et c'est très bien comme ça.

9 minutes de lecture

C’est spongieux contre sa joue. Un goût d’algue flotte sur ses lèvres. Une chappe d’humidité frelatée trouble l’atmosphère. Aldo brasse, le ventre douloureux. Le coup a été méchant. Il émerge de sa cuite, et avec lui la nausée. Les murs, le sol, tout tangue. Ou plutôt, grouille. Des dendrites bioluminescentes lui chatouillent nez. Ces petits tentacules ont déjà escaladé sa gorge pour déguster la salive et le sang à ses commissures, les sécrétions de ses yeux.

Sous ses mains, le sol s’enfonce légèrement. Aldo se redresse, décolle les parasites de son visage – bruit de ventouse – et cligne pour s’acclimater à la pénombre bleutée dont rayonne la mousse qui tapisse l’endroit ; une alcôve molletonnée fermée d’une tenture. Il tâtonne dans un semblant de coton. C’est bizarrement confortable une fois zappé l’idée d’avoir servi de garde-manger à des champignons galavards. Son auxiliaire a disparu de son poignet. Sainte Merde…

Deux yeux comme des phares énormes et orange s’ouvrent face à lui. Un grelot tinte. Aldo met au point. Face à lui, la félinoïde en tailleur. Ses oreilles plient sous le plafond. Sa double queue bat l’air de contentement.

— Bien réveillé ? Excuse Slava, il n’avait pas bien compris avoir affaire à un invité de marque. Le délicatesse c’est pas son genre.

Sa mémoire rétropédale les excès de la nuit. Lui non plus n’était du genre de Sabel, finalement. Puis le choc, le bâillon et son corps soulevé, la descente d’escaliers interminables, les queues de comètes bleues des champignons sur les murs tandis que ses ravisseurs se faufilent dans les tunnels à l’intérieur des plateformes. Peut-être Aldo est-il trop stupéfié pour vraiment s’effrayer quand l’hybride rabat la toile de l’alcôve. Il s’extrait à sa suite, attiré par la lumière en papillonnant des paupières. Sous ses pieds, les planches sont fermes même si des réticules de myxomycètes s’étirent entre les interstices en une danse d’antennes curieuses. Ses neurones aussi commencent à connecter. Il sent sa propre sueur rance, imbibée de peur.

La pièce, minuscule, tient plus du squat que de la piaule. Près d’une table basse encombrée trainent des fringues à la propreté douteuse et une paire d’haltères qu’escalade déjà le blob aux pieds du molosse Russe. Celui-là cuve sur un vieux futon, bras en pare-soleil, indifférent à la gangue sur sa jambe. De jour, Aldo cadre mieux les bagues d’encre sur les phalanges et les étoiles sur les clavicules. Et il se met à baliser sévère. Sabel et son mauvais plan de dealeur-pilote Moscovite vire aristocratie criminelle. Putain de piège.

— T’inquiète pas, lance la félinoïde. L’est pas méchant mais il cause pas local. Alors, reste cool et tout se passera bien du temps qu’on négocie avec ton père.

Ça lui tombe sur le crâne. Aldo bégaye une débilité du style :

— Qui-quoi… mon père ?

La double queue se raidit. La tête de la chatte se penche. Ses pupilles se contractent en deux meurtrières de forteresse. Elles le scannent pour bien vérifier s’il est bien… qui au juste ? le fils de Verlaine Vingt-Deux, la chanteuse à la mode qui se produit sur toutes les scènes branchées et/ou interlopes de Midipolia. C’est déjà pas si mal. C’est souvent déjà trop. Ça ramène au sas de leur appartement toutes sortes d’hommes peu fréquentables, mais jamais un père. Certainement pas. Aucune n’explication n’émerge de cette moue aux moustaches froncées. La félinoïde file par un rideau de plastique. Le tournis cueille Aldo à l’estomac. Autrement plus dur que le poing encaissé la veille.

Le bras dudit Russe bouge, d’une lenteur de plomb. Des muscles comme des haussière qui se tendent sous la peau, le genre d’amarres qui dissuade l’idée même d’escampette. Sa main fouille le bordel de la table, éjecte des trucs qui renversent des bouteilles au sol, trouve la vapoteuse, une cartouche neuve, enclenche l’une dans l’autre. Quelques ronds de mauve plus tard, il marmonne :

Don’t you know, Don Caponi? Same shit. Same shit… And now, tempest of shit for everyone. That’s all. Tempest of shitty Stidda everywhere. Sorry, boy.

