and it's take two to tango

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

ROZALYN

Tango (3)


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[Midipolia, 2244]

Chaque chose meurt. Tout passe. Rien ne dure. Un homme d’honneur sait cela.

La demeure des Bianchi bourdonne comme un nid de frelons tombé de l’arbre. Du salon aux couloirs, jusque dans les sanitaires, des hommes s’activent à échanger des informations de terrain contre des consignes opérationnelles avec renforts de cris contenus.

L’évidence saisit Rozalyn. L’embuscade visant lae biologiste n’est qu’une minuscule partie d’une attaque massive et coordonnée sur les points stratégiques du clan, et relègue Giovanni au rang de simple dommage collatéral. Le port, ses relais marchands et les bas quartiers, stock de main- d’œuvre et de chimie finançant toutes les autres activités, essuient encore des assauts ciblés dans la soirée – sans compter les incessantes négociations d’avocats pour les arrestations des membres impliqués et la gestion des blessés vers des unités de soin où l’on ne viendra pas les chercher.

La rouquine entend même résonner, près de la vaste cuisine, une discussion houleuse avec Martio l’Épingle, le bras droit de Don Caponi ; signe que toute l’organisation Stidda est concernée par cette offensive. Trahison, entend-elle en boucle. Cette déduction naturelle commence à déliter la confiance toute relative des autres clans, et chacun sauve ses billes – stratégie ennemie primitive, efficace, qui enclenche systématiquement un réflexe inné de conservation individuelle.

Dans le bureau de la Donna règne une tranquillité de stratège qui distribue ses ordres, un calme nerveux à peine soulevé par le va-et-vient d’hommes échangeant le strict nécessaire de paroles. Assise derrière son siège, elle congédie d’un geste maître Tonio Carmine en personne, visiblement sur le feu avec sa chemise auparavant impeccable et maintenant froissée et déboutonnée au col.

Narciso se plante face à elle, au garde-à-vous, déballe finalement le fiasco de la mission tandis que Zulfiqar referme la porte derrière eux. Chaque syllabe se détache comme un pétale de sa bouche. Un à un, avec une fébrilité étranglée par deux yeux opaques qui les dépècent vivant tour à tour. Jamais Maddalena ne formule cette question qui crève pourtant ses lèvres pincées.

Et pour laquelle, la réponse viscérale se fait évidence.

Rozalyn, légèrement en retrait, ose à peine respirer lors du long monologue du vétéran dont elle ne voit plus que le dos de cette veste indigo. Une incessante litanie de faits, de non-dits expectorés… qui ne surprend en rien la cheffe de clan. Comment Narciso a douté de la loyauté de l’Albanais quand ce dernier a sorti un informateur affilié à la Sanglante concurrence, comme un lapin du chapeau, pour les rencarder, des semaines trop tard, à propos de ce putain de pilote moscovite hors de portée. Comment, encore, il a préféré ne pas partager ses doutes sans aucune preuve sinon celle d’un instinct jamais trompé. Combien ce soupçon risquait de faire imploser leur groupe et d’assurer le jeu de l’Albanais. Qu’il aurait voulu confronter l’homme une fois lae Doctor en lieu sûr. Sans jamais se dédouaner ou se chercher des excuses.

Voilà que tu endosses toute la responsabilité pour me préserver. Sa colère vis-à-vis de son mentor fond dans celle de son incompétence.

Le visage de Maddalena reste de marbre lorsqu’il raconte la participation de la Bratva à cette embuscade. Elle écoute de bout en bout la confession d’un Diable tête basse aux poings blanchis de crispation ; elle, la Chryséléphantine dont cliquète à peine le bruit d’un bracelet en or lorsque sa main d’ivoire se soulève pour l’interrompre à la mention, enfin, de son fils blessé puis soigné – et donc en vie.

— Rozalyn, trouve-moi l’Albanais. Prends autant d’hommes dont tu auras besoin.

La rage consume sa voix. En tant que mère, il s’agit d’un affront personnel mais pour cette tête de famille, l’attaque vaut outrage, au-delà de la trêve rompue avec les Russes. Par extension, ce geste exige des représailles immédiates pour ne pas perdre la face – et annihile toute possibilité de négociation.

