Erwan et la Marie Morgane

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C'était un jour de tempête. De ceux à rester chez soi, emmitouflé dans une couverture, à écouter le vent mugir au dehors.

Pourtant, ce matin là, lorsqu'Erwan s'éveilla au son des bourrasques, il s'imagina déjà au coeur des intempéries. Depuis toujours, les temps gris et maussades le fascinaient. Et si le vent et la pluie s'invitaient à la fête, c'était encore mieux !

Le garçon sauta de son lit et courut se planter devant la fenêtre. Les filets d'eau sur la vitre achevèrent de le sortir du sommeil. Le liquide traçait d'étranges arabesques sur le verre. Hypnotisé, Erwan s'abîma dans la contemplation de ce spectacle.

Dans ses yeux brillait la magie. De celle à s'émerveiller des choses simples, comme tout enfant de son âge.

Erwan avait dix ans aujourd'hui. Il n'aurait pu rêver plus belle journée pour son anniversaire. Afin de profiter de la tempête, il décida de sortir. Il n'avait pas de temps à perdre, aussi s'habilla-t-il en urgence. Vêtu de ses bottes en caoutchouc et de son ciré jaune, il dévala à toute allure l'escalier, avant de s'emparer de son sac à dos noir. Il ne sortait jamais sans celui-ci.

Ses parents tentèrent de le dissuader d'aller dehors, mais Erwan ne les écouta pas et s'engouffra prestement dans le tumulte extérieur. Aussitôt, le vent siffla à ses oreilles ; la pluie crépita sur son vêtement de pluie. Il rabattit sa capuche sur son visage. Il était aux anges.

Il faisait très sombre en l'absence du soleil. Une atmosphère irréelle courait sur la lande. La mer l'appelait, à quelques centaines de mètres de sa maison.

Le garçon se dirigea vers la côte d'un bon pas, malgré la tourmente. Les éléments se déchainaient pour freiner son avancée, mais Erwan exultait. Son combat contre les éléments lui procurait un sentiment de liberté. Seul face à la fureur de Mère Nature, il progressait lentement. Les vents tourbillonnants, parfois le poussaient en avant, parfois en arrière, mais jamais il ne se plaignait. Au contraire, cela ne faisait que renforcer sa détermination à atteindre son objectif.

Alors qu'il approchait des rivages rocailleux, l'imagination d'Erwan vagabonda. Il se mit à rêver d'une rencontre avec un Korrigan [1] ou un Skoul [2]. Les mythes et légendes de sa région nourrissaient son imaginaire fertile depuis son plus jeune âge. Il aimait écouter les histoires que sa grand-mère maternelle lui racontait les soirs d'hiver au coin du feu. Il s'installait toujours près de la cheminée et buvait chacune de ses paroles les yeux brillants d'excitation. Il était souvent question de gens naïfs et imprudents qui tombaient dans les pièges tendus par toutes sortes de créatures, plus terrifiantes les unes que les autres...

À l'évocation de ces souvenirs, un mince sourire se forma sur ses lèvres.

La côte se profilait non loin. Plus que quelques pas et il pourrait observer les vagues s'échouer sur les rochers escarpés. Il ne se lassait jamais du son de la mer en furie, se fracassant sur le rivage.

Son arrivée fut marquée par un durcissement de la tempête. Les rafales de vent, plus soutenues, manquaient presque de le faire décoller. Heureusement, le poids de son sac à dos lui permettait de garder les pieds sur terre.

Lorsqu'il se présenta le long du rebord, il observa longuement les flots déchaînés. Ivre de sensations fortes, il s'imagina à la barre d'un bateau ballotté par les déferlantes, luttant contre la colère des éléments. Petit être insignifiant face à la nature toute puissante.

Erwan commença à longer la côte à pas mesurés. Si son attrait pour l'océan lui dictait de s'approcher davantage, une voix intérieure lui soufflait la prudence.

Il ne sut pas combien de temps dura son errance. Tout cela n'avait pas d'importance. Seul le voyage comptait. Et les éventuelles rencontres sur le chemin, pour qui sait écouter.

