CHAPITRE 7

JABEZ - Envoleur (3)

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[Midipolia, 2244 – Maison Mère de la Centrale, chambre froide 04, après la bataille]

Les héros, ça meurt pour la cause.

Un tir d’elma a arraché la moitié de la tête d’Aboubakar lors d’une fusillade qu’on pensait, au départ, relativement banale dans le secteur de la Mèche, jusqu’à ce que ça dégénère en bataille royale entre la Stidda et la Bratva dans toute la ville. Le drap, brunâtre et rigide d’avoir bu de la cervelle, est descendu jusqu’à la taille, découvre le cadavre toujours vêtu de son uniforme en attendant sa dissection. Les restes de la tête de son ex-adjoint se résument à un demi-visage méconnaissable, une mâchoire évidée avec une langue pendante, un reliquat de crâne avec du cuir chevelu collé de sang posé juste à côté d’une oreille étonnamment conservée avec un émetteur d‘intervention, et quelques autres morceaux indéfinissables qui feront le puzzle-charpie du légiste.

A la Centrale, la maison mère de toutes les Brigades, dans ses entrailles blanchies, les longs couloirs aux portes vitrées sont hantés de fantômes en blouse et les plafonniers ont la clarté des choses définitives et les contrastes nets des décisions difficiles. Le froid ambiant a quelque chose d’anesthésiant. Il brûle la sueur sur la nuque de Jabez avec une morsure délicieuse.

Sa haine échafaude des hypothèses délétères, des perspectives douloureuses qui ont l’aigreur d’une profonde trahison. Les vidéos des interventions ne sont pas exploitables et donc non consultables sans autorisation hiérarchique – qu’on lui a refusé. Est-il surpris ? Absurde rhétorique.

Tu l’as toujours su mais tu n’as jamais voulu voir. Tu es complice, comme eux.

Oublie ça. Mais Jabez n’a plus la force d’oublier d’être con. Il n’a pas osé consulter combien de code [Triple-6] sont ici, derrière les lourds battants de métal du sous-sol de la Centrale, au département de la Scientifique, pour combien qui bagarrent encore en cuve de réanimation. Il a même esquivé la minute de silence, ce matin. Cette hypocrisie en grandes pompes des Brigades qui se souviennent qu’elles sont toutes de la même famille quand ça chie sérieusement, pour se bouffer les foies le lendemain. Et oublier les détails compromettants.

Trois jours plus tard, la congélation a dévoré le teint fougueux et brun de la nouvelle recrue pour le masque terne et figé du dernier sommeil. La paupière survivante (cette ironie !) s’est rétractée, entre-ouvrant un œil trouble. La main de Jabez tremble quand son doigt se pose pour valider l’identification que lui tend le légiste. Le lieutenant souhaite éviter ça à la famille. Il pense faire pénitence ainsi. Une idée aussi ridicule qu’inutile, il le sait.

— J’aurais dû être là-bas.

— Et tu serais mort exactement pareil, lui a rétorqué Elia.

Trois jours, c’est aussi le temps qu’il lui a fallu pour avoir les couilles de descendre après avoir, enfin réussi à dormir, avec l’aide d’un somnifère.

Avant que le légiste ne renvoie le drap roide de sang coagulé et pousse le plateau dans l’énorme frigo, Jabez zippe la veste d’Aboubakar jusqu’en haut comme il peut à cause de la vilaine blessure. Il fait de même avec la sienne en sortant. Le frisson de la morgue lui secoue l’épine dorsale même dehors les chambres froides, comme un séisme qui réplique entre ses vertèbres.

Jabez traîne ses pieds sur le chemin du retour, errant dans les couloirs et les larmes silencieuses des collègues. Il plonge en lui-même, dans les détails de cette satanée journée où son ange gardien a décidé que ce ne serait pas son heure. Tant pis s’il n’a pas récupéré l’affaire pour cause d’interférence personnelle.

Les elma sont des jouets de militaires ; des trucs extrêmement rares et chers sur le marché noir. La balistique ne donnera rien, Jabez s’y résigne. Aussi l’autopsie n’est pas prioritaire. Dans le système d’éjection électromagnétique, la munition n’a aucun contact avec ce que l’on assimile au canon. Autant dire que les types qui en possèdent un se le garde précieusement et ne sont pas des amateurs ou des exécutants bas de gamme. Des d’affaires d’homicides « froides » qui en mettent en cause, il en traîne quelques-unes. Toutes liées, de prêts ou de loin, au crime organisé, cette créature visqueuse qui se fout dans tous les recoins humides de cette foutue cité.

En bref, les proches peuvent attendre pour accorder les rites à leur défunt.

Il expliquera ça à la mère d’Aboubakar, tout à l’heure, avec des termes bien policés. C’est son devoir. En tant que supérieur hiérarchique, il ravalera son fiel et épanchera les reproches.

— Vous êtes le lieutenant Jabez Serein?

Ses poings se serrent malgré lui. Il n’a pas envie de discuter avec ces enculés d’inspecteurs généraux qui ont sous-entendu la veille qu’il savait pour avoir posé son congé précisément ce jour-là. Il assène, dans un volteface :

— Si c’est pour encore me casser les couilles, allez-vous faire foutre.

Un ange passe. Le temps de compter les palmes sur les épaulettes de son supérieur et de lire le nom brodé sur la poitrine du polo d’officiel. Le visage du commissaire Sylvester Attila se crispe, gueule noire et sévère. Jamais les dreadlocks n’ont aussi bien porté leur nom .

— Mmm, pas vraiment. Je cherche plutôt des casses couilles dans votre genre.

L’hésitation houspille la colère.

— Pour ?

Jabez dispute l’envie de disparaître à celle de plonger la tête la première.

— Remuer de la merde, mais le projet épèle « anti-corruption ». Ça passe mieux pour la politique, voyez.

Cette blague !

— Qui vous dit que je ne suis pas ripoux ? L’IG me renifle le cul.

— La recommandation d’un ami commun pour la sodomie. Le lieutenant Yann Macbeth a l’œil pour repérer les réfractaires aux « paillettes ». C’est comme ça qu’on dit non ? Puis…

Le commissaire zippe son propre col jusqu’en haut ;

— J’ai un client sérieux qui a très envie de se mettre à table. Sauf que je ne peux pas l’inviter à la maison parce que je sais qu’’il n’y arrivera jamais vivant, et je ne peux pas me déplacer en personne (il tapote ses galons sur ses épaules), vous comprenez ? J’ai pensé que ça vous intéresserait, il était à la Mèche quand c’est parti en vrille.