Et picorent des fruits dorés…

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

GIOVANNI

Verre (3)

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[Midipolia – 2244]

Parfois, ils nous dévorent.

Giovanni arrache la croûte sur sa lèvre fendue pour se souvenir de ce baiser raté au goût d’oxyde de fer. Ses journées s’étirent, interminables, dans les salles de classe au silence quasi-religieux et aux paroles bues jusqu’à plus soif des enseignants en chair et en os de l’école privée Amazon. Le fric embaume jusqu’au mobilier en bois plutôt qu’en polymère recyclé et aux viandes non composites du self. L’établissement propose des formations internationales réputées ou des préparations aux concours très sélectifs de la fonction publique avant même le passage du Passeport Supérieur.

On accède au Graal de l’éducation en présentiel qu’à la condition d’être copté par des parents pétés de thunes, ou si furieusement doué qu’on a décroché une bourse fédérale avec les dents. La distinction entre les deux populations reste relativement aisée : les nantis jouissent de week-ends d’intégrations et de rallyes mondains qui alimentent leurs conversations entre deux médocs sur ordonnance pour passer le rush des examens quand les boursiers passent leurs soirées aux cours supplémentaires, se gavent de stimulants du marché noir et tamponnent en fumant de la mauve sur le parvis du bahut, à l’interclasse.

Après un cycle secondaire de trois ans, tous se ressemblent dans leur chemise immaculée et boutonnée à l’ancienne sous leur intemporel, sombre, blazer croisé. Ils briguent les mêmes places dans l’enseignement supérieur pour viser la haute administration ou les cabinets de conseil d’experts. Ces futurs squales à col blancs féroces et rompus aux usages d’une méritocratie corrompue font doucement rire les enfants de stiddari et leurs homologues russes, qui se croisent dans les couloirs sans jamais échanger ni regard, ni politesse. Discrétion et neutralité restent en équilibre fragile depuis la paix négociée quelques années auparavant par Mamma.

Giovanni subit la mécanique imparable et monotone de l’alternance cours-devoirs entrecoupée d’activités plus physiques ou artistiques selon le principe du mens sana in corpore sano. À l’exception qu’il est dispensé de tout sport scolaire. Un certificat médical complaisant a annihilé toutes les questions relatives à l’équité de barèmes différenciés inexistant concernant les N-GE – et autres variations génotypiques selon cette vision mignonne, mais borgne, d’une Unité Européenne où tous les êtres humains se valent.

Extraterrestre au fond de la classe, ennemi de deux factions qui se sont enfin trouvés un point de détestation commun, Giovanni leur renvoie volontiers cette animosité. Il piétine en arabe ou en chinois, déjà presque fluent, quoique que peu porté sur l’étude de la littérature, plisse les yeux en mathématiques, cette langue étrangère qui ne ressemble à aucune autre, esquive soigneusement le regard de sa professeuse de sciences naturelles qui ne peut s’empêcher de le scruter comme une œuvre d’art, et somnole volontiers aux verbiages des économistes. Ses résultats sont plutôt bons, sans être volontairement excellents. Qu’est-ce que ça peut bien foutre qu’il soit major ou bon dernier ? Du comment les Bianchi s’incrustent parmi le gotha midipolien n’est un secret pour personne. On a beau jouir de quelques optimisations, s’être payé des xénogreffes pour crever les chronos et des neuroimplants de calcul prohibés, cette compétition vers les plus hautes sphères n’a rien de juste.

Habituellement, il allège son ennui avec Litzy par le biais d’un tchat crypté sur son auxiliaire, mais la petite fée demeure farouchement muette depuis la mauvaise manœuvre de l’aquarium. Aussi les journées s’allongent sans Skënder qui, sous ses airs de je-m’en-foutiste, cache un assidu gratteur de notes en préparation de son Passe-Sup. Depuis leur peu glorieuse sortie du (W)Hore Al’ain, le fils de l’Albanais évite soigneusement les rencards stidda en brandissant ses examens imminents, à moins que la raison n’en soit plus personnelle… Sans ses plus proches, sinon uniques, amis, les rares escapades adolescentes imposent des devoirs sociaux supplémentaires affreusement ennuyeux et chronophages.

Après les cours, Baleine amène parfois Giovanni pour des visites de courtoisies ; ce qui revient à jouer le stagiaire muet pendant que l’obèse et son protégé, Ermes, échangent des ragots, entre deux tranches de gras ou de business avec des affiliés, à chaque arrêt aux clubs, bars, hôtels, restaurants, docks, sections syndicales, centres médicaux, gyms, modulaires de chantiers, salles VR artgaming, centres de robot-maintenance, assureurs, antennes sociales, crèches, labos clandestins, entrepôts de drones livreurs, comptoirs fantômes de stream pirate… Les entrailles de Midipolia en sous-marin entre cafés dopés ou cocktails frappées.