Car il est des rencontres que l'on n'oublie pas, et celle qu'allait faire le garçon changerait sa vie à jamais...

Au début, il n'entendit pas le chant. Il le perçut seulement lorsqu'il arriva aux abords d'une caverne en contrebas. C'était un fredonnement, porté par les vents. La voix, aérienne, envoûtante, parvint aux oreilles d'Erwan en une douce mélodie. Il ne tarda pas à en deviner l'origine : la grotte à flanc de rochers. La descente pour y entrer promettait d'être périlleuse, mais l'envie de découvrir qui se cachait derrière cet appel était la plus forte.

Le garçon jaugea la distance le séparant de l'entrée, avant de s'aventurer parmi les écueils. Ses bottes glissaient sur la pierre humide et il devait régulièrement s'agripper à la paroi pour ne pas être emporter par les bourrasques. Il attendait alors une accalmie, avant de continuer sa progression.

À force de patience, il parvint enfin à l'entrée du passage. Le vent s'insinuait dans la caverne en produisant de curieux sifflements. La mélopée s'était tue ; pour autant, le garçon sentait une présence à l'intérieur. Poussé par une curiosité mêlée de crainte, il s'enfonça dans l'obscurité du renfoncement. L'endroit, peu profond, s'avérait pourtant spacieux. Assez, pour y tenir à plusieurs, remarqua Erwan, qui s'habituait peu à peu à la pénombre.

À cet instant, il distingua une silhouette, prostrée au plus profond de la noirceur. Elle restait silencieuse, mais Erwan percevait sa respiration saccadée. Pour briser ce pesant mutisme, la voix juvénile du garçon s'éleva soudain :

" Je te vois."

Un soupir de soulagement résonna en réponse, puis, les mots d'une femme apeurée:

" Merci, mon dieu ! Un enfant ! J'ai eu si peur ! Mon bateau s'est fracassé sur les rochers et j'ai réussi à me réfugier dans cette grotte. Je suis blessée à la jambe. Tu dois aller chercher de l'aide, je t'en prie."

Erwan l'observa un long moment sans rien dire, avant de déclarer :

"Je t'ai entendue chanter."

La femme marqua une pause avant de répondre, d'une voix tremblante :

"Oui. Je ne savais plus quoi faire. J'ai appelé à l'aide, mais personne n'est venu. J'ai cru perdre l'esprit. Alors, j'ai fredonné une chanson. Il n'y a que ça pour me calmer..."

Le garçon restait immobile, à contempler la jeune femme. Elle était jolie avec ses longs cheveux bruns et son visage piqueté de taches de son. Sa tenue de plongée laissait voir sa peau pâle, là où le tissu s'était déchiré. De sa jambe droite s'échappait un liquide rouge sombre. Du sang, devina Erwan.

" Qu'est-ce que tu attends ? Va chercher de l'aide ! Je me vide de mon sang !

— Non, répondit Erwan. Je sais ce que tu es. Dès que j'aurai le dos tourné, tu vas te jeter sur moi et m'emporter dans les profondeurs !

— Quoi ?! Qu'est-ce que tu racontes ?"

À présent, le garçon fouillait dans son sac à dos. Avec un sourire satisfait, il en sortit un objet que la femme ne distingua pas dans la pénombre. Il s'avança ensuite vers elle, et traversa les ombres, un lourd marteau à la main.

Avec rage, il leva son outil au dessus de sa tête et l'abattit avec force sur la jeune fille. Elle leva ses bras pour se protéger, mais la puissance du coup lui brisa les doigts de la main droite. Un cri de douleur s'échappa de ses lèvres, mais déjà un second coup se dirigeait vers sa tempe. Un craquement sinistre retentit et la fille s'écroula, sonnée.

Erwan craignit de l'avoir tuée, mais il constata avec soulagement qu'elle respirait encore. Pour la suite, il devait s'assurer qu'elle ne bougerait pas. Dans ce but, il sortit une corde de son sac et noua les jambes et les mains de la fille. Son père, marin de métier, lui avait enseigné l'art de faire des noeuds complexes.