Le Loup encrée sur sa gorge a un grognement étouffé. Les anneaux de fumée s’étiolent et retombent là où le plasmode grippe sur sa patte, s’infiltre sous la manche de jogging et scintille. Aldo n’est pas sûr de comprendre à travers l’accent à couper au couteau. Ou plutôt si, mais moins ce que ça implique vraiment.

La pointure de truand qui lui fasse valoir rançon n’a jamais fait partie d’aucun de ses scénarii fantasques.

Des films, Aldo s’en est déroulé des centaines pendant près de dix-huit ans. Un cinéma tout en relief et couleurs qui mettait en scène des personnages plus ou moins romanesques, voire carrément minables dans sa rancune adolescente, castant même le dernier des charos pour le grand soir de sa conception. Toutes ces conneries de môme en mal de modèle mâle où le premier rôle finit par revenir à la maison parce que sa vie était trop compliquée, trop aventureuse, à l’autre bout du monde, avec le genre d’excuses qu’on accepte quand on a dix ans, parce qu’on accepte vraiment n’importe quoi pour combler un silence maternel obtus.

L’interphone sonne, c’est toujours une fin d’après-midi, toujours un vendredi pendant qu’il goûte devant la télé. Son mini-lui se précipite à cette voix qui dit « C’est moi » et Aldo, dix ans et naïf devant l’Éternelle, d’ouvrir la porte sur une ombre chaleureusement familière. Cet instant de flottement où l’on se jauge. Sa mère qui arrive, le pousse dans le dos. Vers ce visage qui lui ressemble un peu, vers lequel il se projette et s’enfouit. Voilà, tout est réglé, le daron indigne est revenu assumer, le trou est rempli, le deuil avorté, et allons-y gaiement en famille à l’aquarium avec la pieuvre ailée qui l’a toujours fait salement flipper. Regarde fiston, n’aie pas peur, je suis là, derrière toi. Toujours derrière-toi.

Parfois, Aldo s’imagine effleurer le verre et le traverser, affronter le monstre du manque pour lui mettre la nique une bonne fois pour toute. Noyer cet espoir à la con qui n’est qu’un germe de déception. Parce qu’il lui a fallu admettre que le Père Noël n’existe pas : le salaud s’était envolé après une baise sur une coiffeuse de loge. Aussi, il préfère cette version où il n’existe pas dans la vie de cet autre plutôt que celle où il est indésiré et indésirable. Les contrastes de sa petite fantaisie y deviennent moins coupants.

Besoin d’air. Maintenant. Il traverse le rideau de plastique et rencontre le vide – ou plutôt la barrière fixée à la passerelle en toc avant le puits central. Aldo s’y agrippe et avale cet mélasse confinée et salée. En bas la mer gargouille et secoue des pontons avec des bidons enchainés pour bouées. Y remonte des créatures improbables toutes parasitées par cet étrange lichen, sur des nageoires, des ailerons ou des proto-ailes translucides devenus fluorescentes dans le crépuscule confiné. Ce monde de chimères fourmille sur la spire entre les générateurs volés et les tôles. On s’y faufile sur ce colimaçon étroit, bordé de cabanes de fortune soudées à même les parois métalliques et constituées pour la plupart de containers récupérés avec d’imminents logos industriels. Et ça monte, ça monte à l’intérieur du pylône, déduit-il à l’éclairage pâle et bleuté qui émane des parois recouvertes de matière organique spongieuse. Sa tête se lève encore pour suivre le tourbillon, les ornements lumineux bricolés qu’on tire d’un bout à l’autre du gouffre, les treuils jusqu’au sommet de cette tour creuse – et s’interrompt.

En amont, Sabel bulle son chewing-gum sous sa capuche. Sa silhouette rondouillette oscille, un sac à chaque bras, joue des épaules pour se frayer un passage. Aldo est inexplicablement rassuré de cette présence si humaine dans ce microcosme de misère qu’on enguirlande pour quelque célébration à venir. Il ne devrait pas. Il ne digère pas la trahison, ou plutôt, il la digère mieux que celle qui a si longtemps macéré et qui réveille en lui des écorchures d’enfance. Des vieilles croûtes qui le grattent – avant de se rendre compte qu’un blob est en train de s’infiltrer dans sa chaussette.

Sabel le calcule à peine en lui passant sou le nez. Suit un échange de globish dans la cabane glougloutant qui se conclut, Aldo de déduire, d’un va te faire foutre rustique. Elle ressort aussitôt. Son chewing-gum fait un ploc sec, et ses yeux roulent vers lui comme si elle captait tout juste sa présence.

