Rien ne dure.

8 minutes de lecture

ANGES CORROMPUS

ROZALYN - Nous (3)

*

* *

* *

[Naples, équinoxe d’automne 2237]

Ce qui est à nous.

Les piétinements de la foule vêtue de noir pressent l’air entre les voutes lorsqu’elle entre en ordre rangée. Les sanglots s’étouffent dans les mouchoirs, les yeux gonflés se cachent derrière des lunettes de soleil. Ils sont venus des quatre coins du monde pour assister aux funérailles de Don Elmo Bianchi. Tant que le fond de la salle, comble, ressemble à une sombre tache de sang séché. On a laissé les portes ouvertes. La masse en deuil semble confluer, se tendre, sans s’approcher du cercueil. L’extérieur est un alignement précis, ordonné, de parents plus lointains, de connaissances puis de civils avertis. À l’image d’une armée strictement hiérarchisée.

Une ligne ininterrompue d’hommes en corridor de sécurité circoncit, filtre et fouille les arrivants en tenant en respect curieux, journaleux et flicaille de la piazza Sanità. Baleine dégouline de sueur, engoncé dans un costume noir et Ermes n’est pas de trop pour coordonner leur effectif avec la Polizia di Stato et l’Arma di Carabinieri – étonnante coopération entre les deux corps de Sureté nationale. La sécurité aux alentours est ahurissante, même pour Rozalyn, rompue à l’usage : drones, camions de carabinieri à ras la gueule. La ville tout entière s’est mobilisée pour l’évènement.

Vedi Napoli e poi muori.

Don Elmo souhaitait reposer auprès de ses enfants et de son épouse napolitaine – aussi explosive que la Ferrari qui les avait conduits sous terre disait-on – après une cinquante années d’attente. Donna Maddalena avait respecté les dernières volontés de l’homme qui fut, disait-elle, son frère d’arme. Quoique que démente cette jeunesse figée dans le marbre de sa peau, Rozalyn avait cru comprendre que l’N-GE avait le même âge que la Gorgone : plus de quatre-vingts-années de crimes et de délices.

Zulfiqar arrête la voiture sur la via Sanita étonnamment tranquille malgré la densité humaine. Rozalyn, déjà dégoulinante de sueur dans sa robe nuit, ouvre la portière à Donna Maddalena et emboîte le pas de la nouvellement et officiellement promue cheffe des Bianchi.

Exceptionnellement, les yeux de l’N-GE ne sont masqués d’aucune lunette lorsqu’elle pénètre dans la basilica di Santa Maria. Il y règne une fraîcheur étrange, comme statique, écrasée par le poids de l’ambiance mortuaire et la lourde odeur des bouquets de fleurs qui bouffent jusqu’aux colonnes. Ses épaules sont nues, droites, majestueuses, lorsque sa silhouette androgyne en dentelle blanche traverse la nef. Rozalyn retient son souffle comme si la Vierge Marie elle-même faisait une apparition. Une apparition belle comme une mariée que conduit le Diable à l’autel – Narciso en grandes pompes qui a tombé son éternel bleu de Chine pour un costume de la même couleur mais plus habillé pour les circonstances. Rozalyn dans leur sillage accompagne Giovanni, lui aussi en blanc.

Peut-être est-ce l’assistance qui frémit, à moins que cela ne soit les murs centenaires ?

Au passage de l’allée centrale, le petit prince apostrophe son ami Skënder déjà assis avec sa famille, par une série de signe de main : « Trop de bruits ». Le gamin répond en gestes saccadés : « Ça sera long ? ». Rozalyn interrompt le petit jeu en poussant l’enfant vers l’avant, réprimant un sourire. Puis signe à son tour, trois fois : « temps ».

Quelle idée as-tu eu, Narciso, de leur apprendre ça ?

Le Conseil des Fasci au complet a déjà investi les premières rangées. Don Caponi affiche une mine fermée de circonstance, puis ouvre grand les bras pour accueillir le cercle le plus proche du défunt. Donna Maddalena accepte l’accolade de la Tempête, autant que celle des autres membres du Conseil des Fasci, dont elle est devenue le nouveau membre. Chaque geste est message. Chaque couleur porte ses allégeances.

Le prêtre en soutane violette se tend lorsqu’ils s’installent au premier rang. Des murmures crèvent la solennité de l’assemblée. Mais qu’est-ce qu’un blasphème lorsque la plus grosse mafia du monde vous refuse une âme ?

