Ces grands livres bouffés d’auréoles, faisceaux des licteurs,

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IVAN TSAREVITCH, LE LOUP BLEU & L'OISELLE DE FEU

JABEZ

Corruption (2)

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[Midipolia, 2244]

L’astuce, pour par sortir du rang, c’est de pas aller plus vite que cette foutue musique « padevag ».

Au bout d’un trajet périlleux entre les lames de fond venteuses et les alternateurs capricieux des voies maglev, Jabez finit par amarrer l’aéro non banalisée à une place abritée pour livraison ; pas envie de se faire arracher la tôle par la tempête. Un souffle rauque cingle et fait tanguer les tourelles. Les capes de pluie claquent sur leurs genoux, transforment le lieutenant et son acolyte en fantômes effrayants rapidement les rares et courageux piétons. Les passerelles se hachurent de signalétiques clignotantes jaune et rouge dans leur sillage. Les indications de leurs auxiliaires mènent leurs bottes magnétiques sous le Cercle, un niveau de classe éco moyen-moyen qui enjambe l’Interlope par des pylônes bardés de nanopeintures éblouissantes et d’holotags de chimères néogénétiques aléatoirement animées. Un sacré tour de con, pour y revenir. Techniquement, cette zone est dite « neutre », parce qu’en tampon entre les quais du dessous, chasse gardée stidda, et le quartier des artistes ; le Sanctuaire et sa grouille de frankés plus ou moins bien réussis, sous l’égide d’un évanescent R’wasta. Ce seigneur criminel ou gourou sectaire – pour prêcher la réincarnation d’un messie post-humain –, Jabez hésite, entretient d’aussi bons rapports avec les sombres astres qu’avec la Krovavaya, reléguée à l’autre bout de la cité plateforme ; en bref, une planque idéale où personne devrait venir vous cassez les couilles de peur de rompre une paix équilibriste.

L’adresse qu’a fourni Sabel est un garage blazé Mosco’Vite qui pimpe des caisses sans homologation. Et à Midipolia, il n’y a que deux catégories de gens qui amassent suffisamment de fric pour se le permettre : les purs fanatiques de customs et ceux qui veulent montrer qu’ils en ont suffisamment pour n’en avoir rien à foutre des réglementations. Jabez n’a pas besoin d’y coller un pied pour savoir que les pots de peintures sont gavés de Vantablack, les étagères de portières blindées et de systèmes d’auto-défense, sans compter la quincaillerie habituelle : tiroir double fond, revêtement à décharge électrostatique et antiadhésifs résistants aux détergents enzymatiques pour faire disparaître les traces biologiques, mieux qu’en chambre chirurgicale, et, bien entendu, la must-plus-ultra, mais non moins classique, collection complète de brouilleurs haut de gamme.

Autant dire qu’il n’est pas question d’y entrer en couple pour échanger des politesses et un devis de carrosserie sans se faire cramer. Aboubakar semble lire dans ses pensées. Il avise les environs, retire son casque, dégrafe sa cape et dézippe sa veste puis roule l’ensemble pour le jeter dans les bras de son supérieur. Le temps de se précipiter sous un auvent pour acheter un imper recyclé sur un distributeur municipal, il est déjà trempé jusqu’aux os. Avec ses joues bombées mais rasées de près de jeune homme, l’adjoint campe l’étudiant endimanché surpris par les intempéries après une méchante bringue qui n’a eu d’autre choix que de lâcher 5 unités à la borne d’une assos de secours populaire.

— Le prenez pas mal, mais…

Jabez lorgne ses propres sapes. Le problème n’est pas l’uniforme, mais ça déteint vite. J’ai la dégaine d’un vieux limier en chasse. Il jette un regard presque déçu vers les projections publicitaires tranchées de pluie des aéros sportives à l’angle de la ruelle. Le Loup est si près pourtant, mais voilà qu’il craint de pénétrer dans son antre et de le faire détaler pour de bon.

— Je pue le chien, je sais, admet-il.

— Je voulais pas le dire comme ça, mais ouais.

Aboubakar défait l’auxiliaire de dotation standard à son poignet, le range dans une poche revolver. À l’exception de ses bottes, sous la toile gris orangé estampillée Croix des Sœurs, l’illusion est convaincante. Jabez est sincèrement surpris de la rapidité et de l’efficacité de la mise en couverture de son bleu. Sans autre cérémonie, l’adjoint se dirige vers le comptoir du Mosco’Vite.

Sa démarche auparavant rapide quoiqu’hésitante prend une assurance maladroite, une allure de faux prodigue sous descente d’amphétamine qui trébuche ; ses yeux ont l’acuité d’une nuit sans sommeil, celle d’un fils à papa un peu éméché qui a eu l’idée d’investissement de l’année après une cuite et une mauvaise baise. Pas un truc qu’on apprend à l’école, ça. L’observer le conforte dans son estimation. Un élément avec du potentiel, s’il ne meurt pas en faisant le super-héros.

À contrecœur, Jabez tourne les talons sans lui donner aucun conseil. Il sent, de son instinct de flic qui n’a jamais failli, que le gamin sait exactement quoi faire et comment.

Aboubakar ne déçoit pas. À son retour dans l’aéro, il jubile comme un gamin après une visite du Père Noël. Putain de bordel de merde ! Pavel Zorine en personne tient la boutique et le mauvais type qui lui sert de mécano est une armoire à glace ruskov avec un loup bleu tatoué sur la gorge.

