dans ces crépuscules de nouvelles aubes artificielles,

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

JABEZ

Héros (2)

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[Midipolia, 2244 – avant la guerre]

Pas facile la vie de super-héros.

Son nouvel adjoint Aboubakar n’est pas peu fier de porter la veste de la Sureté ; il zippe le col jusque sous son menton avec une conviction sincère. Glaive et bouclier argentés placardent ses omoplates. Ces ailes brillantes de justicier ne le quittent pas, même assis à son bureau.

— C’est l’uniforme règlementaire !

Personne viendra vérifier au bureau, hein.

— Tu la portes bien, se moque Jabez.

Et il sourit aussi tendre qu’amer à ce gosse qui se rêvait, lui aussi, super-héros avec cette veste-là.

Le dernier Run sur le Cercle a généré un sacré bordel. Jabez a suivi le spectacle en direct. La meilleure course qu’il ait jamais vue – et dont les paris lui ont rapporté une somme sympathique. Trois aéros pliées sur les quatre du départ. Un mort, un blessé grave et un disparu; mort ou vif, le flou reste artistique car l’ambulance du pilote de la Grey Fasty R18 n’est jamais arrivée à l’hosto. Comme c’est ballot, un GPS en rade… Si ces jeux provoquent souvent de la casse, jamais un tel carnage n’a suscité autant d’intérêt à la Sureté. Les organisateurs ont le bras long et un dérapage de procédure comme un trop plein de zèle peuvent briser la rotule d’une carrière. Jabez entend bien la petite musique de son commandant. Faites gaffe, pour votre bien. Jouer fin plutôt que miser gros. Y’a que comme ça qu’on les aura.

Il la répète à Aboubakar dont l’inexpérience est inversement proportionnelle à la souplesse nécessaire au métier.

Jabez plie avec cette flexibilité du salaire indispensable à sa petite routine de couple, la perspective d’évolution de carrière en mire. Il pose son cul sur ses rêves de gamin idéaliste, un cul un peu lourd à cause des mauvais sandwichs avalés sur le pouce mais qui apprécie le fauteuil neuf de son petit bureau tout aussi neuf sur les hauteurs de Midipolia. Les locaux de Sureté, c’est la classe. Il a bossé dur pour obtenir cette place. Il y pense à chaque fois qu’il prend l’aérométro pour redescendre chez lui. En devenant commandant, il pourrait se payer un appart plus haut, une école avec de vrais profs pour son mioche.

L’idée qu’un Ruskov affilié à une entité qui n’a pas d’influence sur Midipolia vienne taquiner les pontes locaux ne plaît guère. Elle pose la question de l’équilibre, précaire, entre la Stidda et la Bratva et de l’avalanche de merde dégoulinant : une guerre de gangs que personne ne souhaite. Le commandant lui transfère le dossier dans son interface comme un cadeau de bienvenu pour son bleu. Fais-toi les dents. Sur le Russe, hein. Jabez sait oublier d’être con. Pratique quand on veut du grade.

La plupart des préoccupations du lieutenant Jabez Serein concernent le service après-vente classique ; meurtres, vol divers, trafic d’armes (quand les Douanes n’oublient pas de transférer les pièces), chantage, quelques sordides histoires de chanel de prostitution, et surtout, l’usurpation de biotech par des clando-labs. En clair : des biohackers grignotent l’argent gentiment injecté par la cité-état à des sociétés privées, celles-là mêmes qui reversent des royalties gargantuesques. Ces affaires montent en « top de pile » et rapportent le plus de points.

Midipolia compte trois laboratoires de customs génétiques hors licence pour un de raffinerie de drogue de synthèse. Des mômes dans les quartiers minables s’écharpent comme des grands et tombent de haut pour des territoires large comme un cour d’école et quatre patchs de dope ? Chasse-gardé de l’Anti-Drogue, attention chiens mordeurs. Les braquages d’entrepôts pour moitié de contrebande sur les docks ne regardent que l’œil borgne des douaniers ; et le déglinguages de pare feux par des escouades de plongeurs câblés, la Cyberdéfense. Jabez n’attend rien de la collaboration avec cette dernière sur l’évènement de la veille. La compartimentation séculaire freine davantage qu’elle n’accélère les enquêtes.

Est-ce que le lieutenant nourrit cette sale impression de giboyer les violeurs de brevets plus que les réseaux pédophiles ou les vrais gangsters ? Trop souvent.

Plutôt que de regarder tourner ses logiciels corrélatifs sur des vidéos de surveillances glichées, des colonnes de chiffres et des listings de réactifs volés dont il devine à peine l’usage, une chasse à l’homme tout ce qu’il y a de plus classique le bote bien. Là-haut, quelqu’un exige très très fort la tête de ce pilote, alors Jabez va se faire un plaisir de s’exécuter.

Le lieutenant et son adjoint passent la journée à superposer en semi-auto les surveillances caméras sabordées par les hackers à la périphérie de la zone du crash pour tirer un fil, ou plutôt à reconstituer les datas grignotés par les worms ; sans succès. Ils bataillent avec les bots-standardistes des hôpitaux publics pour obtenir le listing des admissions, et se font tout aussi gentiment envoyés paître par l’affreuse amabilité des suaves IA du privé. Bien entendu, absolument personne n’est foutu de lui fournir le numéro d’agrément du service secours (paramédics officieux ?) qui a ramassé son client.

La prise de température se fait aux alentours du Mystic, la nuit suivante.

— Si on cadre serré, on aura pas d’ennuis, explique-t-il en amarrant l’aéro non sérigraphiée à deux passerelles de la zone.

