Qui effectue le sale boulot ?

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IVAN TSAREVICTH, LE LOUP & L'OISELLE DE FEU

GIOVANNI

Ange (3)

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[Promesse immaculée]

Vous parlez de ces couleurs qui ne sont qu’à vous. De la musique du sang qui bat vos tempes.

— J’ai quelque chose à te montrer. Tu promets de ne rien dire ?

Parole donnée ; muet comme une tombe.

Dans tes nuits sans sommeil, il y a cette main tendue que tu voudrais saisir et que tu n’as pas pu. Alors celle-ci, tu la prends et tu la serres fort dans la tienne pour en capturer le pouls et la chaleur.

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[Midipolia, 2244 – Avec Elle et tant pis pour le reste]

Ta couleur préférée c’est…

Giovanni ne pose pas de question. Il n’en pose jamais. Trop heureux qu’elle lui propose une vadrouille – comme si rien ne s’était passé. Juste ce qu’il lui faut pour ramener l’accrochage avec Narciso dans un coin de sa tête, bien au fond, derrière cette présentation devant les Fasci qui n’arrive pas et la lâcheté incommensurable d’un fils à papa qui a raté la sienne. Presque deux semaines que l’ex-militaire ne lui adresse plus la parole ni ne l’entraîne. Un temps libre bienvenu mais presque coupable, à user ses pouces sur les maps de Daler, entre deux modules de russe ou de mandarin sur la plateforme Babylon et à expérimenter quelques recettes de cuisine qui lui valent de rares compliments maternels – leurs uniques moments à eux, sans tous les hommes du clan et le personnel attaché au service domestique.

Son soulagement remplace sa jalousie inquiète lorsque Litzy lui saute au cou, au pied de l’immeuble. Il savoure cette désinvolture muette quand elle passe le casque tendu qu’il transporte toujours pour elle. Un bonheur presque interdit ; Giovanni l’enlace sur la moto qui file en comète sur voie maglev. Eligio te laisse-t-il conduire la sienne ? Leurs souffles font grésiller les micros, toujours ouverts, sans que le jeune homme ne trouve le courage de briser le silence qu’a instauré sa passagère, nerveuse. Les quelques mots qu’elle lui adresse se limitent à des indications de directions qu’il ne discute pas.

Va falloir que tu t’excuses, petit con que tu es.

Cela vaut autant pour la demoiselle que pour son mentor. Mais concernant ce dernier, une chose lui reste en travers de la gorge.

Il ne demande pas non plus pourquoi la sacoche de la punkette émet d’étranges fluctuations, ni même où elle le mène, lorsque, d’autorité, elle abandonne la moto pour s’enfoncer dans le centre profond de la cité, poursuivant à pied, par des chemins de traverse utiles à la maintenance qui conduisent sous les plateformes. Ces tunnels envahis de croûtards les étouffent de leurs odeurs organiques gavées d’ammoniac, de fermentations confuses et de détergent tropical pas cher.

Là, leurs doigts agrippent le barreau d’une échelle grinçante, emportent un reste de peinture bouffée dans sa descente. Giovanni fait comme il peut, avec sa seule sénestre valide. Ils enjambent une rambarde pour la rejoindre sur une passerelle suspendue. La vue en contrebas offre une plongée dans les entrailles humides de Midipolia. Les bas-quartiers et leurs habitations vétustes, à même les piliers soutenant les énormes plateaux urbains, sont des coquillages incrustés dans le gosier de la cité monstre. Un sel affamé de métal grignote des structures stridulantes dans les embruns, des plaques de tôles en renfort ou réparations maladroites ondulent sous les courants d’air ascensionnels, poisseux. Un assemblage de bric-à-brac en bicoques et d’estrades posées les unes sur les autres défie cette gueule de mer que ne sépare qu’une poignée de filets troués et des ponts de fortune. Des lignes de linge se tendent avec le vague espoir qu’un rayon de soleil crèverait l’atmosphère trempée pour sécher les fripes.

Les semelles de ses dockers couinent sur de l’eau stagnante. Litzy ne se retourne pas pour savoir s’il suit toujours, avec son attelle. Ses greffes auditives sont plus bien efficaces qu’un contact visuel. Elle s’attaque à une nouvelle échelle, une quinzaine de mètres de corde cette fois-ci, pour glisser vers ce qui fait office de toit à une cabane. Sur la pente raide de cette couverture de plastique, elle lui signe en direction du vide qui sépare un autre taudis, plus bas. Giovanni opine, non sans contrôler le tournis et les résonnances des piliers larges comme des supercargos qui semblent vaciller au-dessus de sa tête.

