Souvenir huitième ~ Au sommet

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Wèthwo me quitta sans bruit. Après un rapide signe de main, iel disparut derrière les flots projetés par la tempête. Je n’avais même pas eu l’occasion de le questionner sur le rapport le concernant.

Je m’éloignai rapidement et descendis des montagnes en quelques jours. J’avais perdu mon matériel d’écriture et mes vêtements de change lors de ma disparition. J’avais l’air ridicule et sale. Un peu contrarié et troublé par ma rencontre, je repoussai la reprise de mon travail.

Je retournai à Fapfœ, mais toujours aucune trace de Joukwo. Ne me sentant pas d’humeur patiente, je décidai de le rejoindre directement au Lac Central. Peut-être eût-iel des réponses à m’apporter.

Les rassemblements du Conseil comptaient une trentaine de conseillers divisée en trois catégories : rouge, bleue et violette – cette dernière étant le plus prestigieuse et celle à laquelle appartenaient les plus âgés d’entre nous. Il n’y avait aucun autre sathœ qui eût des stigmates de cette couleur. C’est pourquoi on disait que les Dix avaient été choisis par les Dieux elleux-mêmes pour diriger le Conseil.

Mon ancien instructeur m’avait assuré qu’en dehors de la fameuse salle ronde où iels faisaient leurs réunions, les conseillers redevenaient de simples sathœs et que leurs pouvoirs ne s’appliquaient pas. Mais, d’après les témoignages que j’avais pu recueillir, les intimidations, abus de pouvoir et autres actes peu moraux n’étaient pas des fabulations. Les gros bonnets ne se privaient pas pour intimider les plus jeunes quand cela les arrangeait. Un simple regard, une simple missive pouvaient traumatiser un esprit. Si en plus de cela je me fiais à ce que m’avaient dit les insurgés, le Conseil faisait disparaître les rebellions et les rebelles elleux-mêmes… Je devais d’une manière ou d’une autre vérifier ces informations. Sinon je sentais que j’allais devenir paranoïaque.

Je m’enquis de l’avancée de la séance auprès d’un sathœ se tenant près de l’entrée Ouest :

– La réunion dure depuis plus d’une semaine, mais elleux seuls savent combien de temps iels mettront… m’informa-t-il.

J’allais encore devoir attendre.

D’abord, je pouvais aller chercher du matériel et de nouveaux vêtements à la Fabrique. Ensuite, j’eusse trouvé autre chose à faire.

Alors que je sortais tout juste de l’infrastructure, une nouvelle tunique sur le corps, j’entendis de l’activité à ma gauche. Des conseillers descendaient de l’étage en discutant bruyamment entre elleux.

« La salle du Conseil est donc par là ? »

Je m’approchai à pas lents dans l’ombre entre les torches pour ne pas attirer leur attention. Tous les sathœs sortants portaient une cape, mais peu de violettes. Ils devaient quitter l’hémicycle en derniers. Malgré leur uniforme, ils étaient très différents physiquement les uns des autres. Leur seul point commun était qu’ils fussent apparus quinze générations avant moi et possédaient une meilleure capacité à emmagasiner l’énergie. Autrement dit : ils étaient plus forts.

Les plus hauts gradés restaient au Temple, faisant uniquement le trajet entre leur bureau et la salle ronde. Les conseillers mineurs, en revanche, cumulaient souvent leur poste avec celui de référent – iels se dirigeaient donc vers la sortie Est, à l’opposé de moi. Joukwo faisait exception en travaillant comme exécutant à Fapfœ. Je me demandai si ce choix n’avait pas entamé sa relation avec les autres…

Au bout d’un moment, j’entendis sa voix. Un faible sourire s’imprima sur mes lèvres, je me rapprochai pour l’intercepter. Iel apparut seul dans l’embouchure du couloir, le visage blême et le regard droit.

– Joukwo !

Iel ne réagit pas.

– Eh, coucou ! lançai-je en l’attrapant par la manche.

