qu’il avait, tout ce qu’il savait.

Puis elle a fini par embrasser cette vie-là. Cinq étoiles s’encrent dans son poing vigoureux, à cet instant serré. Elle sent ses griffes métalliques à demi-sortie se planter dans la chair de ses paumes moites.

Le feu de l’action a laissé place à un silence morne, une léthargie dolente dans leur progression hâtée dans les entrailles des plateformes midipolienne. Un poignée de minutes qui semblent des heures de pénombres et de silence. Leur cadence précipitée se mue en un piétinement d’aveugle sous les indications de Fran aux carrefours, de plus en plus hésitant sur la direction à prendre pour rejoindre la surface.

Le scientifique porte toujours Giovanni, qui se vide inexorablement. Un goutte à goutte pesant sur un sol métallique joue le métronome de leurs respirations chaotiques. L’air se charge de vapeurs caustiques, d’une tension insidieuse. Plusieurs fois, Skënder se prend les pieds dans des raccords tubulaires non sans provoquer une injure, cette colère si difficilement contenue de la part de Narciso qui ne demande qu’à exploser. Et par extension, la sienne. Le gamin de l’Albanais ne semble pas réaliser le collet qui se resserre autour de son cou. Il faut que cela dure, le temps de parer au plus urgent. Pas l’énergie à lui courir après.

Pour n’importe qui d’autre, le Diable ne se serait pas encombré d’un blessé, l’aurait laissé sur place voire achevé. Pas de témoin, pas de problème. Mais Giovanni Luciano Silenzi n’est pas n’importe qui. Il est le fils unique de Donna Maddalena Bianchi. Le légataire de la famille du même nom. Et plus que ça, songe Rozalyn. Bien plus que ça, pour le vétéran qui a passé les quinze dernières années de sa vie à veiller sur ce con de minot, comme il l’aime à l’appeler.

Elle-même a grandi avec cette mission chevillé au corps ; servir le clan Bianchi, protéger le petit prince. Toute son existence ne tourne qu’autour du service du clan, des avantages certains qu’elle en tire autant que les responsabilités.

N-GE ou pas, un corps humain ne dispose que de cinq à six litres de sang. Giovanni se désemplit continuellement du peu de couleurs qu’il a, entre deux quintes gémissantes. Quand enfin, une trappe leur donne accès à l’extérieur, ils émergent près d’un relais électrique, passe sous des grillages défoncés puis se retrouve dans un quartier résidentiel bas de gamme relativement calme. Ils trouvent un refuge provisoire dans un snack à cette heure désert. Le cuisto, propriétaire et certainement unique employé a le bon goût de ne même pas discuter, lorsque l’on pointe un flingue sur lui.

— J’veux pas d’emmerdes, dit-il résigné quoiqu’inquiet, les mains au-dessus de la tête.

Aussi comprend-t-il qu’il ne s’agit pas d’un braquage quand il aperçoit la silhouette fantomatique du blessé.

— Y’a pas de raison, lui lance-t-elle avec un sourire qu’elle veut menaçant tout en lui agitant sa marque d’appartenance à la Stidda sous le nez.

Le regard que lui lance Fran n’a besoin d’aucun sous-titre. Contre lui, la frêle poitrine de Giovanni se soulève à peine, dans un sifflement erratique. Le gamin est détrempé d’un fluide noir, déjà coagulé. Ses plaies subsistent béantes, quatre ou cinq orifices, peut-être plus, une épaule presque arrachée dans ce désordre de tissus souillés. Un miracle provisoire qu’il respire encore seul. Cette vision paralyse Narciso qui finit par s’en détourner pour braquer le gérant de son Walkyrie. Ce dernier semble fondre de transpiration.

La toux sanglante s’étouffe en un murmure pénible. Mais le Diable flotte dans une expectative en dehors de toute réalité. Il lève la tête, cherche une réponse dans les éclairages flegmatiques et la déco chinoise passée de mode, sans rien en obtenir. Elle-même hésite. Appeler les services de secours pour un blessé par balle équivaut à rameuter une escorte policière – pour des raisons évidentes. Une chose qu’ils ne peuvent se permettre. Surtout avec l’identification vocale des enregistrement.

Fran coupe court à une tergiversation qui n’en est pas une, et ouvre un canal sur son auxiliaire. Il toussote, s’éclaircit la gorge, redresse la tête de l’N-GE à demi-conscient contre lui. L’IA du standard s’exprime d’une voix curieusement douce et féminine :

— Service secours, votre appel est géolocalisé, décliner votre identité puis votre urgence…

— Il s’est coupé ! Il s’est coupé, répète-t-il en hachant son anglais. Et maintenant…

— Gardez votre calme, la victime…

— Il y a du sang partout ! Il ne respire plus, crie-t-il. Je n’ai pas pu l’empêcher de... S’il vous plait !

Il se tait, fixe sa montre, attend les trente secondes nécessaires au traitement automatique de la demande.

— Votre appel est transmis à un opérateur… Ne quittez pas… Une assistance est en route sur votre position… Gardez votre calme… Suivez les instructions de réanimation de…

Puis Fran raccroche, plante ses yeux sur elle avec une froide détermination.

— Cassez-vous, lâche-t-il simplement.

Narciso étouffe un juron, relâche la pression sur le proprio, qui flageole. La main de Rozalyn sur son épaule intercepte une bagarre n’ayant pas lieu d’être. En arrière Skënder, se tord les doigts d’angoisse, les vêtements souillés. Pas question de le perdre de vue, celui-là. Meilleur ami ou leurre ne fera pas de différence de traitement.

— Il n’est pas question que…argue Narciso.

— Petit diable, écoute-moi bien, (le docteur est glacial) le gamin a besoin d’une transfusion et tu n’es pas compatible. Tu saisis ?

Le calcul est rapide ; il n’y a de place dans l’ambulance héliportée que pour un seul accompagnateur. D’autant que leur troupe vaudrait un signalement suspect.

Là-dessus, Fran échange son auxiliaire avec Rozalyn et leur fait signe de déguerpir. Elle comprend l’intention, range son flingue puis rabat sa veste qu’elle zippe jusqu’en haut . Ses serres greffées broient l’appareil pour en faire disparaître le signal tandis que Narciso rumine, en retrait. Pas le choix, essaye-t-elle de se convaincre lorsque les pâles de l’hélicoptère bourdonnent dans leurs dos. Narciso harponne le ciel du regard, impuissant.

Elle aimerait lui confier un million de choses. Toutes les questions en suspens, les vides et les manques de cette mission sabotée mais un regard suffit. Elle agrippe férocement Skënder, hagard, et ils plongent, piétons fébriles, dans les dédales midipoliens, vers le point de chute prévu. Rozalyn se ragaillardit, elle sait devoir rendre des comptes à Donna Maddalena.

La GESPENT de Zulfiqar est déjà amarrée à un quai. Arrivés à proximité, ses griffes jaillissent, se plantent dans le cou de Skënder, y déversent instantanément le poison. Le gamin a un sursaut, comprend. Sa pupille se dilate tandis qu’elle le regarde s’effondrer comme une poupée dans les bras du chauffeur.

Le vieux à la casquette soulève un sourcil broussailleux, mais ne dit rien. Narciso l’aide à jeter le gosse dans le coffre arrière.

Une fois l’aéro lancée sur le Cercle, Zulfiqar demande, un peu tendu :

— Je suppose que vous voulez vous expliquer en face.

Elle ne répond pas. Narciso, juste à côté, plonge la tête entre ses mains.

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