16 juin - 20 heures

5 minutes de lecture

La grande salle du théâtre du Châtelet était baignée dans la pénombre. Les mille ampoules du lustre central étincelaient et la lumière baignait la scène.

La Fedorova ondulait et Michel Fokine la suivait, resplendissant de couleurs et de dorures.

La musique était enivrante et les décors chatoyants.

" Le jeune seigneur, Amoûn, est amoureux de la belle prêtresse Ta-Hor, expliquait la voix profonde du prince Sernine.

- Vont-ils s'aimer ?

- Hélas ! Ils ne s'attendent pas à rencontrer la Déesse !

- La Déesse ?"

Un danseur prenait tout l'espace, faisant oublier ses compagnons, éclipsant même Cléopâtre, la Déesse vivante.

Il tournait, avec une grâce toute aérienne. Les spectateurs étaient hypnotisés par ses entrechats. Le danseur faisait des pointes et bondissait. D'une légerété défiant la gravité. Il lévitait !

Le prince Sernine souriait, tendrement amusé, en regardant sa Gabrielle, sous le charme de l'artiste.

" Moya zvezda, voici Vaslav Nijinsky. Le Dieu de la Danse !

- Il est...incroyable !

- Il est l'esclave préféré de Cléopâtre !

- Mais... Et Ta-Hor ?"

Ta-Hor était désespérée. Chacun de ses gestes respirait la tristesse et la douleur.

Amoûn était tombé amoureux, passionnément, de la Reine Cléopâtre. Il oublait Ta-Hor et ne dansait plus que pour la Déesse Vivante.

Un drame se jouait dans ce sanctuaire égyptien, caché au coeur d'une oasis. Les esclaves et les servants du temple dansaient, Nijinsky dominait la troupe.

Toute la salle était attachée aux pas de ces merveilleux danseurs.

Ta-Hor suppliait.

La Reine versait le poison dans la coupe, sans une seule hésitation, pour l'offrir à son amant d'une nuit.

Amoûn buvait, sachant que le prix d'une nuit d'amour avec Cléopâtre était payée d'une vie.

Et Nijinski tournait et sautait.

" Mon Dieu !"

Gabrielle ne put cacher ses larmes. Le jeune seigneur, Amoûn mourut et Ta-Hor s'agenouilla, hurlant sa peine à la face des dieux.

Quant à la belle Cléopâtre, froide et toute de marbre, elle repartit dans son palais d'or et de lumière. Où on la vénérait comme la déesse qu'elle était.

Sur un dernier geste de compassion, Nijinsky revint chercher Ta-Hor pour un dernier entrechat.

La lumière s'éteignit.

La salle pleurait et les applaudissements étaient nourris.

Gabrielle se retrouva dans les bras du prince Sernine, déversant son trop-plein d'émotion.

" As-tu aimé, moya zvezda ?

- C'est tellement beau !

- Alors, je t'emmenerai voir d'autres ballets russes. Nous irons voir l'Oiseau de Feu, à l'Opéra de Paris à la fin du mois.

- L’Oiseau de feu ?

- La musique est d'Igor Stravinsky et la chorégraphie de Michel Fokine

- Ce sont les mêmes artistes qu'ici ?

- La musique que tu as entendue était de Moussorgski et de Rimski-Korsakov. Mais la chorégraphie est de Michel Fokine et le directeur est Sergueï Diaghilev. Ce sont les ballets russes !"

Gabrielle avait de très beaux yeux, ambrés, avec un soupçon de vert et de marron. Cela rappelait au prince Sernine les profondeurs de ses forêts sibériennes.

Ces yeux étaient magnifiques avec les larmes qui les faisaient encore plus étinceler.

Le prince, ému, saisit la main de sa compagne et l'embrassa avec passion.

" Ya tebya lyublyu, moya zvezda !

- Je ne parle pas russe, Alexeï, s'amusa la cocotte.

- C'est sans importance," accepta le prince.

La femme se moquait-elle ? Ou ne savait-elle pas lire les sentiments dans le regard des gens ?

Le prince se leva et lança d'une voix plus assurée :

" Et maintenant, allons dîner ! Sergueï et Vaslav ont dû encore prévoir un souper orgiaque !

- Ce sont tes amis ?

- Tous sont de mes amis ! Ne sont-ils pas russes ?

- Alexeï, Alexeï, Alexeï..."