Joukwo sursauta, comme sorti d’un sommeil profond, et fit un pas en arrière.

– Th- Thoujou ! Qu’est-ce que tu fais là ?!

– Je viens voir mon conseiller préféré, voilà tout. Pourquoi ? Je n’ai pas le droit ?

Iel attrapa soudainement mon poignet et m’entraîna un peu plus loin pour dégager la sortie des escaliers. Iel se positionna de sorte que son corps cachât ma présence.

– Ce n’est pas le problème, me chuchota-t-iel. Tous les membres du Conseil sont là, imagine s’ils te voient. Ils sauront que tu es en train de papillonner au lieu de travailler !

– Eh, ce n’est pas vrai ! protestai-je avec véhémence. Je suis juste passé chercher de nouveaux vêtements et puis je pourrais très bien être venu remettre mon rapport, ça n’aurait rien d’illégal !

Joukwo observa ma nouvelle tenue, soupira puis acquiesça.

– Ah… OK… désolé de m’être emporté… Allons ailleurs.

Iel jeta un coup d’œil derrière ellui puis se dirigea vers la sortie Ouest, par où j’étais entréx plus tôt. Dehors, le soleil était haut dans le ciel azuré. C’était une magnifique journée.

Joukwo s’arrêta un peu plus loin et se frotta le visage. Iel n’avait pas l’air dans son assiette.

– Ça va ? m’inquiétai-je en posant une main dans son dos.

– Oui… Oui, ne t’inquiète pas. C’est juste que la séance de ce cycle était chargée.

Iel me demanda où je voulais aller. Je fus surpris, étant donné que j’avais imaginé que nous fussions retournés au marécage ensemble, mais je lui indiquai alors le dessus du lac avec enthousiasme.

– Je n’ai jamais été là-haut ! fis-je avec un grand sourire.

– Si ça peut te faire plaisir, me dit-iel, souriant en retour.

Nous montâmes en empruntant l’escalier de pierre encastré dans la paroi du lac, à l’Ouest de la porte principale. Les marches semblaient sûres, mais me trouver au bord du vide à une telle hauteur me faisait froid dans le dos. Le souvenir de ma dernière disparition était encore frais…

Essayant de ne pas me faire remarquer, je n’avais jamais eu l’audace de grimper jusqu’ici. Mais, accompagné de Joukwo, je me sentais plus en sécurité. Même s’iel n’avait pas l’air très à l’aise non plus. La vue panoramique y était fabuleuse et je reconnus de loin de nombreux lieux que j’avais pu visiter. L’édifice avait été conçu pour surplomber la totalité des terres centrales afin que l’on pût l’utiliser comme point de repère pour nous orienter. L’eau qui y était contenue et générée se déversait bruyamment dans les diverses rivières qui s’en éloignaient, rendant les conversations quasi impossibles près de ces cascades gigantesques. Au sommet, le bruit était moins fort, beaucoup plus distant.

– Ahhhh, soupirai-je avec allégresse. Le vent est frais, ça fait du bien !

– C’est vrai, acquiesça-t-iel.

Je m’assis près d'ellui, au bord du vide. Derrière nous, l’eau du lac ondulait sous la force des bourrasques.

– Je suis étonné qu’il y ait encore des endroits qui te soient inconnus, me dit Joukwo.

– Et pourtant, il y en a tellement ! Les paysages changent tout le temps. C’est fou… Et toi ? Tu as vu une grande partie du monde, non ?

– La plupart. Mais il y a longtemps.

Iel était concis et ne semblait pas intéressé à engager la conversation. Iel ne regardait pas vraiment le paysage, son esprit était concentré sur autre chose… D’ordinaire, cela signifiait « je ne veux pas parler », mais il y avait tellement de choses que je voulais lui demander ! J’eusse aimé savoir si ce que Dzaè avait dit était vrai ?! C’était sans doute un peu trop délicat et direct pour l’instant.

– Dis-moi, commençai-je donc en me tournant vers ellui, de quoi traitait votre réunion ?