Appuyé contre l’aile de la Gespenst accrochée au quai, le vieux Zulfiqar, sous son antique casquette, lui jette toujours l’éternelle politesse sans jamais relever l’effluve de mauve qui imprègne sa veste d’uniforme :

— Chiant comment, cette journée ?

Le petite prince ne répond invariablement pas.

— Ah ! les problème de riche…

Le chauffeur ricane doucement en claquant la portière. Son noueux majeure se dresse pour l’aéro en suspension juste derrière, qui attend vraisemblablement pour se parquer là où la BMW Vantablack a pris deux places.

Déjà sur la banquette arrière, Narciso fixe Giovanni tandis qu’il contrôle ses notifs sur son auxiliaire, désespérément vide. Le Diable a la figure des mauvais jours, ceux qui valent de blinder les côtes de son apprenti de mauvais coups à la moindre erreur. Une épuisante session en perspective durant laquelle Giovanni nourrira la sensation d’être la dernière des merdes sans progrès significatif.

Pas ce soir. Le vétéran embraye plutôt :

— Tu t’es fâché avec ta copine ? Tu as voulu essayer un truc qu’elle a pas aimé ? Tu sais, c’est pas le fond qui vexe parfois, mais la façon.

— J-j’ai pas de co… Comment tu sais, bordel ? Tu m’as pucé !

— Pas besoin d’ça pour deviner de quoi sont capables les quatre neurones restants qu’on pas migré vers ta bite… (il se radoucit, ce qui est presque effrayant) Les conneries, j’les ai faites avant toi.

Giovanni se rabroue. Son mentor incarne la dernière personne envers qui il confierait ses échecs sentimentaux.

— La Tempête nous invite à un match d’Inébranlables. Il a pensé que ça te plairait.

— Depuis quand y me siffle, Don-Don ‽ M’as pris pour sa gonze ‽

— Gaffe ton putain de langage, minot ! Ta mère a prévu quelque chose de spécial, ce soir. On passe à la maison d’abord. Tu prends une douche, tu te sapes bien mais pratique. Pas dis qu’on se rentre de suite après… (il se gratte son crâne lisse) Ah, et pendant les trois putains de plombes que ça va te mettre à te pomponner comme une femelle, tu te concentres à pas tirer la tronche pour la soirée, hum.

Oh joie. Encore une séance d’amitié entre leurs clans respectifs. Le petit prince se sait transparent envers l’ex-militaire chauve. Aussi, Don Caponi n’est pas davantage subtil en jouant sur le registre du parrain, une approche utile à la politique maternelle. N’ayant plus d’héritier mâle valable, il n’unifiera pas sa princesse, ni son clan, au premier dauphin venu.

Un vertige le saisit à cette idée. Par sûre que l’épouse numéro bis accepte une contrefaçon humaine stérile pour combler sa fille. Giovanni s’accroche à cet espoir puéril ; un problème strictement technique. Le plus tard possible, par pitié. Même si la gueule du prêtre catho soudoyé pour l’occasion vaudra son prix.


Une cuve évidée d’un supertanker, désaffecté au fin-fond du chantier naval, tient place d’arène. Des encorbellements soudés à même les murs, au-dessus d’une cage sur plateforme, assurent une vue imprenable pour les notables sans se mêler à une foule compacte de parieurs, voyeurs, vendeurs de came, sexdroïdes en chasse, serveurs musculeux en tenues étriquées, amateurs de chrome et frankés en mal d’inspirations pour leur futurs customs génétiques foireux. On y respire l’atmosphère confinée, âpre et huileuse des assemblées clandestines, la rouille machée par les embruns, la sueur d’alcool frelaté d’une frénésie qui appelle le sang des gladiateurs.

Les premiers affrontements de la soirée servent une orgie d’Augmentés et d’arrachages de membres biomécaniques, rythmés par les voraces applaudissements d’une meute en manque de chair dopée.

Giovanni avise d’un œil mauvais les jeunes loups en costumes de soie aux manches amples, la dernière mode chez les keiretsu, en pleine négociations avec des cadres stidda disséminés sur le balcon parmi les plateaux d’amuse-gueules. Du beau monde, ce soir. Bianchi et Caponi assistent à l’évènement, une occasion unique pour quelques classieux rabatteurs de soutirer des financements ou de refourguer du matériel impropre pour leur circuit premium. Les transactions restent courtoises mais caustiques. Pas question de démarcher le Don en personne au risque de passer par-dessus la rambarde. La cacophonie en multilingue et musique sapent néanmoins la placidité du petit prince. Son hyperacousie devrait faire de lui un redoutable prédateur, pas une chose migraineuse avec des effondrements sensoriels au moindre grincements de dents du voisin !

