You don't wanna dance with me

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CHAPITRE 6

ROZALYN - Tango (4)

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[Midipolia, 2244]

Chaque chose meurt. Tout passe. Rien ne dure. Un homme d’honneur sait cela.

La demeure des Bianchi bourdonne comme un nid de frelons tombé de l’arbre. Du salon aux couloirs, jusque dans les sanitaires pour un calme relatif, des hommes s’activent à échanger des informations de terrain contre des consignes opérationnelles avec renforts de cris contenus.

L’évidence saisit Rozalyn. L’embuscade visant le biologiste n’est qu’une minuscule partie d’une attaque massive et coordonnée sur les points stratégiques du clan, et relègue Giovanni au rang de simple dommage collatéral. Le port, ses relais marchands et les bas quartiers, stock de main d’œuvre et de chimie finançant toutes les autres activités, essuient des assauts ciblés.

La rouquine entend même résonner, près de la vaste cuisine, Ermes, un homme de Baleine, en discussion houleuse avec Martio l’Epingle, le bras droit de Don Caponi. Signe que toute l’organisation Stidda est concernée par cette offensive. Trahison, entend-elle en boucle. Cette déduction naturelle commence à déliter la confiance toute relative des autres clans, et chacun sauve ses billes – stratégie ennemie primitive, efficace, qui enclenche systématiquement un réflexe inné de conservation individuelle.

Dans le bureau de la Donna règne une tranquillité de stratège qui distribue ses ordres, un calme nerveux à peine soulevé par le va-et-vient d’hommes échangeant le strict nécessaire de paroles. Assise derrière son siège, elle congédie d’un geste le dernier venu.

Narciso se plante face à elle, au garde à vous, déballe finalement le fiasco de la mission tandis que Zulfiqar referme la porte derrière eux. Chaque syllabe se détache comme un pétale de sa bouche. Un à un, avec une fébrilité étranglée par deux yeux opaques qui les dépècent vivant tour à tour. Jamais Maddalena ne formule cette question qui crève pourtant ses lèvres pincées.

Et pour laquelle, la réponse viscérale se fait évidence.

Rozalyn, légèrement en retrait, ose à peine respirer lors du long monologue du vétéran dont elle ne voit plus que le dos de cette veste indigo. Une incessante litanie de faits, de non-dits expectorés… qui ne surprend en rien la cheffe de clan. Comment Narciso a douté de la loyauté de l’Albanais quand ce dernier a sorti un informateur affilié à la Sanglante Bratva, comme un lapin du chapeau, pour les rencarder, des semaines trop tard, à propos de ce putain de pilote moscovite hors de portée. Comment, encore, il a préféré ne pas partager ses doutes sans aucune preuve sinon celle d’un instinct jamais trompé. Combien ce soupçon risquerait d’imploser leur groupe et de faire le jeu de l’Albanais. Qu’il aurait voulu confronter l’homme une fois le Docteur en lieu sûr. Sans jamais se dédouaner ou se chercher des excuses.

Voilà que tu endosses toute la responsabilité pour me préserver, devine Rozalyn avec un pincement au cœur. Sa colère vis-à-vis de son mentor fond dans celle de son incompétence.

Le visage de Maddalena reste de marbre lorsqu’il raconte la participation de la Bratva a cette embuscade. Elle écoute de bout en bout la confession d’un Diable tête basse et aux poings blanchis de crispation ; elle, la Chryséléphantine dont cliquète à peine le bruit d’un bracelet en or lorsque sa main d’ivoire se soulève pour l’interrompre à la mention, enfin, de son fils blessé puis héliporté – et donc en vie.

— Rozalyn, trouve-moi l’Albanais. Prend autant d’hommes dont tu auras besoin.

La rage consume sa voix. En tant que mère, il s’agit d’un affront personnel mais pour cette tête de famille, l’attaque vaut une rupture de la trêve négociée avec les Russes. Par extension, le geste exige des représailles immédiates pour ne pas perdre la face.

La Donna se lève alors avec lenteur de son siège, statue vivante à peine ébréchée, puis se dirige d’un pas mesuré vers la porte pour prendre l’auxiliaire que lui tend Ermes à son embrasure.

— Non, Martio (sa langue claque). Passe-moi Don.

— Donna, il ne peut pas…

Le cryptage accuse des latences aux crachats électroniques.

— Je m’en fous. Où est-il ?

Mouvements d’arrière-plan lointains, voix confuses. Latence humaine, cette fois-ci.

— Il vous attend.

Elle rend l’appareil, ordonne à Ermes de prendre les mesures nécessaires pour veiller sur Giovanni. Rozalyn n’a pas bronché, figée par cette froideur maternelle qui jure avec le tremblement nerveux qui agite Narciso, toujours planté au centre d’une pièce où il n’existe plus.

Donna Maddalena, sans un regard pour le Diable déchu, assène :

— Rozalyn, tu as entendu ce que j’ai dit ?

Narciso se retourne, lui sourit. Alors seulement Rozalyn voit les larmes rouler sur ses joues mal rasées. Il signe, d’une saccade qui la bouleverse : « Laisse les morts à leur place ».

Elle avale sa salive, affronte le regard aveugle de sa supérieure ;

— Oui, Donna.

