" Maman, j'ai peur !"

Une toute petite voix et des yeux embués de larmes. Cela serrait le coeur de la cocotte.

" Allons Karlouchka !, s'exclama le prince. Tu ne risques rien !

- Mais ça va me pincer !"

Hélène, plus téméraire, s'approcha résolument du cygne et lui jeta son petit coeur de laitue. L'animal souffla et daigna picorer le légume tombé sur le sol.

" Tu vois Karlouchka ?, murmura Alexei Sernine. C'est un gros oiseau. Il souffle, il bat des ailes, il n'est pas content de nous voir, mais tu peux l'amadouer avec de la salade.

- Il aime la salade ? Moi, je n'aime pas la salade. Je préfère les pommes de terre. Surtout les pommes de terre que nous faisait Victoire. Tu te souviens, Hélène ?"

La petite fille attendait avec sa mère l'arrivée de la barque pour partir se promener sur le canal. Elle haussa les épaules.

" De toute façon, tu n'aimes pas les légumes, Charles, alors que le cygne oui. Donne-lui !, rétorqua Hélène.

- Mais j'ai peur, moi !"

Gabrielle du Plessis allait intervenir pour sauver son fils de la déconvenue, mais le prince fut plus rapide. Il saisit Charles dans ses bras et l'approcha doucement de l'animal en colère.

Le cygne claquait des ailes, arquait son cou et soufflait, soufflait.

Charles cacha son petit visage dans le cou du prince, il l'entendit parler en russe au cygne. Ce dernier se calma.

Alexei Sernine dit doucement :

" Regarde Karlouchka, il aime ta salade.

- Vrai ?"

De fait, le cygne mangeait et l'enfant fut soulagé.

" Comment tu as fait ?

- Je lui ai expliqué."

Charles leva de grands yeux étonnés.

" Tu lui as expliqué ? Qu'est-ce que tu lui as expliqué ?

- C'est un secret, Karlouchka.

- Hoooo. Dis-moi !"

Le prince dévoila tout dans l'oreille du petit garçon qui sauta à terre pour rejoindre sa mère et sa soeur.

" Le prince parle le cygne ! Hélène ! Maman ! Il sait parler au cygne !

- Vraiment ?, s'amusa Gabrielle. Et que lui a-t-il dit ?

- Qu'il avait intérêt à manger ma salade ou il faisait du pâté de cygne !

- Et le cygne a compris ?

- Oui ! Regardez !"

De fait, le cygne mangeait et ses congénères s'approchaient de lui en se dandinant.

" Un vrai diplomate que notre Aliochka !, se moqua tendrement la cocotte. Il sait parler au cygne !"

Alexei Sernine vint embrasser la main de sa compagne tandis que la barque approchait enfin.

Nous étions sur l'ïle Elaguine, encore interdite au peuple russe en 1910. Une île destinée aux promenades de la famille impériale, avec ses canaux, ses ponts et ses étangs, ses grottes et ses belvédères, avec ses cygnes et ses canards.

Une belle île ombragée au-milieu d'une ville surpeuplée, Petersbourg se mourait de chaud au soleil d'août...

Alexei Sernine y emmenait sa belle et ses enfants pour un pique-nique en pleine verdure, un privilège impérial.

Le soir, le prince avait prévu une soirée privée au Mytninskiye Bani, le plus ancien bain chaud de la ville, chauffé par un four à bois. Un sauna russe au feu de bois de bouleau avec un parilka (hammam) d'une humidité de 70 à 80 % pour une température moyenne de 80 à 100 °C.

La température des pierres dans le poêle était supérieure à 400°C. On trouvait même un bassin profond dans cet établissement ouvert depuis les années 1890.

Il espérait passer un peu de temps encore avec sa famille...

Le temps passait si vite et tout n'était qu'une illusion.