La Donna se lève alors avec lenteur de son siège, statue vivante à peine ébréchée, puis se dirige d’un pas mesuré vers la porte pour prendre l’auxiliaire que l’on lui tend à l’embrasure.

— Non, Martio (sa langue claque). Passe-moi Don.

— Donna, il ne peut pas…

Le cryptage accuse des latences aux crachats électroniques.

— Je m’en fous. Où est-il ?

Mouvements d’arrière-plan lointains, voix confuses. Latence, humaine cette fois-ci.

— Il vous attend.

Elle rend l’appareil, ordonne de prendre les mesures nécessaires pour veiller sur Giovanni. Rozalyn n’a pas bronché, figée par cette froideur maternelle qui jure avec les tremblements qui agitent Narciso, toujours planté au centre d’une pièce où il n’existe plus.

Donna Maddalena, sans un regard pour le Diable déchu, assène :

— Rozalyn, tu as entendu ce que j’ai dit ?

Narciso se retourne, lui sourit. Alors seulement, Rozalyn voit les larmes rouler sur ses joues mal rasées. Il signe, d’une saccade qui la bouleverse : « Laisse les morts à leur place ».

Elle hésite, imagine la courbure d’une lame greffée s’abattre dans son dos, une tête rouler sur ce tapis molletonneux. Après avoir avaler sa salive, elle affronte le regard aveugle de sa supérieure :

— Oui, Donna.

L’Albanais paiera.


Rozalyn n’a pas de temps à perdre. Ni même le luxe de gaspiller les moyens mis à sa disposition pour réussir. Aussi ne se fatigue-t-elle pas à refaire elle-même la figure de Skënder à coups de poing pour des informations qu’elle sait d’avance biaisées. Le gamin peut encore servir, aussi le place-t-on sous bonne garde, avec quelques claques pour la forme. J’espère pour toi que tu auras l’intelligence de parler avant que je revienne.

La possibilité que l’Albanais aurait été blessé durant la fusillade n’est pas nulle. Elle dépêche des gars dans toutes les urgences plus ou moins licites de la ville, bien qu’elle doute que le traître ne s’y risque.

D’un pas résolu vers le quai d’amarrage des Gespenst, elle troque au passage son aux’ pour un autre, dûment crypté. D’ailleurs, elle ne peut que laisser le soin à Yann Macbeth de lui faire remonter la moindre information si celui-ci venait à être capturer, ou pire, s’il venait à se rendre pour trouver asile. On fait au mieux, répond, laconique, le Douanier.

L’escouade habituelle de Narciso a spontanément convergé derrière elle. Cette autorité nouvelle bien qu’induite lui fait drôle. Rozalyn prend le temps d’en sonder les membres un à un dans le couloir ; leur visage grave, pour la plupart marqué par les années passé en opération extérieure, contrairement aux autres affiliés qui n’ont presque jamais quitté Midipolia, reflètent presque une certaine observance. Les Lames sont des tueurs, pour la plupart anciens militaires ou miliciens reconvertis, certaines mêmes, étaient dans les Brigades d’Intervention Spéciales.

Ils m’obéiront, tant que je ne commets pas d’erreurs.

Elle embrigade Zulfiqar et le somme de la ramener à l’Interlope. Les élytres claquent tandis que des Lames prennent place à l’arrière. Un autre Gespenst les suit. Sur le trajet, elle fouille la boîte à gants et colle deux patchs dans chaque pliure de ses poignets. Avec délice, les stimulants repoussent la fatigue et ses doutes au-delà des brumes sombres de son esprit.

Le périmètre sécurisé, Ermes se permet de l’approcher avant qu’elle n’entre de nouveau dans le shop.

— Je veux t’aider.

Elle le fixe durement mais opine pour signifier qu’elle pourrait considérer sa contribution.

Discret mais efficace, Ermes est un charmant requin qui a toujours travaillé dans l’ombre de Baleine. Il n’a pas du tout envie de faire le chien de garde du petit prince. La chasse à l’Albanais lui rapportera bien plus. Plus jeune, il a toujours lorgné sur son décolleté avec une discrétion qui lui a déjà valu une gifle ou deux du Diable.

