3 août - 20 heures
Gabrielle du Plessis ne reconnaissait plus les jours ni les nuits. Ses enfants étaient heureux, ils apprenaient le russe et les mathématiques, ils connaissaient l'histoire des Tsars et étudiaient les différents animaux de Sibérie.
La journée, Gabrielle était une mère modèle, pour la première fois de sa vie. Elle passait du temps avec eux, elle les découvrait réellement. Charles était si semblable à M. Lenormand, si fort et si doux, il s'intéressait à l'histoire et regrettait Etretat et la mer... Hélène était plus difficile à cerner, elle ne parlait pas beaucoup et ne semblait trouver d'intérêt que dans les vêtements et les bijoux, le prince la gâtait et Hélène se transformait peu à peu en vraie princesse russe...
Au-milieu de tout ça, Gabrielle du Plessis se tenait du mieux qu'elle pouvait. Il fallait garder l'esprit sûr et libre. Bientôt, elle retrouverait Paris et le One-Two-Two. Les larmes menaçaient et le sourire était contraint.
Ce n'était qu'une jolie parenthèse dans une vie de cocotte.
Demain, elle reprendrait ses relations, elle visiterait le lit des uns et des autres... La force d'Etienne de Vaudreix, la douceur de Florian d'Andrézy, la générosité de Luis Perenna, la tendresse d'Arsène Lenormand, l'ironie de Jim Barnett, sans compter l'amitié de M. de Massiban...
Oui, la Russie était une belle parenthèse, tout comme les Alpes avec Etienne ou l'Italie avec Alexei le furent.
Cette journée avait été si merveilleuse. La soirée promettait de l'être aussi.
Un simple message déposé à son nom à l'hôtel avait piqué la curiosité de la femme. Gabrielle y vit la touche du prince, sachant jouer avec le mystère. Elle revêtit sa plus belle robe et mit tous ses bijoux.
Elle avait rendez-vous au restaurant Palkine, au coin de la pespective Nevski.
Un fiacre vint la chercher et elle disparut.
A mille lieues de réaliser ce qui allait se passer.
La parenthèse devait se clore plus vite que prévu.
Gabrielle du Plessis apparut au restaurant, couverte de ses bijoux et de ses soieries.
Et elle déchanta.
Ce ne fut pas le prince Sernine qui l'accueillit mais le général Epantchine. Lorsqu'elle voulut fuir, on lui ferma la porte au nez. Et Gabrielle eut très peur.
Le général Epantchine leva les mains pour la calmer et lui désigna la place prête à l'accueillir à sa table juste en face de lui.
" Je gage qu'il faudra une heure au prince pour nous débusquer, nous avons le temps de prendre les hors d'oeuvres."
Le général claqua des doigts et Gabrielle se laissa tomber sur la chaise, abasourdie.
" Mais...je ne comprends pas... Je ne suis pas...
- Ma chère, n'allez pas dire de bêtises. Vous n'êtes pas libre, je sais, et vous n'êtes pas bon marché, je le vois."
Le rouge monta au front de la cocotte qui se redressa, fâchée. Elle sidéra le général et le charma d'autant plus.
" Je ne vous permets pas, monsieur !
- Appelez-moi Ivan et écoutez-moi, charmante tête de mule que vous êtes."
Des insultes très parisiennes faillirent quitter la jolie bouche de Gabrielle, mais elle sut se taire. Elle ne préférait pas penser à ce qu'allait penser Alexei.
" Vous avez bien quarante ans, très chère. Ne vous récriez pas ! Vos mains et vos yeux parlent pour vous !
- Je vous somme de me laisser partir, monsieur !
- Vous êtes une magnifique femme, mademoiselle du Plessis, et je tiens à vous avoir.
- Pardon ?
