Souvenir dixième ~ La fin

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Les blessures de Joukwo s’étaient déjà guéries. Quelques taches de sang étaient encore éparpillées sur son visage. Physiquement, iel semblait bien, mais la blessure psychologique était bien plus profonde et iel pleurait silencieusement. Je m’empressai de soigner mes côtes et ma tête pour aller le serrer dans mes bras. À ma grande surprise, iel me serra contre ellui d’une manière protectrice.

– Je suis désolé, sanglota-t-iel. J’étais pourtant sûr que nous n’étions pas suivis, j’ai manqué de vigilance… Tu as dû avoir peur… Je suis désolé. Je ne voulais pas que tu le rencontres dans de telles circonstances. Je n- n’aurais pas dû le provoquer… Iel aurait pu te faire disparaître. Je sais comment ça se termine, quand iel a ces yeux-là… Je n’aurais pas dû dire ce que j’ai dit, je suis allé trop loin.

J’utilisai une manche de ma tunique pour essuyer doucement les larmes et le sang qui commençait lui aussi à disparaître.

– Allons, protestai-je tout bas en caressant son visage. Ce n’est pas de ta faute.

– Si… persévéra-t-iel. C’était stupide de ma part de penser que- que je pourrais m’éloigner d'ellui. Complètement stupide.

– Tu ne dois pas te blâmer, Joukwo. Ton adelphe ne devrait pas te faire subir ça, ce n’est pas juste.

Iel repoussa gentiment mes mains et me regarda dans les yeux. Le contour des siens était rougi.

– Iel a raison sur un point. Je suis conseiller, ma place est au Temple, pas au marécage. J’ai des responsabilités à tenir.

Avec un petit rire triste, iel ajouta :

– J’ai même osé dire que je quitterais le Conseil, quelle bêtise…

Joukwo sembla peu à peu adopter une attitude qui ne me rappelait que trop bien l’état de tristesse dans lequel iel avait été quelques dizaines de cycles auparavant. Iel était en train de se renfermer sur ellui-même. Je lui pris fermement le visage pour essayer de le réveiller.

– Joukwo ! C’est exactement ce que Kawoutsè désire ! Iel te fait du chantage affectif. Iel veut te faire croire que c’est toi qui es en tort, que revenir est le bon choix, le seul choix, et iel veut que tu aies l’impression de l’avoir fait par toi-même. Mais comme tu le lui as si bien dit : tu peux faire ce que tu veux ! Tant que tu resteras avec ellui, tu ne seras pas libre et iel continuera d’être violent et de prendre les décisions à ta place. Moi je ne veux pas qu’iel te fasse du mal, je veux que tu sois heureux. Alors, je t’en prie, ne retourne pas à Dzœñou !

Joukwo se remit à pleurer, un rictus de frayeur sur le visage. Je le serrai fort dans mes bras.

– N’y retourne pas, s’il te plaît ! répétai-je.

– Je ne peux pas ! paniqua-t-iel. Je ne peux pas, qu’est-ce que je ferais sinon ? Je n’ai nulle part où aller ! Le Conseil, c’est tout ce que j’ai. C’est ma famille, mon travail… Iels me chercheront partout si je m’en vais et iels finiront bien par me trouver.

Je réfléchis et un souvenir tout frais, que les événements récents m’avaient ôté de la tête, me revint en mémoire.

– Je connais un endroit. Un endroit où tu seras en sécurité, déclarai-je calmement.

– Vr- Vraiment ? renifla-t-iel dans mes bras.

– Oui. C’est un endroit secret, très beau et grand. Il est bien caché, alors Kawoutsè ne pourra pas t’y trouver. Personne ne le pourra.

J’avais révélé toutes ces informations sans réfléchir, sans faire attention aux conséquences de mes paroles ou à la promesse que je venais de briser.

Joukwo cessa de respirer un instant, puis se recula et me regarda d’un air stupéfait.

– De quoi s’agit-il ?

– C’est…

J’hésitai. Mais la situation était urgente, je devais trouver un moyen de protéger Joukwo à tout prix.

– C’est le repère des insurgés.

– Les insurgés ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Je me frottai compulsivement le bras pour cacher ma gêne. Je réalisai soudain ma propre hypocrisie : mentir par omission restait mentir.

– Je les ai rencontrés il y a une semaine environ. Ce sont les sathœs disparus.

– Quoi ?! s’écria-t-iel en s’essuyant le visage d’un revers du bras. Tu as retrouvé les sathœs qui ont fui le Conseil ? Où ça ?

Son ton était un peu trop autoritaire à mon goût.

– Je ne peux pas te le dire, désolé. Tu dois m’accompagner là-bas. Iels te cacheront, c’est promis.

L’expression de Joukwo changea du tout au tout. C’était un mélange de surprise et de contrariété.

« Peut-être… que j’aurais mieux fait de me taire » me dis-je un peu tard.

Iel se leva et épousseta tranquillement ses vêtements. Puis iel se tourna vers l’horizon et assena, le visage grave :

– Il y a quelque chose que tu n’as pas pris en compte, Thoujou. Il n’y a aucune chance qu’iels m’acceptent parmi elleux, je suis conseiller.

Il fut vrai qu’iels avaient l’air d’avoir une haine sans fin pour le Conseil, mais c’était contre l’institution en elle-même, pas contre ses membres. Enfin, j’espérais. Joukwo était quelqu’un d’honnête, c’était une victime ellui aussi. Il n’y avait pas de raison pour qu’iels ne l’acceptassent pas.

– Je suis sûr qu’avec du temps et une bonne discussion iels finiront par dire oui !