Toujours sans s’adresser la parole, il suit ce bombers immaculé. Lui en bleu ; elle, furtive ombre blanche. « Complices Envoleurs » sur leurs omoplates narguent le soleil, invisible, dévoré par la masse de la ville. Eux deux, fragments du ciel en cavale, à la conquête de ces sensations que seuls peuvent offrir le vide et la détente de muscles optimisés pour cet exercice de voltige.

Litzy bondit ; trois mètres de vide comme un rien. Elle s’agrippe à un semblant de gouttière, se hisse à la seule force de ses bras, court pour prendre de l’élan sur cette surface branlante puis s’élance vers le toit suivant, plus bas encore. L’assemblage de plaques tremble sous son impulsion, obligeant Giovanni à sauter avant que son point d’appui ne se dérobe sous son poids. Ils décollent, franchissent encore un gouffre puis roulent pour se réceptionner, quelques mètres en contrebas, sur une terrasse emplie d’un foutoir sans nom et puant de détritus. Une bâche se soulève à la volée, un râle d’orgasme, des hurlements dans une langue inintelligible, les font s’esclaffer.

Ils glissent encore, dans leur descente, dévalent une espèce d’escalier de toitures, esquivent des petites éoliennes reliées à des groupes électrogènes rudimentaires, rebondissent sur des passerelles suspendues. Toujours plus vite. Imperméables à la peur. Leurs souffles coupés par les éclats de rire retenus, dans les échos de quelques vociférations et d’insultes provoquées par leur tapage. Ils finissent par atteindre le niveau zéro : des bateaux rattachés par amarres mourantes à un quai, bricolé de tôles et de bidons pour flotteurs, qui s’enfonce dans la surface ridée de l’eau par leurs seules masses.

— La cible doit pas être loin, lui lance-t-elle.

Giovanni s’arrête, interdit. Ses côtes encore cassées se soulèvent avec peine. Il y a ce dos, cette fée à la crinière de valkyrie que la gravité ignore, dans cette veste trop large d’un blanc brillant, presque irisé, et une respiration hasardeuse qui soulève ses épaules. Des doigts tremblent sous ses manches trop longues, et qu’il veut saisir, sans en avoir le courage. La mer, sereine et à peine voilée par le vent et cette promesse. Cette vieille promesse des premiers jours. Une paire de ciseaux souillée, dans un coffre aux trésors. Puis le coffre a quitté le dessous de lit, et les oiseaux le nid. Toutes les fois d’après. La fascination et la chaleur de sa paume dans la sienne. Leurs doigts sanglants entremêlés.

Combien de fois tu n’as jamais été que le témoin aveugle de ceux qui veulent tout prendre ?

Il bredouille, ravale des interrogations qui n’en sont pas. Encaisse le flot de mots comme un torrent qui se heurte à lui.

— J’en ai assez de me faire inviter par toi, Skënder parce que… (elle hoquette). Parce que mes parents ont pas la thune des vôtres. J’en ai assez d’être la copine de Giovanni Luciano Silenzi. La petite ombre qu’on tolère parce que le fils de Donna Maddalena Bianchi m’aime bien ou parce que l’Albanais deuxième du nom a décidé que ce serait comme ça et pas autrement. Sono senza nome !

L’usage de l’italien classique dans la langue hybride midipolienne assène un uppercut. Elle remonte sa manche, dévoile un poignet avec un auxiliaire sur un somptueux bracelet milanais, poursuit :

— Narciso…

Lui faisant maintenant face, Litzy a le sourire de Mamma. Un peu de travers, un peu triste. Le reste se passe d’explication. Giovanni recompose les déductions intrinsèques.

Tu as demandé quel prix tu pourrais payer pour obtenir tout le reste.

— C’est quoi la cible ?

Litzy écarquille les yeux.

— Je m’en fous. (Il l’interrompt avant même qu’elle ne referme la bouche) Je m’en fous, tu comprends ça ? Je m’en fous. Eux, ce qu’ils en pensent, je m’en fous ! Alors maintenant arrête de me raconter tes conneries et dis-moi… Elle est où cette putain de cible ?

Il n’a plus de souffle, lui non plus. Rien que le vide, là, derrière ses côtes. Le souvenir d’une morsure sur les lèvres et la cicatrice qu’elle a laissé. Les vagues clapotent contre les embarcations pneumatiques. Impression de vertige en altitude zéro. Roulis et mal de cœur.

La petite boule de nerfs enfermée dans cet imperméable immaculé se détend d’un coup. Ses poumons s’emplissent d’un air nouveau, frais, qui apaise les tremblements nerveux de ses doigts, sous ses manches, et qu’il est le seul à pouvoir percevoir. Ses yeux ni bleu ni gris, mais clairs, atrocement clairs et magnifiques, ont leurs coins rougis et leurs pupilles comme des têtes d’épingle.

— Je m’en fous, répète-t-il.