- Voyez-vous, je suis un collectionneur. Il y a des collectionneurs de tableaux, d'autres de sculptures, ou de bijoux. Moi, je collectionne les femmes. Mais attention ! Pas n'importe quelle femme ! Je collectionne les femmes de qualité, les courtisanes ! J'ai déjà plusieurs beautés dans ma collection, j'en possède des trésors uniques qu'elles m'ont offert de bonne grâce.
- Des trésors ?
- Je possède un bas de la Belle Otero, une mèche de cheveux de Liane de Pougy... J'en passe et d'autres.
- Je ne suis pas si importante, monsieur. Je ne suis pas un "objet de collection". Au revoir !"
Gabrielle se leva, cuirassée d'indignation. Le général la contemplait, souriant et content d'avoir rencontré un tel trophée à remporter.
" Il ne nous reste plus si longtemps, mademoiselle. Buvez et mangez. Après, je vais devoir m'enfuir en lâche si je ne veux pas mourir sous la lame du prince Sernine.
- Alors partez, monsieur. Personne ne vous retient ici," jeta Gabrielle, mordante.
Le général sourit et appela un serveur. Ce dernier lui apporta une mallette. Le général la déposa devant Gabrielle et l'ouvrit.
Plusieurs bijoux apparurent, étincelant de diamants et d'émeraudes. Gabrielle en resta éblouie.
" Mon prix, je suppose, fit-elle, mauvaise. Vous pouvez le garder, je n'irai pas avec vous.
- Charmante idiote. C'est pour vous.
- Je-n-irai-pas-avec-vous, est-ce clair ?
- C'est une récompense pour votre beauté et votre esprit. Choisissez et je m'éclipse.
- Pourquoi ?
- Vous allez rentrer à Paris, Gabrielle, et là vous allez voir que ce petit voyage à Petersbourg va changer votre vie à tout jamais.
- Vous êtes étrange, monsieur. Je ne vois rien de changé.
- Vous êtes si naïve malgré vos années. Toutes les courtisanes ont commencé leur carrière en venant en Russie. Vous venez de commencer la vôtre !"
Là, Gabrielle se mit à rire, elle regarda le Russe assis tranquillement à table, lui offrant son lit et une fortune en bijoux.
" J'ai déjà une carrière, monsieur, j'ai quarante ans en effet, comme vous avez l'amabilité de me le répéter. Quarante ans, des rides au coin des yeux et des cheveux blancs.
- Non, vous allez remplacer Liane de Pougy, notre reine tristement mariée à ce godelureau de prince Ghika. Vous allez enfin vivre dignement et richement, vous verrez.
- Je ne comprends rien à ce que vous dites, mais je vous remercie, monsieur. Vous me promettez un bel avenir !"
Le général consulta sa montre, se leva et, nonchalamment, abandonna la mallette sur la table.
Par acquis de conscience, Gabrielle l'arrêta.
" Monsieur, je ne peux pas accepter ! C'est trop généreux !"
Le général saisit la main de la cocotte sans lui demander l'autorisation et l'embrassa.
" Ravissante et délicate. Choisissez !
- Je ne peux pas !
- Alors prenez les tous, krasivaya [la belle] ! Liane de Pougy m'a déjà joué cette comédie. "
Gabrielle allait se récrier, lorsque des cris et des bruits de bousculade résonnèrent dans le hall du restaurant. Le général grimaça :
"Quel diable d'homme ! Il ne m'a même pas laissé une heure avec vous !
- Et vos bijoux ?"
Le général s'empressa de partir, il jeta dans le lointain :
" C'est une mise pour l'avenir ! J'ai hâte de les voir sur vous à Paris !"
Et la pièce se refroidit.
Alexei Sernine apparut, la colère au front et l'arme au poing.
Il vit Gabrielle et la salle vide. Il ne dit rien mais vint saisir la femme par la taille. Il l'embrassa passionnément.
" On rentre à Paris, je vois," fit-il amèrement en apercevant les bijoux éparpillés sur la table.
La parenthèse était belle et bien terminée.
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