Souvenir dix-huitième ~ Deuil

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Soudain, un sentiment terrible me frappa. Ma poitrine se serra, mais ça n’avait rien à voir avec la peur de disparaître. C’était pire encore.

Les rubans de Thœ et de Kwo autour de nous s’immobilisèrent. Là où auparavant une sensation de sérénité comblait nos cœurs se trouvait désormais un grand vide. Une présence familière, qui nous accompagnait chaque jour, venait de s’évanouir.

La Terre des Dieux et ses êtres réagirent en cascade à cette disparition.

Tous se figèrent de stupeur. Kawoutsè, déconcentré, laissa l’électricité se dissiper et son visage se décomposa. Je profitai de cet instant d’inattention pour libérer mes bras et lui tordre le poignet, le contraignant à descendre de moi. Iel n’opposa aucune résistance et s’affaissa de fatigue en tenant son membre endolori et brûlé.

Joukwo, qui s’était élancé vers nous, chuta en avant. Iel se réceptionna violemment sur le visage. Quant à moi, je restai immobile sur le dos alors que l’hébétude m’envahissait.

Tous comprirent.

Tous furent anéantis.

Thœ et Kwo, nos parents, les Dieux créateurs, venaient de s’éteindre.

Moi qui, quelques minutes auparavant, étais sur le point de disparaître physiquement, je me sentis partir mentalement.

La volonté de Thœ et Kwo – qui n’était en réalité qu’une illusion servie par le Conseil – abandonna chacun d’entre nous. Un sentiment de solitude s’empara de nous. Nous étions seuls. Les Dieux éternels venaient d’investir leur dernière once d’énergie, leur dernier souffle, dans leur création. Leur essence s’était diluée dans le monde et leur présence spirituelle s’était effacée.

Mais c’était impossible, nos parents ne pouvaient pas nous quitter ! Pas maintenant ! Iels avaient failli à nous guider vers le bon chemin et nous étions désormais égarés en plein brouillard. Le brouillard du doute s’était changé en poison, la révolution y avait mis le feu et nous étions toustes en train de brûler dans la fournaise de nos différends. Je me sentis fondre dans cette vision d’enfer. Mon corps, ébouillanté, me fit souffrir à l’extrême. Les larmes commencèrent à couler, incontrôlables, débordant de mes yeux exorbités.

Je fixai le ciel, implorant un signe de vie. Mais rien.

Iels n’avaient pas simplement disparu, non.

C’était fini.

Iels avaient disparu éternellement.

Iels étaient morts.

Mes entrailles se déchirèrent et je me penchai sur le côté pour tousser. Mes poumons me brûlaient encore terriblement. Je me mis à ramper, comme pour chercher le cadavre de mes défunts parents, tel un possédé.

Je me sentis coupable, moi dont le corps portait l’énergie de mes parents, d’être apparu et d’avoir consumé leur vie, leur esprit, leur essence, goulûment. Je m’en voulus d’être et de vivre.

Je rencontrai Joukwo sur ma route. Iel pleurait bruyamment, recroquevillé sur ellui-même, la tête embuée de bleu et de rouge. J’entendis le bruit des pleurs et des cris alentour. La souffrance était palpable.

Tandis que Kawoutsè, à peine remis de notre joute, hurlait de toutes ses forces sa fureur vers le ciel, j’enlaçai le visage de Joukwo et le serrai de toutes mes forces. Iel se releva et se blottit contre moi. Iel bredouilla quelques paroles insensées entre deux sanglots. Je hochai la tête, mais je n’avais pas compris un traître mot.

J’étais assailli de sentiments puissants de tous types. J’avais à la fois l’impression d’être la cause de leur mort et la victime du meurtre. Celle d’avoir été abandonné et celle d’avoir été libéré.

Nous pensions que nos parents étaient éternels et il fallait se résigner à l’idée que nous avions tort.

À bien y réfléchir, jamais Thœ et Kwo ne s’étaient manifestés en personnes à nous. Iels avaient fait preuve de conscience en nous confiant un nom, un corps et la vie. Mais jamais iels n’avaient démontré être en possession d’une enveloppe physique et jamais iels ne nous avaient parlé.

Nous pensions qu’iels nous aimaient et nous chérissaient… Mais, et si, depuis le début, nous avions tort ? Et si malgré leur puissance infinie et leur forme de vie dépassant notre entendement, la conscience de Thœ et Kwo était inférieure à la nôtre ? Que nous étions seuls depuis le début et pour toujours ?

