51 : le lièvre appartient à celui qui le prend

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Jour de marché sur la place Grand-Clément.


Le jeune Lucien, bouvier par obligation, braconnier par nécessité, poussait sa bicyclette entre les marchands de volailles, les vendeurs de légumes et les producteurs de fromages de chèvre Se frayer un passage au milieu de la vague moutonnière des clients, relevait d'un combat frénétique. Lucien maintenait au bout de sa main gauche une cage en bois attachée sur le porte-bagage. De l'ouverture grillagée, on devinait la silhouette d'un lièvre. Un connaisseur en la matière aurait tout de suite pu deviner qu'il s'agissait d'un mâle d'au moins sept ou huit livres. Tout à fait le genre de gibier recherché par les restaurateurs lyonnais.

Quand bien même le prix annoncé dépassait la moyenne des cours du marché, il ne resta pas longtemps sans trouver preneur, Auguste se présenta. Sa réputation d'homme de bonne chère encouragea Lucien à s'acquitter des salutations d'usage. Après un savant marchandage quelque peu théâtralisé, l'affaire se conclut à voix basse. Ils topèrent une première fois, puis une seconde pour confirmer la transaction.

Auguste l'acheteur avait soif. Lucien l'invita à boire un canon. Ils grignotèrent quelques gratons sur le zinc du bouchon, sans perdre de vue la bicyclette, la cage et le lièvre qui avait, certes changé de mains, mais pas de prison.

L'erreur avait été de croire que telle bestiole, en balade depuis les aurores, aurait été dépourvue d'énergie. Bien qu'attrapée fermement par les deux oreilles, la sortie fut épique. Auguste nouveau propriétaire eut le privilège de tester la qualité des griffes du prisonnier. Une blessure profonde dans chaque avant-bras l'obligea à relâcher sa prise. L'évasion était non préméditée, car comme disait la mère Lapinou : « Devant l'adversité, l'improvisation du fugitif provoque la surprise et autorise tout être dépourvu de liberté à espérer des jours meilleurs. »

Certes, la vente conclue aurait pu dédouaner le jeune Lucien de la responsabilité de cette évasion. C'était sans compter l'obligation de confirmer une réputation de meilleur braconnier de la région. On avait sa fierté, ou pas ! Il se précipita à la poursuite du fugitif. Il rebondissait, rebondissait de long en large, – qui, Lucien ? Non, le lièvre ! –, rebondissait de large en long. Autant l'absence d'obstacles dans une prairie permettait au lièvre d'atteindre des vitesses de pointe, autant la marée de jambes humaines déambulant sur la place Grand Clément représentait une muraille infranchissable.

Il renversait, poussait, renversait, poussait – qui, le lièvre ? Non, Lucien ! –, poussait, culbutait et se rapprochait. Pour grandes oreilles, se tapir dans un abri ombragé devenait une urgence. Une bouche d'égout se transforma en seule issue possible.

La Rize* reçue donc la visite d'un lièvre épris de liberté. Personne ne sut s'il avait pu en profiter bien longtemps.

Ça s'est passé comme ça pour les rats qui savourèrent un cadeau royal tombé du ciel.


*Rize : la rivière canalisée s'écoule sous les pavés des rues de Villeurbanne

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