– Tss, siffla-t-iel ironiquement. Il n’y a pas dix minutes tu me bassinais pour connaître les secrets du Conseil et maintenant tu m’affirmes haut et fort que ces sathœs, qui ont fui l’autorité de mes pairs, seraient d’accord pour me laisser entrer dans leur repaire secret ? C’est totalement contradictoire. Encore une preuve que tu es bien trop naïf.

Mes joues s’empourprèrent. J’en avais marre d’être traité comme un imbécile ! J’étais mature, je ne voulais plus que l’on me traitât comme si je n’avais vécu que quelques cycles !

– J’en ai ma claque ! criai-je. J’essaye de t’aider, mais tu ne veux rien entendre ! C’est la faute du Conseil tout ça et pourtant tu es solidaire avec elleux ! C’est de votre faute si les insurgés sont obligés de se cacher !

C’était la première fois que j’associais ostensiblement Joukwo et le Conseil. Iel se tourna vivement vers moi, sévère :

– Finalement, ce n’est pas si étonnant que tu te comportes comme cela si tu les as laissés te bourrer le crâne avec toutes leurs sottises et leurs rumeurs ! Si tu es du côté de ces révolutionnaires, tu n’as qu’à leur demander à elleux pourquoi iels ont du quitté la société ! Nous ne sommes pas responsables de leurs agissements en premier lieu ! Les conseillers ne sont pas toujours les grands méchants de l’histoire, figure-toi ! Ce serait trop facile de tout nous mettre sur le dos !

Désormais, la connexion me paraissait plus évidente que jamais. S’iel ne voulait rien me dire, ce n’était pas pour me protéger de Kawoutsè ou des autres conseillers, mais pour se protéger ellui-même contre moi, contre cette prétendue révolution. Peut-être me suspectait-iel d’être un révolutionnaire depuis le début ? Et qu’iel me tenait à l’abri de la vérité parce qu’iel craignait que je ne fusse une taupe ? Peut-être ne m’avait-iel jamais fait confiance, en fait ? À cette pensée, tous les monologues que j’avais eus avec ellui quand j’étais venu le voir au marais prirent leur sens.

Peut-être même Joukwo avait-iel fait exprès de me garder près d'ellui – bien qu’iel n’appréciât pas ma compagnie – pour me tenir à l’œil ? Et que moi je lui avais tout dit, docilement, comme un idiot. Alors qu’à l’origine je craignais par-dessus tout d’être épié et reporté au Conseil, c’était quand même un comble de se faire avoir ainsi…

J’étais furieux. Les possibilités tourbillonnaient dans ma tête. En cet instant je ne savais plus quoi penser, tout me paraissait plausible et improbable à la fois.

Je m’approchai au plus près pour lui poser cette question fatidique qui me brûlait les lèvres depuis un moment et dont la réponse risquait d’entacher un peu plus l’opinion que j’avais d'ellui :

– Est-ce vrai que vous kidnappez des sathœs ?!

Iel me toisa de haut et me répondit :

– Oui, non, peut-être. Qui sait ? Préfères-tu que je te dise la vérité ou bien ce que tu as envie d’entendre ?

Je serrai les dents, les poings et contractai à peu près tous les muscles de mon corps. Avant que je ne perdisse mon sang-froid pour de bon, je décidai de tourner les talons.

– Très bien, qu’il en soit ainsi. Si je suis un révolutionnaire comme tu le penses, alors je n’ai plus rien à voir avec toi. De toute façon, Kawoutsè m’a interdit de te revoir, donc c’est très bien comme ça.

– Tu as raison. Je suis conseiller, je dois rester dans le droit chemin. Côtoyer un insurgé serait indigne de ma fonction, dit-iel d’un air dédaigneux qui ne lui allait pas du tout. D’ailleurs, avec les informations que tu détiens, estime-toi heureux que je te laisse partir librement. Normalement tu serais bon pour un interrogatoire musclé du Conseil.

Dire qu’iel s’était efforcé d’éloigner Kawoutsè de moi et qu’iel me menaçait désormais à demi-mot de me jeter dans son étreinte impitoyable… Alors que notre amitié était en train de s’effondrer, mes yeux commencèrent à s’embuer. Je m’en voulus de ressentir autre chose que de la colère et je me maudis intérieurement.

– Je n’aurais jamais dû t’aider à devenir agent tournant, ajouta-t-iel d’un air glacé sans me laisser le temps d’intervenir. Je regrette. Mais ce que je regrette encore plus, c’est de m’être laissé aller à me lier d’amitié avec quelqu’un tel que toi.

Cette dernière phrase me transperça le cœur. Ce fut comme si j’étais en train de me vider de mon sang et que je commençais à quitter mon corps, à disparaître spontanément sous le poids de la douleur. Je peinai à garder ma contenance, mes jambes me soutenaient à peine et je n’avais même plus assez de force pour serrer le poing.

J’aurais voulu lui répondre quelque chose d’aussi cruel et d’aussi violent, mais rien ne me vint. Iel était trop loin de moi désormais, plus rien ne l’eût atteint. Et puis, peut-être ne le connaissais-je pas si bien que ça, finalement…

Hébété, je pensai que j’avais été assez humilié pour tout un cycle et décidai simplement de m’en aller. Alors que je m’éloignais à pas lents sans n’avoir rien ajouté, une larme coula silencieusement sur ma joue.

Quelqu’un allait devoir payer pour ce qui venait d’arriver. Pour notre souffrance. Pour notre dispute. Pour toute cette haine qui grandissait en moi.

« Kawoutsè… ! » maugréai-je dans ma tête.

Oui… Je devais m’assurer qu’iel eût payé.

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