– … Ça t’intéresse vraiment ? s’étonna-t-iel en me jetant un regard en biais.

– Oui, plus ou moins. Mais si elle t’as autant fatigué, c’est que vous avez dû parler de quelque chose de trèèèès important ! Alors ?

Iel pouffa.

– Tu sais, la plupart des sujets sont confidentiels. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’on a traité des dossiers de sathœs disparus – encore – et un nouveau projet concernant le désert, répondit-iel laconiquement en gardant les yeux fixés sur l’horizon.

Peu satisfait de cette réponse, je changeai de sujet :

– Et concernant ta mutation ?

Joukwo eut un sourire complaisant.

– Je t’ai déjà répété plusieurs fois que je comptais rester à Fapfœ le temps qu’il faudrait.

– D’accord, d’accord… J’arrête de t’en parler.

Nous gardâmes le silence quelques minutes. J’hésitais encore, mais il fallait que je demande, il ne pouvait en être autrement.

– Et, euh… j’avais une autre question. Mais je ne sais pas si je devrais…

Joukwo soupira, lassé.

– Je t’en prie, au point où on en est.

Sa réponse ne m’encouragea pas, mais il était trop tard pour reculer.

– Eh bien, voilà : je me demandais pourquoi après deux générations il n’y avait toujours pas d’autre agent tournant ? C’est le seul rôle qui soit exclusif… et je trouve ça bizarre.

Iel s’affaissa sur les genoux, l’air exténué, et grommela :

– J’admire ta curiosité, Thoujou. Mais tu n’as pas besoin de savoir ça.

– Et pourquoi pas ? lançai-je, étonné de la réponse.

–… Il y a des choses qui méritent d’être ignorées.

Je lui lançai un regard interrogateur.

– Comme quoi, par exemple ?

– Tu te souviens du rapport confidentiel que tu avais lu ? souffla-t-iel, exaspéré comme rarement iel l’eut été. C’est un bon début. Enfin, un mauvais début. Ce n’est pas pour rien qu’il était secret.

Je fus un peu vexé par ce commentaire. Je pensais qu’on était passés à autre chose depuis un moment. Qu’on était bien d’accord pour dire que sans cet événement nous ne fussions jamais devenus amis. Pourtant, Joukwo remettait ça sur le tapis et iel triturait encore ses cheveux. Pourquoi mes questions le stressaient-elles autant ?

– Qu’est-ce que je peux y faire ? Je me suis déjà excusé ! Et puis ce n’est pas vraiment de ma faute si ce genre de documents se baladent tranquillement entre Ñitœi et ici…

– Certes, j’en suis conscient, admit-iel. Mais tu voulais un exemple, non ? Et puis ce n’est pas seulement ta curiosité déplacée ou le risque que tu as pris en faisant cela, mais également l’influence que ce que tu as lu a pu avoir sur ta façon de résonner.

Son ton était de plus en plus irrité et ses mains étaient crispées autour de ses jambes, comme s’iel était sur le point de laisser exploser sa colère. Je me demandais bien ce qui pouvait lui prendre tout d’un coup ? Je ne l’avais jamais vu comme ça.

– Vas-y, dis-moi le fond de ta pensée, l’invitai-je calmement. Je ne comprends pas bien et je ne veux pas créer de malentendu.

Joukwo laissa ses jambes aller dans le vide et regarda le ciel en les balançant. Iel respira profondément et dit :

– Tu as toujours été quelqu’un de curieux. Mais avant tu respectais mes silences. Même si tu savais que je ne te disais pas tout, tu n’insistais pas. Je pensais que tu avais finalement accepté le fait que je suis un conseiller et que ça ne nous empêcherait pas d’avoir une relation amicale saine. Mais… tu ne te rends pas compte du regard que tu as en ce moment, n’est-ce pas ? Les yeux que tu poses sur moi, ce ne sont pas les yeux de quelqu’un qui me veuille du bien. Ils sont plein de doute. Il est clair que tu attends une confession de ma part.