Rozalyn accepte le deal sous-entendu. Rien n’exclut que l’Albanais ait encore des amis au sein des Bianchi, mais les hommes qui nourrissent des intérêts plus bas sont plus facilement pilotables.

— Place tes hommes chez les Zijai. Ramène-moi les sous-fifres de l’Albanais. Tous, sans exception. Faites-les parler. Je me fous de comment. Il n’a pas pu monter ça tout seul.

Elle braque ses yeux verts délavés sur son nouvel adjoint au sourire de squale. Ermes s’exécute en organisant son effectif via son auxiliaire. Spontanément, deux Lames se détachent pour le suivre. Même habituée, leur efficacité silencieuse la rassure.

Peut-être que si tu me ramènes la tête de l’Albanais, je t’inviterais au resto. Une bonne gamelle pour un bon chien. Ne me déçois pas.

Comme fondu dans le blanc médical un peu crade du shop – elle ne remarque la peinture des murs que maintenant – Fran est en proie à une crise d’hyperphagie de sucreries que son nouveau fanclub n’a pas jugé bon de réguler. Deux heures ont passé comme un clin d’œil et le petit prince récupère à présent en suspension. Déjà, se déploie une force tranquille des fidèles du Diable autour de l’endroit.

La chirurgienne l’attend près du comptoir. Passée la bouffée mystique, cette femme d’âge mûre, probablement plus vieille encore que ne le laissent deviner son visage refait, a très bien saisi que le service rendu vaut un extra significatif. Aussi, l’échange de bons procédés se fait simplement.

Fran lui adresse un clin d’œil quand la diablesse pose, avec délectation, son cul à côté d’ellui. Rozalyn accepte volontiers la tasse de café ébréchée que la biomécano lui tend. Jadis embauché par l’armée pour ses compétences en neurobiologie, lae biohacker avait travaillé sur le conditionnement, notamment à la douleur, pour ne pas le dire autrement.

La douce voix de l’alter K la surprend de sa sollicitude :

— Concernant Narcisse, ne t’en fais pas. Maddalena ne le tuera pas tout de suite, il peut encore lui être utile. Notamment pour nous obliger à vous obéir. Ce que lui comme elles savent pertinent…

Entre deux sachets de bonbons, lae scientifique switche :

— Ils sont si impulsifs… Si je les fais par deux, c’est bien qu’il y a une raison. Dis-moi, où est sa jumelle ?

Quelques secondes lui sont nécessaires pour assimiler. Rozalyn l’a toujours su. Deux gouttes d’eau et le lien quasi sororal entre Maddalena et Annunziata n’entretiennent aucun suspens. Seuls les détails mourront avec elles.

La génétique est une science bien curieuse. Vous avez beau décalquer des lignes de code ADN par individu entier et les recopier, encore et encore, à la base près, ce ne sont définitivement pas les mêmes. Leurs traits sont semblables, au point de les confondre, mais leurs mimiques, leurs gestuelles, leurs façon d’être ne sont en rien comparable.

Pourtant Rozalyn perçoit en chacun d’eux cette impression étrange, floutée, de violence en dormance. Elle ne compte plus les incalculables fois où elle est passée derrière ces deux gamins à cause de « problèmes de comportement ». Du potentiel, lui a toujours assuré le Diable. Une bombe à retardement, plutôt !

Foutus N-GE psychopathes !

Face à son silence, Fran lui tend un emballage de sandwich sur lequel iel a déjà griffonné des noms de médicaments. Iel lui sourit largement bien qu’a demi tandis qu’elle déchiffre son écriture en pattes de mouches.

— J’ai supposé que tu ne viendrais pas pour partager mon goûter.

Un peu de magie en intraveineuse assurera davantage de vérité qu’une violence mal dosée. Rozalyn sait que débusquer l’Albanais garantira sa place au plus haut niveau du clan. C’est ce que Narciso voudrait. Ce pour quoi il l’a formée toutes ses années. Survivre.

— Tu supposes bien. Et si ce que tu obtiens me satisfait, je vous donnerai ce que vous voulez.

Frankenstein rit.

— C’est une promesse que tu ne pourras pas tenir. Ce que nous voulons, douce fureur, n’est plus de ce monde.

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