Après plusieurs nuits à nous lamenter, nos esprits endoloris se calmèrent. Ils restaient emplis d’un malaise profond, mais étaient assez clairs pour nous permettre de reprendre nos pensées en main.

Joukwo était toujours abrité dans mes bras. Cependant, iel respirait calmement et ne pleurait plus. Nos visages résignés étaient marqués par la fatigue. Mais la vie devait continuer. Sans le presser, je me relevai et jetai un regard vers mes camarades. Tamiaki était trop affligé pour me porter attention et Mœ, les yeux cernés de rouge, m’intima de rester sur mes gardes. On ne savait pas à quoi s’attendre. Le combat n’était peut-être pas terminé.

Kawoutsè, assis un peu plus loin, était pensif. Iel était parvenu à retrouver ses esprits bien plus rapidement que les autres. Iel semblait calme, mais je savais qu’iel n’eût pas abandonné la victoire si facilement. Comme nous tous, iel devait être affecté, même faiblement, par ce qui venait de se passer. Cependant, la suite des événements eût dû être décidée tôt ou tard. Lentement, iel se pencha sur le trou dans la glace et utilisa l’eau gelée pour s’humidifier le visage. Puis iel arrangea sa coupe de cheveux et fit venir Kajiki. Sans un regard pour nous, iel se rhabilla proprement et iels échangèrent quelques mots. Enfin, iel se tourna :

– Tu as gagné, m’annonça-t-iel en évitant mon regard.

– Je-… Hein ?!

Ses paroles eurent du mal à se frayer un chemin jusqu’à mon cerveau.

– Je ne me répéterai pas.

Et iel tourna les talons et progressa sans un bruit sur la glace. Sous l’emprise de l’incompréhension, je lui attrapai machinalement le bras.

– Pourquoi ? Nous n’avions pas terminé ! protestai-je. Continuons le combat, maintenant !

Iel s’arrêta et se dégagea rapidement. Je vis une veine palpiter sur son front tandis qu’iel se tournait pour me jeter un regard impatienté. Il était certain que ce dénouement ne lui plaisait pas.

– Tu ferais mieux de te taire et d’accepter cette victoire, dit-iel froidement.

– Je ne comprends pas… murmurai-je, les épaules tombantes.

– J’avoue que moi non plus, admit Joukwo. Qu’est ce qui te prend ?

– Quoi, vous voulez vraiment qu’on remette ça ? Alors qu’iel n’a aucune chance ? Même avec un handicap je l’écraserais, persifla-t-iel. Je croyais que tu voulais éviter à tout prix que ce combat ait lieu ?!

– Oui, mais ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, renchérit Joukwo en se rapprochant de son adelphe. Tu n’es pas du genre à abandonner…

Kawoutsè se passa une main sur le visage, tentant de négliger ce sentiment de rage qui bouillonnait de plus en plus fort.

– Écoute, dit-iel en détournant encore une fois le regard. Oui, j’ai envie de poursuivre le combat et je gagnerais sans l’ombre d’un doute si c’était le cas. Mais les règles étaient claires : le premier à abandonner, quitter le terrain, perdre connaissance ou disparaître perdait.

Joukwo acquiesça silencieusement.

– Eh bien, j’ai moi-même abusé des règles de ce duel pour tenter de ravir illégitimement la victoire. J’ai perdu connaissance un bref instant quand j’ai émergé de sous la glace, mais j’ai tout de même poursuivi le combat. Ce qui brise, par ma faute, l’engagement de tout le Conseil. Je n’envisage même pas la possibilité de poursuivre dans ces conditions. Ce serait déshonorant. Plus que d’admettre ma défaite.

– Mais… pourquoi l’admettre ? Si tu n’avais rien dit, personne n’aurait su que tu t’étais évanoui, exposai-je.

L’honnêteté ne faisait pas partie des qualités de Kawoutsè – s’iel en avait ! Iel avait forcément une autre idée derrière la tête.

Iel fit claquer sa langue et prit quelques instants pour répondre. Iel nous embrassa tout deux du regard.