Aboubakar acquiesce sans vraiment comprendre. Cet élément diligent bande sur des arrestations avec article sur les canaux d’infos à la manière de ce commissaire de l’Anti-Drogue fraîchement promu dont les prises d’initiatives, bien que soldées d’exploits, commencent à méchamment agacer la Centrale. La chorégraphie avec la musique « pas de vague » n’est pas encore un réflexe.

Leurs armures standards rodent avec l’appétit vorace des détectives en poursuite de vérités nues.

Entretenir son petit réseau d’informateurs est une habitude. Parmi son vivier, outre les junkies, les putes et les petites frappes collées la figure à la grille, Jabez vise les petites malines qui n’ont aucune ambition criminelle sinon celle de se payer une prépa privée. Les boites tendance dans le style du Mystic sont les places by night préférées de tous ces petits cons de stiddari – intouchables, par définition. Ces voyous juvéniles adorent raconter leurs exploits et claquer de la thune pour inviter des chattes qui mouillent à la demande à leurs conneries de bad boys.

Avec le coup d’œil du rapace, il élimine les nénettes à chauffeur privé et fond sur celles qui, maquillages défaits et talons à la main, commandent un taxIA. Ces étudiantes rentrent seules ou a deux, et financent leurs scolarité en revendant quelques magies chimiques, tout en joignant l’utile à l’agréable. La vie de « riche », c’est sympa putain ! On y prend vite goût, à ce miel un brin amer. Quitte à se casser le cul pour une meilleure vie, autant le faire dans des draps en soie.

Jabez en secoue une ou deux – ça chiale en crocodile – avant de les relâcher pour quelques infos contre des stups saisis qui disparaissent entre la banalisée et la maison poulaga. Came jamais enregistrée, bonne pour la caisse noire et merci. Ces gonzesses savent oublier d’être connes dans leurs petits skorts trop courts.

Ce soir, niet. Les obscurités midipoliennes ingèrent, entre les ruelles trop éclairées, leurs questions sans rien leur rendre.

Planquée sous un préau de TaxIA-hub, une rouquine fait mine de les attendre. Trois tours de quartier qu’elle n’a pas bronché, et systématiquement refusé les portières entrouvertes des rotations automatiques. Jabez tapote la spalière de son équipier.

Athlétique sous sa combinaison de résille jaune étriquée, elle pouffe, puis tire sur sa Russtik âcre. Ses mains ouverts de mitaines vinyles se terminent par des ongles effilés. Au moins deux bracelets à terminaux bancaires cerclent au poignet, peut-être davantage, planqués dans les breloques des chaînes à son cou ; pas une tapine.

— Tu chasses le dragon ou le poisson, ce soir ?

La tartine de maquillage géométrique et iridescent sous une paire de masque Spider polarisé ne permettent pas de distinguer ses traits. Le bleu tente quand même ; un index appuie sur sa tempe, à l’endroit de fixation de sa visière pour un scan ID. Un hochement de tête négatif confirme son pressentiment. Jabez ne l’a jamais vu dans les parages, mais le hasard est une denrée rare à Midipolia.

Cauteleux, le lieutenant prend le pari :

— J’ai comme une envie de sushis.

— Ah !

— Mais j’aime quand c’est vraiment frais.

Les lèvres mauves de la fille s’étirent imperceptiblement, espiègles. Un lourd filet de brume en cascade.

— Manque pas de respect, tu veux ?

Une autre pression sur leur casque désopacifie leurs visières ; les voyants d’enregistrement piéton éteignent leur petite diode.

— Et la sauce, sucré ou salé ?

Jabez s’accorde une seconde de réflexion. Pas sûre de saisir où mène cet échange en chambre chinoise.

— Juste le wasabi de la cheffe.

— T’es un vrai, toi.

Elle crapote jusqu’au mégot, regarde les sorties des nantis qui s’exfiltrent, vacillants, de la boîte la plus huppée de la ville. Plus jeune, Jabez bagarrait pour pénétrer dans ce genre d’endroit. Il nourrissait le fantasme ridicule qu’elles tomberaient toutes à ses pieds une fois cette porte du paradis franchi. Il n’avait même pas de quoi s’offrir un verre sans épuiser son budget mensuel, alors inviter une succube…

— OK, reprend-elle. Ça va pas tarder à être prêt, encore un peu de patience.

Jabez prend sur lui les cinq minutes suivantes, non sans loucher sur cette brassière bombée. Les mains, bien que gantées dans la poche ventrale, Aboubakar se dandine de froid. Son impatience renfrogne son visage d’habitude si jovial. L’heure est au départ, sous les néons mauves du Mystic, et l’œil torve des gorilles tolère leur présence.

— Voilà, frais de la marée, comme sur un plateau.

Une griffe pointe une ombre sous un poncho de pluie qui vient de se faire refouler à l’entrée. La créature à contre-courant attrape d’une main écailleuse les pans de pantalon d’un videur, supplie dans un charabia de bave :

— L’Albanais m’a promis que…

— T’as rien à foutre là, saloperie de frankée ! Calte, avant que j’te décalque.

— Mais ! l’Albanais…

— Calte, j’t’ai dit. L’Albanais, y fait pas collection de sac à main contrefait comme toi.

Un talon l’a fait rouler-bouler jusqu’en bas des marches. La frankée rampe, à quatre pattes, avise les environs, craintive. Ses yeux jaunis se braquent sur les armures de patrouille, basculent vers l’échelle de maintenance d’une borne de recharge, là, qui donne accès sous la plateforme. Une lumière de danger s’allume dans ses pupilles étroites.

Son adjoint saisit l’opportunité au vol. Jabez reste coi, magnétisé par la rouquine dans son nuage de fumée. Il tourne la tête vers Aboubakar – déjà élancé vers la cible – revient sur l’indic, dans l’attente d’un prix ou d’un rire ; volatilisée.

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