L’Albanais paiera.

Rozalyn n’a pas de temps à perdre. Ni même le luxe de gaspiller les moyens mis à sa disposition pour réussir. Aussi ne se fatigue-t-elle pas à refaire elle-même la figure de Skënder à coups de poing pour des informations qu’elle sait d’avance biaisées. Le gamin peut encore servir d’otage, aussi le place-t-on sous bonne garde, avec quelques claques pour la forme.

J’espère pour toi que tu auras l’intelligence de parler avant que je revienne.

Elle embrigade Zulfiqar et le somme de la conduire à l’hôpital. Ermes, le protégé de Baleine, s’incruste juste avant qu’elle ne claque la portière.

— Nous allons au même endroit. Et je peux t’aider.

Elle le fixe durement mais opine du chef pour signifier à Zulfiqar de démarrer la GESPENT. Juste derrière, décroche une seconde aéro, certainement remplis des hommes d’Ermes.

Trentenaire discret mais efficace, Ermes est un charmant requin qui a toujours travaillé dans l’ombre de Baleine. Il n’a pas du tout envie de faire le chien de garde du petite prince. La chasse à l’Albanais lui rapportera bien plus.

Plus jeune, Ermes a toujours lorgné sur son décolleté avec une discrétion qui lui a déjà valu une gifle ou deux du Diable. Rozalyn accepte le deal sous-entendu. Rien n’exclue que l’Albanais ait encore des amis au sein des Bianchi mais les hommes qui nourrissent des intérêts plus bas sont plus facilement pilotables.

— Place des hommes chez les Zijai. Ramène-moi les sous-fifres de l’Albanais. Tous, sans exception. Faites-les parler. Je me fous de comment. Il n’a pas pu monter ça tout seul.

Elle braque ses yeux bleus délavés sur son nouvel adjoint au sourire de squale.

Peut-être que si tu me ramènes la tête de l’Albanais, je t’inviterais au resto. Une bonne gamelle pour un bon chien. Ne me déçois pas.

Il s’exécute en organisant son effectif via son auxiliaire.

Comme fondu dans le blanc médical un peu crade des couloirs, Fran détonne, en proie à une crise d’hyperphagie de sucreries, entre deux cannettes de jus de fruits, juste assis à côté d’un distributeur dévalisé. Un bandage à chaque coude accuse les ponctions sanguines. Deux heures ont passé comme un clin d’œil et le petit prince est toujours au bon soin d’une chirurgienne. Déjà, se déploie la force tranquille des hommes d’Ermes.

Le gamin a craché. L’Albanais a été blessé lors de la fusillade. Il n’ira pas loin. Elle a dépêché des gars dans toutes les urgences de Midipolia, bien qu’elle doute que le traître s’y risque.

Le chef de service l’attend non loin. Le type a très bien compris qu’un oubli de signalement d’un mineur blessé par balles peut rapporter quelques extras. Aussi l’échange de bon procédés se fait simplement.

Fran lui adresse un clin d’œil quand elle pose, avec délectation, son cul à côté de lui. Rozalyn accepte volontiers le café qu’il lui tend. Jadis embauché par l’armée pour ses compétences en neurobiologie, le Docteur a travaillé sur le conditionnement, notamment à la douleur, pour ne pas le dire autrement.

Entre deux sachets de bonbons, le scientifique lui lance :

— Ils sont si impulsifs… Si je les fais par deux, c’est bien qu’il y a une raison. Dis-moi, où est sa jumelle ?

Quelques secondes lui sont nécessaires pour assimiler la question. Rozalyn l’a toujours su. Deux gouttes d’eau et le lien quasi sororal entre Maddalena et Annunziata n’entretiennent aucun suspens. Seuls les détails mourront avec elles.

La génétique est une science bien curieuse. Vous avez beau décalquer des lignes de code ADN par individu entier et les recopier, encore et encore, à la base près, ce ne sont définitivement pas les mêmes. Leurs traits sont semblables, au point de les confondre, mais leurs mimiques, leurs gestuelles, leurs façon d’être n’est en rien comparable.

Pourtant Rozalyn perçoit en chacun d’eux cette impression étrange, floutée, de violence en dormance. Elle ne compte plus les incalculables fois où elle est passée derrière les deux gamins à cause de « problèmes de comportement ». Du potentiel, lui a dit le Diable. Une bombe à retardement, plutôt !

Foutus N-GE psychopathes.

Face à son silence, Fran lui tend un papier de bonbon sur lequel il a déjà griffonné quelques noms de médicaments. Il lui sourit largement tandis qu’elle déchiffre son écriture en pattes de mouches.

— Je suppose que tu ne viens pas pour le goûter.

Un peu de magie en intraveineuse assurera davantage de vérité qu’une violence mal dosée. Rozalyn sait que débusquer l’Albanais garantira sa place au plus haut niveau du clan. C’est que Narciso voudrait. Ce pourquoi il l’a formée toutes ses années.

Survivre.

— Tu supposes bien. Et si ce que tu obtiens me satisfait, je te donnerai ce que tu veux.

Fran ricane.

— C’est une promesse que tu ne pourras pas tenir. Ce que je veux, douce fureur, n’est plus de ce monde.

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