Derrière, on entend l’Albanais étouffer un rire nerveux, qui lui vaut un coup de coude de sa femme. Maddalena sourit en biais, hoche la tête en direction du prêtre. S’amorcent les rites. La lumière. Les lectures. La croix. L’encens. L’eau. Toute une cérémonie qui arrache des larmes à Rozalyn sans qu’elle ne sache trop pourquoi. Le défilé pour rendre hommage est interminable. Au point de couper le sang dans ses jambes avant que vienne son tour, suivant Narciso.

Donna Maddalena est la dernière à se lever. Elle tient son fils par la main. Le jeune promis, l’héritier choisi sur qui tous les regards se posent avec crainte, respect. Et voracité.

Un instant, l’assemblée manque d’air.

Maddalena abat alors son poing sur le cercueil scellé. Une fois. Puis deux. Trois. Quatre. Cinq. Et chaque coup résonne entre les vieilles pierres, monte jusqu’à la lumière qui nimbe l’estrade. Le padre est horrifié mais ravale vite sa mine déconfite lorsque la foule reprend le geste sur le bois des bancs, les murs. Résonne alors dans l’édifice un vieux serment jamais prononcé qui se propage jusqu’au dehors.

Les carabinieri eux-mêmes ont bloqué la circulation pour faciliter le passage. Le cortège est une succession de véhicules vantablack, qui s’étire vers le cimetière, un train infini, une queue de comète obscure.

*

* *

* *

[Midipolia, automne 2237]

Nos liens sont inextricables. Parce que forgés par la guerre que nos parents ont livrée. Et que nous livrerons à notre tour.

Si les obsèques de Don Elmo sont fastueuses, celles de Volpino, ou plutôt de Giuseppe Silenzi, ne réunissent que sa mère, sa veuve, son fils et une poignée d’amis pour une crémation sans liturgie suivie d’une dispersion en mer. Rozalyn voit Narciso perdre patience envers l’inconsolable mais véritable pleureuse sicilienne qui n’admet toujours pas qu’aucune bénédiction ne soit octroyée à son défunt fils. Même pas en terre, à côté de son père ! Des semaines de batailles d’avocats ont été nécessaire pour récupérer puis rapatrier le corps, ou du moins la charpie restante, sans permettre aucune veillée. Les cérémonies à la chaine qu’a imposé la guerre de succession ont ébréché le calme flegmatique du vétéran et le sérieux de rigueur des rares membres présents.

À la réception funéraire sur le rooftop du QG Bianchi, par un après-midi bruineux, Zulfiqar ressasse volontiers quelques anecdotes. Dont la fameuse et mainte fois radotée d’un jeune Volpino en béquille qui tire une chaise de campings en plein milieu du territoire ennemi russe, s’y assoit, faisant fi de la menace d’un tireur embusqué, et gueule, dans un mégaphone, à qui voudrait l’entendre, qu’il n’en bougera pas tant qu’il n’aura pas été reçu par le Baron en personne pour négocier une trêve. Et de répondre, quand on lui demande qui est-il, par un V provocateur, devenu légendaire.

Au grand dam du Diable, lui aussi figé dans sa cinquantaine perpétuelle, qui n’a jamais caché ne pas comprendre ce que Maddalena pouvait bien lui trouver, à cet insignifiant et fragile petit humain. Enfin, le commentaire n’est audible que de sa fille. Le vétéran au crâne lisse, une assiette remplie d’amuse-bouches, se glisse alors vers un coin plus tranquille, une manœuvre soigneusement orchestré pour la laisser seule, juste à côté de Donna Maddalena.

Tandis que Rozalyn se sert au buffet, la cheffe de clan, incandescente dans un tailleur ivoire, la présente aux Macbeth ; Annunziata une femme affiliée, et son époux, Yann, lieutenant de la Brigade douanière midipolienne – l’associé de Volpino sur les éventuels litiges réglementaires. La collation est l’occasion politique d’introniser dans les formes, le nouvel intermédiaire du clan à son homologue officiel sur la question de la gestion des quais. L’Albanais ne boude pas son plaisir de serrer cette main assermentée un peu moite et prend aussitôt son nouveau collaborateur à part pour quelques soucis de fonctionnement qui ne peuvent plus attendre. Dans le même temps, les lamentations de la mère à Volpino redoublent d’intensité :

Così lo ha sostituito subito! Maledetta contraffazione umana!