Initialement, les humains Next-Generation étaient des modèles génétiquement optimisés, développés par ectogenèse pour un usage strictement militaire ; des hyper-soldats hybridables avec des machines. L’essor des ordinateurs neuronaux leur ont donné une seconde vie dans le civil en qualité de supercalculateurs branchés en série, puis le concept s’est décliné en une multitude de sous-classe digne d’un RPG, avec alignement et arbre de compétences évolutif. Ce qui n’a pas manqué de susciter des envieux. Problème : on ne devient pas un N-GE, on l’est de conception.

Se faire transitionner pour tenter de s’en approcher coûte un braquage, en plus d’être illégal, et se termine invariablement par un syndrome de rejet. Raison pour laquelle les Diables n’avaient pas fait long-feu à l’ère de la guerre post-moderne. Les xénogreffes biomécaniques ont donc raflé les faveurs des candidats, si tant est que l’histocompatibilité soit bien négociée. L’attrait pour le chrome et le titane et/ou la chimérisation reste de niche mais les derniers immunomodulateurs ouvrent grand les ailes d’un marché en plein essor. Les combats de ce type offrent une superbe vitrine sinon une paillasse de test pour les biohackers. Les maladies neurodégénératives et les cancers ne font plus recettes ; Giovanni sait que de nombreux conglomérats pharmaceutiques comme G2NOS écoulent en sous-main, dans les clando-labs, leurs techs aux civils pour financer le développement des nouvelles, en attendant que la loi devienne plus permissive.

La Tempête s’est enfoncé avec nonchalance dans un des fauteuils mis à leur disposition, laissant le soin à ses lieutenants de discuter des détails approvisionnements de leurs service de distribution après un accord de principe donné d’un hochement de tête. Giovanni ne s’y trompe pas. Cette masse trapue compacte des tourbillons sombres en un mouvement terriblement immobile, tout en force de cisaillements, derrière des yeux noirs, dont les sifflements rauques pourraient être pris pour des rires. Martio l’Épingle, son second tout aussi faussement tranquille, parcourt avec intérêt les fiches statistiques des combattants de la soirée sur une antique tablette tactile cryptée que tient pour lui une gynoïde typée nordique.

Des pauvres hères racornis de quelques ADN exotiques assurent la suite de la programmation. Un plaisir zoophile macabre ; peaux tigrées, ou écailleuses et queues en massue bagarrent contre des dents limées, des griffes comme des rasoirs et d’ergots, amures de plate en os sous-cutanée s’entrechoquent contre les carapaces de chitine, aux pinces effroyables. Leurs fluides empoissonnées s’entre-mêlent dans les huiles troubles répandues par leurs prédécesseurs.

Non sans suivre d’un œil les cotes, Don Caponi ne se lasse jamais de converser en sicilien avec Giovanni :

— Tu t’es encore bagarré, fils ?

Un geste avise sa bouche encore croûteuse. L’attitude familière que se permet de plus en plus le parrain l’agace. Aussi, l’N-GE affiche un demi-sourire comme réponse plus diplomatique afin d’esquiver l’interrogatoire. La tête du Conseil des Fasci s’en contente sans rien ajouter.

L’absence de Donna Maddalena ne trouble personne. Son mentor a jugé inutile de le mettre dans la confidence. Giovanni écume intérieurement, mais l’ambiance ne se prête pas à quelques revendications. On est pas chez nous, ici. Assister à cet évènement organisé par la Krovavaya Bratva entretient la bonne entente entre leurs deux groupes rivaux, et leurs affaires communes avec les biohackers.

— Met dix mille sur la Chryséléphantine, dicte Don à son second. Pas plus. Je ne voudrais pas vexer le Baron.

Dont on a pas eu l’honneur, ce soir. Leur hôte se pointera sans doute à la fin, pour venir savourer la supériorité de ses combattants premiums importés du Japon ou d’Israël et pourquoi pas écouler quelques kukla, comme disent les Russes, de bonne facture à la Stidda. Certains valent plus chers en pièces détachées qu’entiers. La Krovavaya Bratva ne dispose pas des structures nécessaires sur Midipolia pour un désossage à copie.

