Quand une cocotte déclenche un combat de coqs
Sous l'immense verrière agrémentée de vitraux qui ornait la salle de réception, Gabrielle déambulait lentement. Un peu perdue devant la magnificence, elle levait les yeux sur les lustres de cristal. Elle s'approcha de la fontaine de marbre trônant au centre. Tant de luxe l'étourdissait.
Elle en oubliait son impatience.
S'asseyant sur le rebord de la fontaine, elle laissa glisser sa main dans l'eau glacée de la fontaine. Une fontaine de marbre dans un restaurant ?
L'eau scintillait et réfléchissait les mille cristaux des lustres.
Là, dehors, si près, le peuple grondait dans une impression de fin du monde. Ici, on buvait, on mangeait, on dépensait des fortunes au billard...
Gabrielle attendait son Russe de compagnon. Empressé et attentionné, le prince Sernine l'avait laissée le temps d'organiser leur soirée.
Ne savait-il pas, cet homme, que la seule chose que voulait Gabrielle, c'était sa présence ?
Alexeï Sernine était imbu de sa personne, sûr de lui et de son autorité, il avançait dans la vie bravement et sans aucune crainte...et cependant, face à une seule femme, il semblait craindre de la décevoir. Tout devait être parfait, des plats commandés à la musique tzigane qu'ils devaient entendre.
Rien que le lieu suffisait à éblouir notre petite cocotte française !
Le restaurant Métropole, ouvert depuis seulement cinq ans, était d'un raffinement incroyable. Situé à deux pas de la perspective Nevski, dans ce Saint-Petersbourg de roman, il attirait les grands écrivains et les penseurs...
Prestigieux, il attirait aussi Grigori Raspoutine et des membres de la haute société russe.
On trouvait même des ascenseurs pour éviter de prendre le grand escalier d'honneur...
Gabrielle se lassait d'attendre son prince, lorsqu'une voix masculine attira son attention.
Un inconnu se penchait vers elle en souriant et lui parlait russe.
Gabrielle allait le chasser d'un simple geste, lorsqu'elle aperçut la silhouette de Sernine dans le lointain. Fatiguée des retards de son prince, la femme se redressa et offrit son plus beau sourire à l'importun.
" Je ne comprends pas, monsieur, murmura-t-elle en jouant adorablement de ses cils.
- Ho ! Vous êtes française !, s'extasia-t-il. Nous sommes plusieurs à nous amuser dans notre salon privé. Si vous voulez vous joindre à nous, vous passerez une excellente soirée."
Gabrielle savoura à sa juste valeur le visage surpris de son prince. L’homme s’était arrêté à quelques pas et contemplait la scène sans réagir.
Gabrielle se releva et tendit sa main à baiser, l’inconnu, heureux de l’aubaine, la saisit pour l’embrasser à pleine moustache.
Un soudain raclement de gorge les firent sursauter.
“ Général Epantchine ?! Puis-je avoir un mot ?, demanda fermement le prince Sernine.
- Ha prince ! Vous êtes rentré de votre Paris ?! Quelle merveilleuse nouvelle !”
Le malheureux général ne comprenait pas le regard noir du prince, il vint le serrer dans ses bras et l’attira à lui.
“ Votre Altesse, nous avons un dîner entre amis. Que diriez-vous de nous y rejoindre ? J’invitais également cette charmante inconnue désoeuvrée.”
Le sourire de Sernine réapparut, mais il était très ironique. Il fit lever un sourcil de Gabrielle, elle n’en comprenait pas le sens.
“ Quels amis sont présents ?
- Vous les connaissez tous ! Vronski, Raskholnikov, Ivolguine, Ferdychtchenko et j’en passe. Et le jeune prince Mychkine. Que du beau monde !
- Je vais peut-être me laisser tenter en effet. Si mademoiselle veut bien me faire l’honneur ?”
Gabrielle se rapprocha et s’apprêta à saisir le bras tendu de son compagnon, mais le prince se retrouva bousculé par un général Epantchine empressé.
“ J’étais le premier, prince. Je suis désolé. Il y a Nastassia Filippovna de présente, si vous le souhaitez.”
Gabrielle fut atterrée de voir le prince se laisser ainsi dominer. Le général, vieux et laid, saisit son bras et l’entraîna au loin, sous les lambris et les dorures jusqu'à un salon rempli d’hommes, parfaitement avinés. Des souvenirs du One Two Two revenaient à Gabrielle.
On l’applaudit à son entrée et Gabrielle comprit le sens du sourire amusé de Sernine. Elle était bien dans une annexe du One-Two-Two.
“ On la joue au billard ?, hurla l’un d’eux.
- Non, non. Ce n’est pas juste, Afanassi ! Vous êtes le meilleur au billard !
- Justement Gania, justement !”
On rit, on applaudit encore plus fort, le champagne coulait à flot et Gabrielle ne savait plus où se mettre.
L’un d’eux vint la toiser et lui souffla son air vicié au visage.
“ J’ai eu la Belle Otéro et Liane de Pougy. Je la veux bien, moi. Combien elle coûte ?”
Cette fois, Gabrielle trembla, mais un homme s’interposa simplement :
“ Le premier qui la touche devra me répondre sur le pré, demain.”
On soupira de dépit.
“ Dommage la belle. Tu aurais été la nouvelle égérie de Paris grâce à moi, sourit tristement le général Epantchine.
- Merci, monsieur.”
Sortie du salon privé, Gabrielle se jeta dans les bras d’Alexei Sernine.
“ Tu…tu…
- Tu m’as sauvée, merci Aliochka, compléta le prince.
- Tu es un goujat ! Mais merci quand même.”
Le rire du prince Sernine résonna dans la vaste salle du restaurant, tandis qu'il amenait son adorée jusqu'à leur table, somptueusement préparée.
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