Sa tâche terminée, l'enfant regarda son oeuvre, satisfait. Il remercia mentalement son géniteur pour ses précieuses leçons. Maintenant qu'il était au calme, il observa sa prise avec attention. Toutes ces sorties au coeur de la tempête avec ce lourd sac sur le dos portaient enfin leurs fruits. Il n'arrivait pas à croire qu'il avait sous les yeux une Marie Morgane ! Ces créatures, semblables aux sirènes, piègeaient les marins pour les entraîner au fond de l'océan et les dévorer. Dans les contes et légendes, les personnages se laissaient berner comme des idiots. Mais pas cette fois ! Erwan allait y veiller.

Il s'empara d'une grande pince en métal rouillé qu'il avait emprunté dans l'atelier de son père. Le poids de l'outil était conséquent, mais il s'était souvent entraîné à le manier en vue de ce qui allait suivre.

Lentement, il s'approcha de la jeune femme et approcha la pince vers sa bouche. D'une main tremblante, il écarta la machoire pour révéler sa dentition. Il s'attendait à trouver des crocs faits pour lacérer la chair ; à la place il vit des dents ordinaires. Les contes mentaient sur ce point, sûrement pour enjoliver la vérité et faire peur aux enfants...

Malgré sa déception, Erwan agrippa avec sa pince une canine. Il n'hésita qu'un instant, avant de tirer sur la dent, qui s'arracha avec un craquement sonore. Une fontaine de sang jaillit de la gencive à vif, en même temps qu'un cri déchirant. La douleur avait réveillé la Marie Morgane et elle se débattait de toutes ses forces.

Le garçon pesta. Il allait devoir l'assommer à nouveau pour terminer sa sinistre besogne. Il empoigna le marteau, posé à ses pieds et donna un grand coup dans la tête de la fille. Deux dents supplémentaires quittèrent sa mâchoire fracassée. Son visage heurta la paroi dans un bruit sourd. Elle était évanouie. Encore.

Deux de moins à arracher, pensa l'enfant, avant de se remettre à la tâche.

Une à une, il retira toute la dentition de la créature. Un flot de sang se répandit sur son ciré et ses bottes durant tout le temps que dura l'opération. Lorsqu'il eut terminé, il plaça ses trophées dans sa poche. Ça fera un super collier !

À l'école, sa maîtresse le qualifiait de méticuleux. C'est vrai qu'il aimait le travail bien fait. Il était satisfait de ce qu'il venait d'accomplir, pourtant, il sentait qu'il manquait une dernière touche à son oeuvre.

Il lui fallut plusieurs secondes avant de trouver. Pour que ce soit parfait, il devait briser la main gauche de la jeune femme. Question de symétrie. Pour la troisième fois, il prit le marteau. Les os des doigts se brisèrent au troisième coup.

Enfin satisfait, il contempla une dernière fois le monstre. Il ne mangerait plus personne désormais. Et il devrait vivre pour toujours avec une bouche aussi édentée que celle de sa grand-mère. Erwan avait accompli une bonne action aujourd'hui, la meilleure de toute son existence.

Une immense fierté s'empara de lui. À cet instant il sut qu'il aurait d'autres occasions de faire le bien autour de lui. Bien d'autres...

La fille respirait toujours. Tant mieux, il n'était pas un assassin. Il oeuvrait pour la justice, à sa manière.

Il lança un ultime regard à la Marie morgane et sortit de la grotte.

Dehors, la tempête faisait toujours rage. Le temps de remonter sur le rivage, la pluie avait presque nettoyé le sang sur ses bottes et son ciré.

Lorqu'il reprit le chemin de sa maison, un détail l'interpella. Cette Marie Morgane n'avait pas de queue de poisson à la place des jambes comme dans les légendes. Erwan haussa les épaules. Encore un mensonge pour rendre ces histoires plus attractives. Bien vite, il n'y pensa plus et la seule idée qu'il gardait en tête, c'était que vraiment, il n'aurait pas pu rêver plus belle journée pour son anniversaire...

[1] Lutin des légendes bretonnes.

[2] Effroyable entité du folklore breton. Se nourrit de l'énergie vitale.

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