Le petit prince s’approche de la barrière et zieute par-dessus, en attendant la reprise des hostilités. Il réajuste ses protections auditives, règle la sensibilité de ses implants magnéto-sensibles au minimum afin de faire taire le bourdonnement des drones en survol dans la noirceur gluante de l’espace comble, aux parois métalliques. Foutues interférences des brouilleurs ! Accoudé à la rampe, Narciso lui fait l’effet d’une ligne d’horizon tendu entre un ciel de fureur et une mer au calme le plus absolu ; aux antipodes de Rozalyn, qui a toujours des réactions paradoxales envers lui, alternant entre douceur maternelle ou indifférence véhémente.

— C’est parfaitement irresponsable, marmonne-t-elle au Diable.

— Tu n’as pas connu Luciano…

— Mais je sais comment ça s’est terminé pour lui. Mal.

La rousse plisse le nez à l’odeur prégnante, organique, des entrailles de ce bateau reconverti en salle de spectacle mortelle. Pour ne rien arranger, l’Albanais a décidé de se griller une authentique Russtick non loin. Se pointe un factotum à l’air peu aimable dénommé Pavel. Confus par, semble-t-il, quelques changements de programmation, il murmure à l’oreille de Don Caponi :

— Nous sommes bien d’accord… Vous nous déchargez de toute responsabilité, quoiqu’il advienne à votre… challenger ?

Le parrain fronce légèrement ses sourcils broussailleux, mime de ne pas bien comprendre le français fédéral pourtant impeccable du Russe. Giovanni traduit à Don Caponi en sicilien, suffisamment fort afin que les alentours l’entendent. C’est ce qu’on attend toujours de lui dans ce genre de manifestation publique : jouer l’N-GE interprète aux côtés de la Tempête.

— Oh, mais notre accord est bien réciproque, n’est-ce pas ? taquine l’Albanais qui n’a rien perdu de la conversation.

La fumée âcre des Russtick s’écoule en lourdes volutes qui ruissellent à ses dockers aux semelles épaisses mais bouffées d’acide.

— Tout à fait, tout à fait. Mais vous savez… On dit qu’il faut deux Chasseurs pour abattre un Inébranlable. Ce n’est pas équitable de…

— Alors le Baron trinquera pour dix paillettes sur notre compte. Et sans rancune ! s’esclaffe l’Épingle sans lever un œil de la tablette à jeu.

Le Diable ricane de concert. Rozalyn paraît mortifiée. D’un claquement de doigt, des minettes en combinaisons vinyles poussent un mini-bar sur roulettes afin de proposer quelques rafraichissements. Aussitôt, Pavel disparaît. Pour une fois qu’on lui propose autre chose qu’un jus de fruit, Giovanni ne décline pas. Autant profiter que Mamma ne soit pas là.

Des larbins en combinaisons karchérisent la surface octogonale poisseuse avant l’entrée en lice des têtes d’affiches : des N-GE. Un tonnerre d’applaudissement retentit. Les parois ondulent sous leurs réverbérations. Des dalles géantes à projection 2D s’allument. Un énorme mastodonte de muscles fend la foule pour rejoindre la cage surélevée. À l’opposé, une très longue tresse blanche balance dans le dos d’une Chasseuse albinoïde au torse nu et plat. Un drone prend un gros plan de la pieuvre déployant ses ailes sur ses omoplates.

Giovanni se fige.

Des holofiches de caractéristiques sont projetées. Un compteur de trente secondes presse la fin de l’enregistrement des paris. L’arbitre, une minuscule silhouette implantée d’un neurocasque à visière, leur fait signe de pénétrer dans la zone de combat fermée. Les tentacules de sa synthéchine frémissent entre les combattants.

L’Inébranlable Myasnik plante un immense abrutis congénital en slip, avec un cou palmé, des petits yeux en amandes au-dessus d’un large front. Face à lui, le mètre quatre-vingts de Maddalena fait brindille. Les projecteurs braquent sur eux des halos individuels. Le brouhaha mue en pépiements d’impatience. Fidèles à l’archétype du barbare au summum de la virilité violente, Myasnik frappe avec vigueur ses pectoraux gonflés en guise de salut.

Giovanni ne saurait l’expliquer. Ce n’est pas juste un mâle testostéroné, au cerveau réduit aux fonctions cognitives basiques monté à deux mètres quinze de haut pour un quintal et demi de puissance brutale. Non. Il sent, au plus profond de ses tripes d’N-GE, qu’il ne s’agit pas d’un vulgaire copycat bas de gamme comme il a déjà pu en voir se bagarrer en d’autres occasions.