Le blob continue sa grimpette. L’engourdissement est sympathique.

— Suffit de le tapoter gentiment et il s’en va, avise Sabel. Mais c’est pas désagréable quand ça t’injecte des calmants. Gaffes’y-toi. On extrait l’ox de certaines de ces bestioles. Une saloperie utile, en vrai. Faut doser, quoi.

Aldo regarde avec horreur le machin s’étaler sur sa chaussure. Il la repousse d’une tape gentillette, avec la crainte que la sangsue le mordre. La chose se rétracte tout en douceur.

— Franchement, bon courage avec Vodkaprom. Ce qu’il est suprachié en déprime. ‘fin, t’es de la haute, il te mettra bien avec ton cul de prince. Tu risques zède. C’est l’autre qu’est chelou.

Le fait qu’on le lui répète ne le met pas davantage à l’aise. Il suit le doigt de Sabel vers les toitures ; la félinoïde s’est étalée pour se liquette lé poil, jambe tendue à l’angle droit. Aldo baisse d’un ton.

— Mon cul de prince, ouais. Sauf que… (il souffle.) Don Caponi, c’est qui ?

— Tu m’magagnes là ?

— Du tout.

Il doit avoir des restes de bisous plasmodes parce qu’il se sent vraiment détaché de toute cette merde. La plongeuse croise les bras sur sa poitrine. Ses multiples auxiliaires tintillent et parmi les breloques, Aldo repère le sien sans se faire d’illusion sur sa récupération.

— C’est le boss des boss de la Stidda, voilà qui c’est. Tout le monde le sait.

Pas moi, le gentil garçon trop sage. Pas moi.

Sa grimace pousse Sabel à lui déployer un holo. Simple recherche par mots clés. Premier lien. Article de la Risée du mois dernier. Cadrage des docks, le joli angle, avec les grandes grues au tourbillon peint du conglo Juraqan, et la brochette d’élus. Repérer le géniteur parmi les oligarques n’est pas difficile, même trogne sombre, ce putain d’épi au sourcil, une stature aussi classe que râblé dans son complet jupe, serrant la pogne de la frêle et constipée Soraya Lamari, la cheffe du gouvernent autonome de la cité. Rien que ça. Suffisait d’interroger G-sait-tout.

Et lui, il sait qui je suis ? Ravaler sa salive et les questions qu’on n’a pas (encore) le courage de poser.

Aldo regarde les petites mains qui s’affairent à décorer les fenêtres un peu partout. Des enfants aux joues déjà couvertes de blob et des adultes, tous des marginaux. Plusieurs centaines rien que dans ce pylône. Un rapide calcul du nombre de colonies fantômes lui file le vertige.

— Qu’est-ce qu’ils préparent ?

— Le retour de la Mère-Née.

— Rien que ça…

Elle lui sourit avec une espèce de pitié hautaine et le ramène à l’intérieur. Le Russe s’est redressé. Il négocie avec un blob plus attachant que prévu à renfort de pichenettes. Aldo a le temps d’apercevoir la balafre étoilée avant qu’il ne l’escamote sous une manche de survêt. Le contenu des courses de Sabel a l’air de le mettre en joie. Aldo n’a jamais vu un mec regarder avec autant d’amour un bocal de gros cornichons. Ce qui l’adoucit :

Sorry boy. For the punch, I mean. I did not know. Don’t want problem with your family. Really.

Aldo plisse les yeux pour espérer entendre clair. Il hausse les épaules.

No problem (il montre sa jambe) It’s hurt?

Le Russe hausse les épaules à son tour.

Gunshot. Fucking N-GE. But it’s ok, now. I can chase after you. If necessary. Won’t be?

Et de plonger sa main dans le bocal avec gourmandise. Sur cette conciliation Sabel prend congés.

— Bon… je te laisse entre de bonnes mains. Behave!

— Et qu’est-ce je fais en attendant ?

Aldo la regarde partir en restant planté là. Ça pourrait être pire. Lui dans une cave à chier dans un sceau, par exemple. Ça pourrait être vraiment vraiment pire.

Pas sûr que le Russe ait capté le miqadral. L’autre baragouine néanmoins :

— Zapoï ?

Bouteille de vodka tendue. Aldo enquille la première gorgée. C’est comme avaler de l’essence.

— Zapoï.

Ainsi trinquent-ils à tous leurs enculés de pères.

Annotations

Vous aimez lire Emystral ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0