essayant de dresser des loups ;

4 minutes de lecture

IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

LITZY

Eigengrau (2)

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* *

[Midipolia, 2244]

Tu as quatorze ans, presque quinze, déjà des cheveux blancs et tu veux mettre des paillettes dans ta vie.


— Alors ?

— Alors, c’est bon.

Le front du Diable se plisse. Litzy décapsule sa bière « à la châtaigne et aux herbes du maquis » et porte le goulot à ses lèvres. Étrange. Frais, mais étrange. L’ex-militaire a vraiment des goûts chelous. Elle s’est même demandé s’il aimait baiser des humanoïdes ou s’il faisait partie de l’autre équipe. À moins qu’il soit ase. On le voit jamais avec personne. Peut-être parce qu’il est ultra-chiant, en vrai.

— C’est tout ce que tu as à me dire ?

Litzy sirote l’amertume, masque comme elle peut son malaise. L’aura tourbillonne autour de la veste indigo, là où sommeille le Walkyrie à éjection électromagnétique. L’homme lui fait toujours l’effet d’un monstre aux contours agressifs et baveux. Ses mains épaisses promettent des revers cinglants, mais savent être généreuses quand on rend service. J’vais pas me faire inviter toute ma vie par Skën ou Gio.

Elle finit par céder à ce regard insistant :

— On s’est embrassé et peloté, y’a besoin d’un dessin ?

Qualifier l’expérience de désagréable serait mentir, mais la Chasseuse en retient surtout une espèce de flottement étrange, là, au creux des reins. Son jumeau génétique a toujours été particulièrement tactile avec elle, culture sicilienne oblige, mais jamais invasif ; plutôt affreusement affectueux derrière son cinéma de bad boy. Jusqu’à cette putain de prise d’initiative. Moi aussi je t’aime, mais pas comme ça. En fait, elle espérait tirer de la mission un brin d’excitation – comprendre l’intérêt de la chose. Un authentique plus âgé saurait s’y prendre autrement. Ces effusions de salive restent pour le moment décevantes.

— Et tu crois qu’il va persévérer ? Ça m’arrangerait que tu te le gardes près.

Le comment le Diable avait pu anticiper qu’on l’aborderait au Mystic confine à la divination.

— De sûr. J’crois qu’il m’aime bien. Puis, peut-être que la perspective de se taper la miniature de la Donna, ça le bande bien.

Les bulles semblent pétiller dans les narines du Diable. Bras croisés dans un angle de cette cuisinette exiguë, Rozalyn étouffe un rire par-dessus cette épaule contractée. Litzy ne sait pas trop pourquoi la terrible rousse habite encore chez son père adoptif avec le flouze qu’elle doit se ramasser ; y’a qu’à voir comment elle se sape. Pas que ça l’intéresse mais pourquoi s’enfermer dans ce putain d’appartement minuscule sous le Cercle quand on est cadre ?

Au bout de ses doigts, qui tapotent son verre de limonade, chantent de doucereuses menaces pourpres. Moi aussi, quand j’aurai fini ma croissance, je m’en ferai poser des comme ça.

Le silence s’étire encore ; de ces conversations hachées de temps morts qui condamnent autant qu’ils négocient. Narciso fait un signe à sa fille ; elle lui tend un bracelet milanais en platine avec un auxiliaire sphérique de dernière génération, couverture cryptée et isolation aux ondes. Litzy s’en saisit, consulte les soldes, ouvre grands les yeux mais ravale son exclamation, puis hoche la tête d’approbation. Sourire diabolique en face. Mon dépucelage vaut plus cher que trois trimestres d’école.

— J’ai une autre chasse pour toi. Je voudrais que tu m’accompagnes voir quelqu’un, demain.

Tant pis pour le DS de maths ; il me filera un certif.

— Et je fais quoi ?

— Rien de spécial, juste besoin de tes petites antennes.

Litzy hausse un sourcil rasé. Narciso explique :

— Je ne suis pas comme vous. Je suis incapable de faire la différence entre un authentique, un optimisé, un artificiel ou un vrai N-GE. Quoique là, j’en doute. Vous n’êtes pas trente-six dans la zone.

— Et comment je peux être sûre ?

— Tu sauras à l’instinct. C’est des paillettes faciles, non ?

Son nez se plisse. Elle déteste ce sentiment de causes-conséquences inéluctables qui s’infuse dans ces mots. La perspective de ne plus jamais avoir à quémander ou justifier ses sorties à son paternel l’emporte. Pas dit qu’il approuve mais il bosse trop pour s’en rendre compte de toutes les façons.

— Amen.

Derrière la porte, sur l’allée centrale couverte qui traverse les deux barres d’immeubles comme une rivière dans un canyon d’étendoirs et de frigos sur les balcons, elle perçoit :

— Ça en est où avec le flic ?

— Il a pité comme un gobie et il tire la ligne.

La voix de Rozalyn perle d’une satisfaction particulière. Suit un silence lourd, le bruit de vaisselle qu’on range.

— Et la petite, tu crois que…

— L’empreinte ne sait pas mentir.

Le Diable sait tout. Ce que tu as fait, ce que tu fais, feras et surtout, ce que tu veux. C’est pour ça qu’on l’appelle comme ça. Il sait. Quand Narciso l’a alpaguée à la sortie des cours, elle n’a pas fait sa maline. Nerveuse, elle a même imaginé qu’il l’engueulerait pour l’épisode de l’aquarium. Ses remerciements l’ont abasourdie ; pour avoir fait comprendre à ce con minot que tout ne lui est pas dû.

Encore une fois, elle vérifie la valeur à quatre chiffres sur son compte pour en être bien sûre. C’est la première fois qu’elle dispose d’autant d’argent pour… quoi faire, au juste ? Ce que tu veux. Tout ce que tu veux. Season pass, gacha, fringues, bombes de nano peinture et mini drone pour son projet de fresque en urbex, des cartouches de mauve ou des patchs, et, entre tous les privilèges, ne plus hésiter entre le maxi cookie et le shake’delice à la cafet.

Un léger vertige la saisit ; tout cramer irait vite. Pour la prochaine, il a besoin de moi pour… Litzy renvoie les questions pratiques au lendemain. Aucun risque. Seule l’Ange de la Mort ne craint pas le Diable.

Elle se créer une nouvelle messagerie sur son appareil et propose à Skënder une sortie ; signant d’un émoji de fée. Avec une pointe de fierté, elle précise : « C’est moi qui invite ».

Giovanni peut toujours attendre tant qu’il ne se sera pas excusé de son comportement de merde. Moi aussi je suis une Bianchi, et pas ta chose.

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