Un regard sous un masque de verre monochrome ordonne à Baleine d’évacuer la vieille femme à la discrétion de l’intérieur. Et tant pis pour le calme relatif qu’y est parti chercher le Diable.

Rozalyn ignore tout de la savante négociation qu’on a pu effectuer pour garder la main sur le port, mais elle ravale sa surprise. Un donné pour un rendu envers les Caponi, à n’en pas douter. La rouquine esquive de justesse un Skënder coursé par un Giovanni à la chemise débraillée, rattrape de justesse son verre de jus de fruit. L’agitation générée par les garçons couvre les plaintes de plus en plus en ténues de l’éplorée. Alors, seulement, l’assemblée intimiste se détend. Maddalena, à sa droite, en profite pour reprendre le fil de sa conversation :

— Tu aurais dû amener la petite.

— C’est compliqué en ce moment, tu sais…

Fébrile, elle sourit péniblement à l’N-GE, hésite encore à se servir pour ne finalement rien prendre. Les femmes s’assoient sur une banquette juste à côté. Rozalyn sent dans l’attitude de la Donna qu’elle ne peut s’échapper de cette conversation, aussi colle-t-elle son ombre.

L’épouse Macbeth, visiblement malade et amaigrie, explique à demi-mot, dans un italien mêlé de dialecte, les difficultés qu’elle rencontre avec sa progéniture. Une Artificielle, déduit Rozalyn. Une enfant conçue en cuve d’ectogenèse, comme les N-GE. Et qui aurait eu la bonne idée d’arracher le visage à coups de dents à un gamin qui serait venu lui chercher des noises, après plusieurs épisodes d’harcèlements. L’incident génère des frais médicaux importants, un conflit avec les assurances, et la directrice menace d’exclure la gamine, en plus d’un signalement aux autorités compétentes.

— Je voudrais que tu t’en occupes, lui murmure Maddalena, tout en apposant une main rassurante sur l’épaule de son amie.

— Oui, Donna, répond-elle en automatique.

Les enfants sont de véritables bébés requins entre eux. Et certains élèvent les leurs dans la doctrine de l’authenticité. Quoi qu’ils puissent bien foutre là-dedans.

Annunziata fuit son regard et affiche un sourire contrit de circonstances.

— Merci, merci…

Rozalyn va pour se lever, balaye les remerciements comme un rien. Pas de ça entre elles, c’est un ordre, sous l’apparence d’un service.

Gérer les incessantes bagarres de cours de récréation du petit prince, ce n’était donc pas assez ? L’arrivé à Midipolia a révélé des frictions entre le jeune insulaire batailleur et ses camarades métropolitains à la génétique beaucoup moins favorable ; aussi bien à l’école que lors des évènements avec les autres clans.

Giovanni est le maillon faible d’une famille qui cherche, douloureusement, à démontrer sa puissance. La faiblesse est un luxe que le clan Bianchi ne peut pas s’offrir. En atteste les ecchymoses qui viennent consteller ses bras d’enfants lors de ces après-midi éclipsées avec le mentor. Et les incessantes disputes avec sa mère dont Rozalyn est témoin.

Te teindre les cheveux ? Et pourquoi donc, jeune homme ? As-tu jamais regardé un tigre en te disant qu’il faudrait l’habiller ?

— Je le trouverai, Donna. Je le trouverai, je te jure, murmure Annunziata en prenant ces mains blanches dans les siennes.

Maddalena la serre contre elle pour étouffer son sanglot, susurre à son oreille :

— Je le sais, je le sais… Alors, je le tuerai moi-même.

L’étreinte suspend les discussions. Rozalyn sent monter en elle un flot étrange, une vague de peur, des remous de confiance et d’écumes de haine.

Lorsque les deux femmes se séparent, un V de la main chacune scelle leur accord.

Tous hochent silencieusement la tête.

Qui peut encore faire ce geste comme une provocation, une menace, lorsque votre force de frappe agonise dans des caniveaux par manque d’armes, de bras et de têtes suffisamment froides pour mener intelligemment bataille ?

Sinon l’ange de la Mort en quête de coupables.

Midipolia, la cité où le royaume du ciel est à portée de main.

Annotations

Vous aimez lire Emystral ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0