– Du doute, hein ? relevai-je. Si tu es conscient que je sais que tu me caches des choses, alors tu devrais comprendre que je souhaite les connaître. Quand tu gardais le silence, je n’insistais pas parce que je pensais que c’était personnel et que je ne voulais pas m’immiscer dans ton intimité. Mais là, ça concerne le Conseil, et je ne vois pourquoi je n’aurais pas le droit d’être au courant.

Joukwo laissa échapper un soupir agacé.

– C’est exactement pour cette raison que je ne te dis rien ! Tu n’as pas le droit de savoir ! s’exclama-t-iel soudain en me regardant dans les yeux. Le Conseil a ses confidentialités et notre amitié ne passe pas avant cette simple règle. Et puis, je sais bien de quoi je parle, la vérité n’est pas toujours utile ni bonne à connaître ! Elle pourrait te faire souffrir, te mettre en danger ou pire : te décevoir !

– Ohhh, mais ne t’inquiète pas, répondis-je avec un sourire cynique, je connais parfaitement les risques et je suis prêt à les prendre.

Iel m’attrapa par les épaules.

– Je suis sérieux, Thoujou ! Tu ne te rends pas compte.

Son regard était plus menaçant que soucieux. Agacé, je repoussai ses mains.

– Moi aussi, je suis sérieux ! m’écriai-je. Je ne me détournerai pas de la vérité aussi facilement. En tant que sathœ je devrais avoir le droit de connaître les tenants et les aboutissants de ma tâche. Et en tant qu’aîné et ami tu devrais m’encourager à apprendre par moi-même. N’est-ce pas ce que tu m’as toujours dit et répété quand j’étais ton élève : « les cours théoriques n’égaleront jamais le niveau de l’apprentissage par l’expérience » ?!

Joukwo me lança un regard désemparé et bafouilla :

– T- Tu t’attends vraiment à ce que je t’aide dans une quête qui pourrait te mener à ta perte ? Tu penses que c’est ce qu’un ami devrait faire ?

Irrité, je me levai et, serrant les poings, lui lançai :

– Oui ! C’est ce que tu devrais faire ! Je ne comprends pas pourquoi tu t’entêtes à penser que douter est mieux que d’être sûr !

Iel se leva et agita les bras.

– Et moi je ne comprends pas pourquoi ça te tient tant à cœur ! Je fais ça pour ton propre bien. Qu- Qu’est-ce que tu espères que la vérité t’apportera ?!

Mon visage devint rouge de colère. Décidément, iel ne comprenait rien.

– L’apaisement ! J’ai besoin d’apaisement ! La vérité n’est pas une fin en soi, c’est un point de départ ! Comment veux-tu que je vive l’esprit serein en sachant que le Conseil me cache des choses possiblement graves et qui me concernent personnellement ?!

– Mais- Mais pourquoi ne me fais-tu pas confiance quand j- je te dis que tu serais en danger ? Pourquoi minimises-tu les risques ? Faut-il que je te les énumère en détails pour que tu comprennes ? Si on est amis, pourquoi me forcer à te dire des choses que je n- n’ai pas le droit de dire et me réprimander pour ça ?! S’indigna-t-iel.

– Enfin, Joukwo, l’amitié ça marche dans les deux sens ! Ces histoires de confiance t’obsèdent et pourtant tu ne m’en accordes pas une once ! Tu prétends faire ça pour mon bien, mais tu n’as aucune idée de ce que je peux ressentir ! Tu es égoïste ! Je n’ai pas besoin que l’on me protège, je suis presque quadricentenaire, je peux supporter cette douleur bien mieux que tu ne le crois !

Le visage de Joukwo se déconfit de stupeur et iel se serra dans ses propres bras.

– Pourquoi faut-il que tu sois comme ellui…?! gémit-iel.

– Cette discussion ne va nulle part, me dis-je à moi-même dans une longue plainte.

Alors que je me retournais pour quitter les lieux, je remarquai deux silhouettes en haut des escaliers.

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