Nous le déplorons mais pour autant, nous ne prenons pas le deuil.

3 minutes de lecture

ANGES CORROMPUS

GIOVANNI

Infame


*

* *

* *


Je déplore une surexcitation médiatique. Nous sommes la première cité plateforme de Méditerranée avec plus de 11 millions d’habitants, entièrement équipés en voie maglev autogérée par ASI. Nous sommes sous protectorat de l’Unité Européenne, énergétiquement autosuffisants. Nos approvisionnement alimentaires ne souffrent d’aucune pénurie. Nos hôpitaux fonctionnent à 100% de leurs capacités, sont parfaitement rentables et indépendants Nos structures éducatives obtiennent les meilleurs scores aux classements internationaux. Vous pouvez venir quand vous voulez : tout le monde travaille, tout le monde se détend les jours off. Les choses se passent bien, très bien même. Certes, il y a cette abondance de règlements de comptes depuis le début d’année mais ce sont juste des voyous qui se tuent entre eux pour du trafic de drogue ou de la contrebande. La population observe ça. Nous le déplorons mais pour autant, nous ne prenons pas le deuil.

Interview de Soraya Lamari, cheffe de l’exécutif de la région administrative spéciale (RAS) de Midipolia, printemps 2239, sur le canal Mid-Inter

*

* *

* *

[Catane, été 2339 - quelque part entre l’enfance et tes rêves fracassés, alors que tout est déjà foutu d’avance]

Tes souvenirs sont troués comme les pastèques sur lesquelles tu as appris à tirer. Des fruits si mûrs qu’ils se fendaient sur les étals, qui ont éclaté et répandu leurs jus sur les murets, les pépins collant comme des esquilles d’os jusque dans tes cheveux.


Narciso le soulève pour le placer sur son dos ; plus haut que les hommes, assez haut pour voir au-delà de la foule et les couleurs du marché dominical. Giovanni, dix ans, ne boude pas son plaisir. Pour une fois, le Diable l’a même complimenté après la séance de tir ! À cette altitude, l’air entre les petites ruelles rafraîchit son visage. Le début de matinée est la seule période supportable avant la nuit. Avec un thermomètre qui taquine déjà gentiment les 35° Celsius, cette douceur est bienvenue.

— Fais pas tomber mes lunettes !

— Nan !

Au lieu de ça, Giovanni se saisit de la paire de solaires sur ce crâne lisse si familier pour les mettre sur son nez, retenant les branches trop grandes pour lui. Suivant quelques chemins de traverse connus des seuls locaux, ils quittent le port et ses étals de poissons, remontent tranquillement vers la maison. Une trentaine de pas en arrière, il distingue la signature magnétique d’un des hommes armés de Narciso. Giovanni s’amuse à retirer ses protections auditives pour les repérer et les compter. Avec de la pratique, il lui faut moins de vingt minutes pour dénicher les trois veilleurs qui les suivent à distance, empruntant parfois des allées parallèles ou faisant des détours. Un jeu qui lui vaut toujours les félicitations du militaire.

Ses vacances estivales chez nonna s’égrènent au rythme des exercices que lui impose Narciso, des baignades et des siestes l’après-midi (cette interminable moment où il ne faut surtout pas réveiller les grands) jusqu’au soir, où il peut, enfin, sortir avec Skënder. Il se languit que Litzy les rejoignent, ils iront chasser le poulpe, pour le faire en sauce – qu’est-ce qu’il aime aider à la cuisine ! Parfois, Mamma les rejoints pour le week-end, mais trop rarement. C’est peut-être mieux ; il y a comme un vide douloureux, une plaie ouverte, entre sa mère et celle de son père.

Une question le taraude. Il sait que les mots ont des sens cachés. Que les bonnes réponses ne s’obtiennent qu’avec les bonnes questions.

Ziànu, ça veut dire quoi « infame » ?

La cadence régulière de leurs pas accuse un arrêt. Cette fois-ci, il n’a pas osé demander à nonna ; pour ne pas lui faire de peine.

— Où t’as entendu ça, minot ?

Il sent Narciso l’attraper pour le faire descendre et le poser face à lui, dans l’ombre d’une venelle étroite. C’est la première fois qu’il voit les pupilles du Diable s’étrécir de cette façon. Un mélange d’agressivité et de peur qui casse sa voix pourtant si autoritaire.

— Eh, réponds-moi ! Où que t’as entendu ça ? répète-t-il.

— Me rappelle-plus, ment-il tout en sachant pertinemment que Narciso n’avalera pas la couleuvre. Alors, ça veut dire quoi ?

— C’est… Narciso fait mine de réfléchir. Infame, c’est pour les hommes qui ne respectent pas leur parole. J’veux pas que ça sorte de ta bouche, t’as bien compris ? Ça se dit pas, OK ? Je plaisante pas avec ça.

Son doigt pointant sur son nez se figure un ultime avertissement.

— Et tu diras à ce petit con de Skënder que s’il te bave encore des choses qu’il devrait pas, je m’occuperai de son matricule.

Infame. Giovanni commence à comprendre ce qu’il y a derrière les mots et les sentences qu’ils portent en eux. Infame c’est pire que mort. Pire que tout.


Tu as peur d’explorer les angles morts de tes souvenirs. Peur de trouver des réponses à des questions qui n’en sont pas. N’en n’ont jamais été.

Annotations

Vous aimez lire Emystral ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0