Les faisceaux isolant les duellistes se fondent sur l’arbitre. Noir. La salle s’écrie à ce black-out de mise en scène. Un arc blanc éblouit la cage et se répand tandis que ses grilles s’électrifient dans un pétillement nerveux. Une speakeuse annonce en canon :

Signore e signori/ Damy i gospoda/ Ladies and gentlemen/Mesdames et messieurs/ Sayidati sadati…

Les tentacules métalliques qui séparent les deux combattants se rétractent. Myasnik arme son poing, s’élance. Rapide, affreusement agile pour sa corpulence.

La foule hurle.

Maddalena décale sa tête pour éviter le premier coup, encaisse le second au ventre en ployant, plonge sous l’avalanche. Trop tard, Myasnik a pivoté, assène un puissant crochet au visage. Ses bras fins en barrage absorbent le choc, mais ses appuis glissent sur le revêtement brillant encore humide. La Chasseuse émet un clic presque imperceptible en perdant l’équilibre. Une volte la rétablit in extremis. Papillon autour de la flamme, elle oscille, clic, s’infiltre dans les interstices du tempo machinale de l’Inébranlable, clic, frappe au foie sans résultat probant, clic, écrase ses phalanges contre une robuste pommette, clic. À peine une pichenette, mais, déjà, la vélocité prodigieuse du titan semble faiblir.

Une poigne féroce capture le cou de Maddalena, sa tête percute la grille électrifiée. Une fois, puis deux. Des spasmes nerveux agitent ses membres frêles. Clic.

Les doigts de Giovanni se crispent sur la barrière.

Après un jab-cross terrible, Myasnik la projette à l’autre bout de la surface. Le corps fuselé rebondit puis s’immobilise. Sa cage thoracique violacée se soulève avec peine. Clic. L’Inébranlable piétine, comme ivre, vers elle. Clic. Elle serre les dents en un sourire de biais. Du sang à ses narines et ses lèvres creusent des sillons sur son visage délicat, tuméfiée. Clic. Myasnik chancelle, tombe à genoux. La Chasseuse roule sur le côté, l’esquive de justesse, rampe pour s’extraire d’une terrible allonge. Clic.

Le poing de l’Inébranlable se suspend au-dessus de sa tête en un arrêt sur image. De la sueur goutte au-dessus de ses arcades sourcilières massives, en lutte mentale profonde. Clic. Maddalena bondit sur ses pieds. Clic. Deux arcs osseux tranchants jaillissent de ses avant-bras pâles. Les yeux exorbités, pupilles dilatées, son poing fixé en l’air par des fils invisibles, il écume. Clic. Deux croissants pâles entaillent bras et jambes d’une marionnette suspendue dans une danse lunatique.

Giovanni admire la dextérité maternelle. Les estafilades longues et profondes remontent en travers du coude à l’épaule d’où les artères humérales dégueulent. Les fémorales, déchiquetées en zigzag contre l’hémostase, se répandent à gros bouillon écarlate. Clic.

Le jeune Chasseur se sent partir. Ses poumons comme froissés ; sa vision se trouble.

— Frank, espèce de putain d’enculé… grince le Diable. Eh minot, va pas me faire une syncope !

Clic. Clic. Clic.


Les doigts bandés de Mamma entortillent ses boucles avec tendresse. Présence rassurante qui sent le shampoing et le désinfectant. Des patchs de nanogel sur ses joues lui donnent l’air d’une marmotte rafistolée.

— Je ne pensais pas que ça te ferait autant d’effet à cette distance.

Il papillonne.

Clic. Clic.


Ça résonne encore dans son crâne lorsque, nauséeux, il ouvre les yeux dans la Gespenst. Les étoiles dans sa vision s’étiolent. Son corps gourd s’est recroquevillé sur la banquette arrière. Mamma n’est plus là, mais il détecte l’aura bleue du Diable. Tard, si tard que Zulfiqar a désactivé l’autopilote pour foncer dans l’aurore, Giovanni finit par trouver l’audace de quémander :

— Narciso… Je…

Ça ne sort pas. Le Diable fixe le dehors, les trainées de lumières insaisissables de la ville, verre alvéolé ivre de soleil, ciel et ombres de drones, mer de fer blanc, cargos et port sans sommeil qui grognent, et seulement après une longue, très longue minute, quasi télépathique, il grommelle :

— Tu veux que j’aille m’embrouiller avec l’Albanais, c’est ça ? Ou pire, avec sa femme ?

Un sourire en demi-lune s’étire sur cette bouille d’enfant turbulent. Zulfiqar allume un stream sportif. Nouvelle victoire de…

— Ce que je ferais pas pour toi, minot…

Giovanni tombe de fatigue, honteux de flancher de la sorte devant son mentor.

Clic.

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