De fait, le prince Alexeï Sernine fut accueilli en véritable ami de la famille par la troupe en coulisse. Ida Rubinstein, la Reine Cléopâtre, vint en personne l'embrasser sur les deux joues et Ta-Hor, alias Sophie Fedorova, le gronda de les dédaigner.

Le prince s'amusait grandement en esquissant quelques pas de danse avec Ta-Hor.

Gabrielle ressentit une petite pointe de jalousie en assisant à la scène.

Un homme vint s'asseoir à ses côtés, encore vêtu de ses voiles d'esclave.

" Alexeï a trop le choix, s'exclama le jeune Russe dans un français passable.

- Trop le choix ?, s'étonna Gabrielle en reconnaissant Vaslav Nijinsky.

- Deux brunes et une rousse. Quel dilemme !

- Je ne suis pas rousse !," se défendit Gabrielle.

Nijinsky rit et répondit :

" Tu as du caractère, c'est bien avec Alexeï ! Tu as tes chances ! "

Un homme un peu rond, portant moustache et haut-de-forme, intervint et tendit la main au jeune danseur :

" Vaslav ! N'ennuie pas l'amie de Alexeï ou il sera obligé de te provoquer en duel ! Tu le connais !

- Me provoquer pour une femme ?! Il serait bien idiot !

- Il l'est !"

Puis, se tournant vers Gabrielle du Plessis, l'homme s'inclina et demanda :

" La soirée vous a-t-elle plu, mademoiselle ?

- Très ! C'était magnifique ! Tellement d'émotions ! Je n'ai rien vu d'aussi merveilleux !

- « La danse doit être expressive, elle ne doit jamais dégénérer en exercices de gymnastique. Elle doit traduire l’état d’âme et les sentiments des acteurs, » a toujours répété notre ami, Michel Fokine. Elle est un art qui se doit d'être enseigné et transmis ! Pas juste un pantomine dans les cabarets !, s'exclama doctement l'homme en haut-de-forme.

- Sergueï Diaghilev a une haute image de la danse et la danse le lui doit !, annonça le prince Sernine en revenant de ses valses endiablées. Nous ne le remercierons jamais assez."

Gabrielle n'apprécia pas la main possessive posée sur l'épaule du prince par une ballerine assez dénudée. La belle Ta-Hor affichait clairement sa prise de possession.

" Les Ballets russes sont mon oeuvre, soit, retourna Diaghilev, humblement, mais il faut en remercier la troupe. Michel, Valsav, Tamar, Ida et la Pavlova évidemment !"

Nijinsky se mit à rire et murmura :

" Un bel ajout ! J'ai bien cru que la Pavlova allait t'arracher les yeux, Sergueï !"

Diaghilev prit un verre de champagne sur une table couverte de victuailles et le leva en direction d'une femme qui le foudroyait du regard, sans rien dire.

" A la Pavlova, notre danseuse étoile ! Son tour viendra dans l'Oiseau de Feu !"

On applaudit la danseuse qui retrouva un rictus de sourire.

Sergueï Diaghilev continua de raconter à Gabrielle du Plessis l'aventure passionnante des Ballets russes. Célèbre compagnie d'opéra et de ballet qu'il avait créée en 1907, avec des danseuses et des danseurs du théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg. L'idée la plus brillante fut d'organiser des tournées internationales dans le but de faire découvrir la danse au monde entier.

Ce qui avait été largement critiqué et moqué au départ était devenu un succès sans précédent. On venait de loin et on venait nombreux assister aux Ballets russes.

En Italie, en Suisse, aux Etats-Unis, en France, en Autriche, en Amérique du Sud, on adorait la danse moderne et novatrice de Nijinsky et Fokine, les ballerines étaient adulées. Anna Pavlova comptait des centaines d'admirateurs de par le monde.

Les Ballets russes changeaient la vision de la danse à jamais.

Aujourd'hui, Gabrielle du Plessis était à son tour conquise.

Néanmoins, la cocotte se redressa et d'un geste possessif, elle saisit la main du prince Sernine.

" Tu me fais danser, moy dorogoy ?

- Avec plaisir, moya zvezda."

Oubliée, la prêtresse Ta-Hor ! Le prince suivit son amie.

Vaslav Nijinsky rit en s'exclamant :

" Je ne savais que nous avions une nouvelle répétition ce soir. N'est-ce pas Ta-Hor ?

- La paix, Vaslav !," claqua la jeune femme.

La Déesse rousse tenait fermement son prince entre ses bras et ses yeux jetaient des éclairs à toutes les danseuses présentes...

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