Encore une fois. Pour ne pas dire autre chose.

Litzy reste interdite un temps. Puis, digérant leurs non-dits, elle ouvre la sacoche contre sa poitrine, en extraie les deux électrocutters qui fourmillent, lui en tend un. Il s’en saisit, soupèse la poignée légèrement incurvée. Le Diable lui a un jour expliqué qu’ils allaient toujours par deux. Un pour sceller les magnétonodes des containers, l’autre pour les trancher grâce à l’inversion de champs. Leurs coupures pulsées s’imprègnent dans les nerfs au-delà de la guérison de la chair. Un choix élégant pour faire un exemple.

Il savait que tu me demanderais de venir avec toi. Toujours par deux, sì?

Il attend. Ni un pourquoi, ni un comment. Son appréhension n’a rien de comparable à celle qu’il éprouvait avant de venir la récupérer. Elle se mêle à l’excitation, cette sensation pulsatile, électrique même, que pour la première fois, il est acteur de sa propre existence et pas seulement le témoin des volontés des autres sur les plus faibles.

Le sang tambourine à ses tempes, métronome tempête. Les mots de Litzy viennent crever le silence sanctuaire entre eux :

— La cible est une oxydée qu’a bavé à la Sureté à propos du Run pour pas se faire cambaler. Narciso sait qu’elle rompille sur un raf, certainement shootée ou ivre, sinon les deux. (Sa lame balaye l’horizon d’embarcation sommaire sur les pontons). On peut pas se tromper, c’est une frankée ratée.

— Narciso t’a filé un visu ?

Yes.

Bene, dit-il.

Il sait ce qu’il lui reste à faire. La raison pour laquelle Litzy a besoin de lui. Parce que charcuter une frankée ne devrait pas lui poser de problème. La détection n’a jamais été le fort de sa jumelle génétique, trop polluée par sa sensibilité aux couleurs pour appréhender la dimension spatiale permise par leurs optimisations.

Giovanni se campe face à l’étendue salée, les enfilades d’embarcations. Pas question de les vérifier une par une. Il leur faudrait des heures pour parcourir cette anarchie, voire sauter d’un bateau à un autre, et espérer ne pas se faire repérer pour éviter d’avoir à courir après leur future victime. Non, lui tomber dessus et travailler propre. Faire simple, pour éviter les paramètres aléatoires foireux. Discrétion, rapidité, efficacité. Narciso lui a radoté la méthode un milliard de fois sans jamais lui permettre de la mettre en pratique, à son grand dam.

Le petit prince fait redescendre sa respiration dans le creux de son ventre, lentement ; ralentit son cœur. Lorsqu’il est prêt, il décroche les protections à ses pavillons d’oreilles, sensibilité au maximum, et ferme les yeux.

Effet de houle. Plafond magnétique. Les plateformes au-dessus martèlent ses tempes, percent son front. Il compacte cette masse écrasante au-dessus de lui, la circonscrit dans le roulis des vagues qu’il élude. Le son, juste le son et ses rebonds. Les mouvements marins noient son propre souffle, les légères déformations élastiques de ses artères sous la pompe cardiaque. Litzy vibre d’un masse étincelante de vie, lumineuse.

Elle calque son rythme sur le sien pour atténuer le bruit de fond.

Petit à petit, il efface une par une les ombres sur les hauteurs. La vie grouillante et planquée de ces gens qui vivent comme des moules à un rocher. Les grincements de chaque turbine sous la brise.

Sa langue claque. Plusieurs essais sont nécessaires pour atteindre la bonne fréquence. Le retour lui permet d’établir un semblant de repères. Clic. Des volumes se dessinent dans sa projection mentale. Bateaux évidés, quais de bois vermoulus et de plastoc, bidons creux, bouées, ordures flottantes, rats pulsatiles. Ses perceptions magnétiques complètent ses plans. Moteurs, stocks batterie, caisses à outils, les électrocutters, si prêts de lui, aguicheurs et éblouissants vers lesquelles convergent les flux, des trappes secrètes dans les coques, avec leur revêtement contre les rayons. L’effort pour se concentrer au-delà d’une cinquantaine de mètres lui coûte. La transpiration commence à imprégner son col.

Il redescend d’un niveau de perception, s’étend au ras de l’eau, étire encore ses sens. Une mouette plonge. Flashs. Palier suivant. Crépitements d’un moteur à hydrogène mal éteint. Suivant. Lent ballottement des corps-morts et des flotteurs, cliquetis des chaînes contre les coques. Choc contre un rebord. Crissements de rongeurs effrayés. Échos. Environ deux cents mètres sur sa droite. Un grommellement. Une respiration humaine. Densité approximative cohérente. Sa main se tend dans cette direction avant de perdre le signal.

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