– C’est pareil pour toi, tu sais. Personne ne peut prouver que tu ne t’es pas évanoui quand nous étions dans l’eau. Mais la victoire n’est pas ce qui m’importe pour l’instant. Je pense que, parfois, il faut simplement accepter le déroulement des choses. Nos parents ont disparu éternellement… Très bien, il faut l’accepter, rien ne sert de lutter. Il n’y a plus rien pour maîtriser les jeunes et il n’y aura plus d’apparitions. Dès lors, les enjeux de ce conflit ne sont plus les mêmes, nous devons donc repenser notre stratégie. J’ai décidé que nous allions tenter une nouvelle approche et faire des concessions. Alors ne me faites pas regretter, OK ?

Devant notre silence, iel s’en alla. Quelques pas plus loin, iel s’immobilisa de nouveau, se tourna et pointa son index dans ma direction.

– Mais ne baisse pas ta garde pour autant. Je prendrai ma revanche à la première occasion. Je n’oublierai jamais l’humiliation que tu m’as faite subir devant tous les membres de ma famille.

Kawoutsè s’entretint avec les autres conseillers. De loin, on sentit qu’iels ne prirent pas très bien sa décision. L’ambiance devint tendue. Les sathœs agitèrent les bras et élevèrent la voix à son encontre, formant un cercle d’hostilité autour d'ellui. L’un d’entre elleux, cellui avec les cheveux rouges qui siégeait tout à gauche dans la salle du Conseil, alla même jusqu’à l’agression physique. Kawoutsè reçut une bruyante claque sans broncher. Même le public s’émut de ce geste audacieux. L’autre, qui s’attendait à une contre-attaque, recula. Troublé par l’absence de réaction de Kawoutsè, il renchérit verbalement.

Étonnamment, Kajiki ne s’interposa pas. D’un côté, je comprenais qu’iel voulût laisser Kawoutsè gérer la situation, certainement à sa propre demande. De l’autre, je m’étonnai de son manque d’approbation envers ellui. Pour une fois, iel ne sembla pas appuyer ses arguments. Iel se tint passivement aux côtés des autres, plutôt que derrière son aîné.

Cellui aux cheveux rouges poursuivit la discussion agressivement. Finalement, Kawoutsè se tourna vers les deux leaders des jeunes et leur adressa quelques mots, les invitant à les rejoindre. Mœ acquiesça. Iel releva Tamiaki de force et iels s’avancèrent pour se joindre au débat.

De notre côté, Joukwo et moi étions toujours à l’écart et évaluions les événements comme s’ils ne nous concernaient plus. J’étais abasourdi et ne parvenais pas à aligner deux pensées. Mon regard se porta sur mon partenaire. Iel regardait les membres de sa famille se disputer avec une physionomie lasse. Ses yeux se portaient particulièrement sur Kawoutsè, son plus proche adelphe. Sans que je m’en fusse aperçu, iel avait saisi ma main et la tenait mollement.

Je réalisai soudain qu’en agissant pour le bien des jeunes, j’avais aussi agi pour son malheur. J’avais échoué dans ma tentative de rendre tout le monde heureux. Je pensais le venger des violences que Kawoutsè lui infligeait en gagnant ce combat, mais je m’étais trompé de méthode. Joukwo ne voulait aucun mal à son adelphe, malgré toute la maltraitance du monde. Iel était même prêt à se laisser torturer pour le bien d’autrui, c’était un pacifiste endurci, excessif même. J’avais du mal à le comprendre, mais au moins ça me paraissait clair maintenant. On lui avait fait du mal en tentant de nous entre-disparaître, nous, les deux personnes les plus chères à son cœur. Mais c’était, selon moi, la seule issue possible. Je ne voyais pas ce que j’eusse pu ou dû faire d’autre, mais j’étais tout de même convaincu de m’être trompé. Si je ne voyais pas d’autre possibilité, ce n’était pas forcément qu’elle n’existait pas, mais que j’avais l’esprit trop étroit ou que j’étais concentré sur les mauvaises choses. Comme ma rancœur envers Kawoutsè. À cause d’elle, javais ignoré les autres enjeux…

Était-iel vraiment au cœur de tout ? Était-iel aussi puissant que je l’imaginais ? Peut-être que, finalement, tout le Conseil ne se pliait pas à ses exigences et que le problème était plus complexe que ce que j’imaginais. Les dynamiques relationnelles de ce groupe d’élite m’échappaient sans doute encore…

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