Ils font leur rapport au commandant, qui a une demi-molle – sans demander d’où vient ce coup du ciel. Des appels éclairs à la Maison de Justice permettent de placer l’endroit sous surveillance IAssistée, et, par quelques magies de la procédure, que même Aboubakar ne discute pas, on dépêche une équipe d’appariteurs pour coller des mouchards sur place. Les artistes de l’infiltration assurent le coup avant l’interruption des services pour intempéries.

Comble de la satisfaction, Jabez checke sur les localisations de la frankée qu’il a ramassée au Mystic ; la gamine (enfin, le flacon de came qu’il lui a filé) oscille entre les bas-fonds et l’Interlope, avec quelques détours jusqu’au garage Mosco’Vite, pour n’y plus bouger un soir venu – certainement avalé par une poubelle ; confirmation au matin lorsque la puce cesse d’émettre au centre de recyclage.

C’est drôle comme toutes les petites pièces s’emboitent à la perfection. Le lieutenant redoute presque la main d’un faiseur mouvant ses pions sur un plateau si grand qu’il ne veut surtout pas savoir quand viendra son tour d’être sacrifié, ni quel roi sera mat en fin de partie. Il noie allégrement cette peur dans l’alcool quand leur commandant arrose volontiers toute l’équipe. Aboubakar desserre les dents et se prête même à l’exercice de l’after ; et Jabez, un brin éméché, parvient à faire l’amour à sa femme sans arrière-pensées sur son ventre gonflé, mais vide.


Après le gros de la medicane, il suit la trace du Loup qui traîne sa patte dans la zone du Baron. Les quelques traductions automatiques des écoutes ne balancent que des conneries sans intérêt sinon que ça s’enjaille de patchs, de pilules et de minettes à des heures indues. Pavel entretient sa petite ménagerie interlope et semble sympathisant du Sanctuaire ; leur pilote cible répond au doux surnom de Slava. Aussi, Jabez élude une fin de soirée dans un bar gay, tout aussi sympathique que la sienne, la veille au soir. N’avoir que le son du porno reste assez malaisant. Il note la préférence dans un coin de sa tête de détective. La piste chaude apaise les réticences d’Aboubakar sur ses méthodes. Pire, le bleu passe ses jours, et ses nuits, à éplucher les correspondances à son bureau, jusqu’à en oublier de se sustenter. Il commence à voir grand et ses espoirs entament méchamment son sommeil.

Jabez veut juste se serrer le pilote pour sa participation au Run, avec Pavel pour complicité. Ça lui assurera une jolie prime et une lettre de recommandation pour une promotion. L’idéal serait de se les faire en flag avec du matos qui craint ; des armes, de la came, éventuellement du proxénétisme de mineures. Pour les faire déballer, les obliger à accepter le coton-tige sous peine de très vilain, sans passer par la casse négociation foireuse avec les avocats. Il a déjà la signature ADN trouvé dans la Grey Fasty R-18, ça matchera sans surprise.

Le plus crousti advient au détour d’une conservation sans intérêt que l’IA enregistre et annote d’une « intonation inconnue mais originale ». En langage machine, comprendre : pas le baragouinage habituel des Russes entre eux, certainement un immigré qui cause un salmigondis de langues intriquées.

[Inconnu :] C’est la maison des chats ici ? Oh t’as une sale gueule, toi.

Feulements en arrière-plan, bris de verre.

[Inconnu :] Eh, elle griffe, la saloperie.

[Slava :] Y touche pas, il mord et va te refiler sa merde.

[Pavel :] Clope pas dans ma piaule, putain…

[Inconnu :] Pourquoi, j’suis pas chez moi ? Tu veux qu’on en rediscute de ce que tu ramènes à baiser ? T’as pas bien compris depuis votre bordel du Run ? Discrétion, bordel. Dis-cré-tion.

[Slava :] Tu peux parler. On a jamais convenu qu’ils me tombent à trois dessus !

[Inconnu :] Gaffe ton langage, sinon tu vas pas finir l’année, toi.

[Cybervoice ref. catalogue #L214 in G2NOS-Lab :] Eh, les gars. Stop. On abrège et on cause sérieux.

Mouvements de pas, changement de pièce.

[Pavel :] Bah… En tout cas, tu m’as bien niqué. C’est pas un facile, ton client. Il m’a défracté quatre gars, des bons. J’croyais qu’il s’alignait plus avec la Donna.

[Incconu :] J’t’avais dit : il tourne en voltage alternatif.

[Cybervoice ref. catalogue #L214 in G2NOS-Lab :] C’est pas le Voleur de Feu pour rien.

[Inconnu :] Ouais, bah, maintenant va falloir aller le chercher. On le dépose à la Mèche dans quelques jours. Livraison spéciale. On devrait avoir un créneau avant la cavalerie. Je te dirai.

[Cybervoice ref. catalogue #L214 in G2NOS-Lab :] J’peux me faire la fille, tant qu’elle est seule.

[Inconnu :] Non. On attend. Y’a moyen de se faire le gosse avec, ça vaut le coup j’te dis.

[Pavel :] Qui te dis qu’il en sera ?

[Inconnu :] Il en sera. Je le sais, c’est tout.

Jabez, les yeux plissés d’insomnie, repasse la bande plusieurs fois. Il est persuadé d’avoir déjà entendu cette voix sans jamais se la remettre. Aucune foutue idée de ce que ça manigance mais les choper là-dessus serait un sacré coup de filet. Plus qu’à attendre.

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